Le chant des Nornes
Ferme les yeux, futur roi,
Laisse le Wyrd guider tes pas,
Ferme les yeux, futur roi,
Laisse les dieux chuchoter ton trépas,
Ferme les yeux, futur roi,
Regarde. Observe. Vois.
Toi, Ô tigre puissant,
Fils d’Alpha, omniscient,
À jamais sauveur de notre temps.
1
Un pas après l’autre
Près de Lakoutsk, République de Sakha, Russie
Anastasia
Un poney en plastique dans chaque main, je marchais en rond, faisant hennir mes jouets dans un chuchotement.
Sois discrète, Ana. Le silence est la vie, me répétaient papa et maman.
Le silence, je maîtrisais. J’obéissais sans poser de questions, car je connaissais déjà les réponses. Ma famille ne m’avait jamais rien caché. J’étais une grande maintenant.
— Pataclac, pataclac, chantonnai-je tout bas en agitant mes meilleurs amis, imitant le bruit de leurs sabots au galop.
Je rêvais de voir en vrai un beau cheval, ou une licorne, et pourquoi pas de monter sur son dos. Peut-être qu’il aurait huit jambes, comme Sleipnir, celui d’Odin. Ça serait magique.
Ma minuscule chambre en dessous de la maison était souvent plongée dans le noir. Les ombres ne m’effrayaient pas. Je vivais avec. J’entendais mes parents et mon frère Grisha marcher ou discuter au rez-de-chaussée. Ça me rassurait.
Une unique lucarne laissait passer la lumière durant quelques heures, le matin. Je m’installais dans le rond doré sur le sol froid à chacun de mes réveils, fermais les yeux et m’imaginais dehors. Cet endroit que je n’avais encore jamais découvert.
Dehors.
Six lettres qui m’émerveillaient.
Maman disait que dans le futur, je pourrais sortir, mais papa faisait la moue à chaque fois. Je ne savais donc pas quand j’aurais le droit de quitter ma chambre.
— Il faut faire dodo maintenant, annonçai-je à mes amis.
J’embrassai l’un sur le bout du nez.
— Hugin, sois sage.
Puis l’autre.
— Munin[1], tu dois bien te cacher, sinon les trolls t’emmèneront pour te dévorer.
Je mis le premier sur ma table de nuit avec un mouchoir dessus, puis le second sous mon lit ; loin, loin, loin, dans l’obscurité.
Comme moi.
Il ne pouvait pas vivre dans la lumière.
J’avais choisi de les appeler de la même façon que les corbeaux d’Odin, ça me réconfortait. Peut-être que notre plus puissant Dieu veillait sur moi grâce à ça.
J’attrapai ma brosse, m’assis en tailleur sur mon matelas puis démêlai mes cheveux avec soin. Maman voulait les couper. Papa refusait. Moi, j’adorais les avoir aussi longs et dorés. J’étais comme une princesse enfermée dans sa tour.
Comme Raiponce[2].
Papa me faisait la leçon tous les jours. Il aimait beaucoup me parler de nos dieux entre l’écriture et les maths, les cours d’anglais et d’histoire. Mais ce que je préférais, c’était quand Grisha venait en cachette pour me lire des contes.
Le verrou de la trappe grinça. Mon cœur battit fort. Je relevai le nez pour voir qui descendait à cette heure inhabituelle. D’abord une lueur, puis ma famille et une jolie chanson.
— Joyeux anniversaire, Ana, joyeux anniversaire, Ana !
Leurs trois voix me firent plein de chatouilles dans le ventre. Ils venaient rarement ensemble. J’avais oublié qu’aujourd’hui était la fête de ma naissance. Je tapai des mains et sautai sur mon lit en voyant ce que portait papa.
— Un gâteau ! m’écriai-je avant de me reprendre et d’ajouter tout bas : j’en veux un énorme bout !
— Si je t’en laisse, rit mon frère en se léchant les lèvres de gourmandise.
— T’as intérêt !
— T’as été sage ?
— Je suis toujours sage, moi. Pas comme toi.
Je lui tirai la langue et son sourire coquin me fit rigoler. Je savais qu’il n’allait pas tout manger, il m’aimait trop. La malice brillait dans ses iris si bleus.
— Ma poupée, tu as six ans aujourd’hui, on doit fêter cela, murmura maman en m’enlaçant.
Ses mèches d’or toutes douces caressèrent mon visage quand elle se pencha. Ses lèvres embrassèrent mon crâne tandis que papa découpait la belle pâtisserie sous le regard brillant de Grisha.
J’observai avec envie le sceau Volkaïr incrusté dans la peau de sa nuque : le tricorne d’Odin en palladium[3]. Le même que papa et maman. Ce morceau de métal symbolisait le passage à l’âge adulte. Tout métamorphe tigre devait subir cette difficile épreuve pour le recevoir à ses treize ans. Moi, je ne pourrais jamais le faire. Car je n’avais pas droit de vie.
Je n’eus pas le temps de rester triste. Grisha tapa des mains avec joie.
— Vo at hsypa, kiuaoz yppewastyesa, ny tiaos djäsea[4] ! s’exclama-t-il, heureux.
— Grisha, non ! En russe, s’il te plaît, le gronda maman.
Il baissa le nez, honteux.
— Pardon.
— C’est rien, mais tu sais que ta sœur va devoir se fondre dans la société humaine quand elle sera plus vieille. Lui parler en langage ancien ne l’aide en rien.
Elle caressa la joue de mon frère tendrement puis ajouta :
— Ce soir, Ana, exceptionnellement, tu auras le droit de regarder un dessin animé. On sera tous les trois avec toi sous l’œil bienveillant de nos dieux.
J’étais si heureuse que j’avais envie de pleurer.
— Prions ensemble, annonça papa. En anglais. Ana, nous t’écoutons.
Excitée, je me redressai avec fierté puis me lançai :
— Que notre colère soit libérée, sur nos ennemis apeurés. Hardi soit notre Marteau, aussi dur que notre volonté.
Les voix de mon frère, de ma mère et de mon père se joignirent à la mienne pour terminer :
— Contre nos adversaires brisés, défaits et humiliés, puisse Thor nous protéger, et à la victoire nous mener.
Nos rires s’élevèrent dans ma petite chambre pleine de joie à présent. On plaisantait, se taquinait, jouait aux devinettes. Papa m’offrit un cadeau si beau que j’eus envie de crier mon bonheur ; un bijou créé de sa main, un pendentif en forme de tricorne.
— Il représente la sagesse comme tu le sais, m’expliqua-t-il avec tendresse. Nous l’avons façonné ensemble avec Grisha. Maman l’a béni. Ainsi, nous serons toujours près de ton cœur.
Il posa la paume sur mon bras et murmura :
— Tes racines à jamais.
Dans notre Royaume, papa était un grand bijoutier, reconnu pour son talent. Maman disait que les gens les plus riches venaient au marché de Lakoutsk afin de lui commander des pièces uniques. J’étais fière de porter une de ses créations, d’autant plus si Grisha, encore en apprentissage, avait participé.
Mon frère rêvait de devenir un soldat de la Garde Royale. Il s’entraînait dur pour cela. Mais nos parents ne voulaient pas. C’était trop risqué selon eux.
Je ne perdis pas de temps et le passai autour de mon cou, excitée comme une puce. Puis je les embrassai avec amour. Papa commença à couper le gâteau sous nos regards gourmands, impatients. Mais soudain, il se figea, le couteau à la main. Son expression devint sérieuse. Son tigre illumina ses yeux de nuances orangées.
Un bruit de moteur.
Des pas au loin.
Puis des coups violents contre la porte d’entrée.
— Au nom de l’Alpha Suprême[5], ouvrez ! rugit une voix d’homme. C’est la Garde Royale.
Maman observa papa, Grisha. Puis moi. La peur dans son regard me fit trembler. Je compris que mon anniversaire était terminé.
— Ils sont au courant, Boris, ils vont nous la prendre, s’affola maman.
— Non, on fait comme on a dit et puis, ils sont peut-être là pour une autre raison. Ne paniquez pas.
— Ils n’auraient pas fait le déplacement pour rien.
— Je sais, mais gardons espoir. Jusqu’au bout.
Elle hocha la tête.
— Jusqu’au bout.
Il pressa l’épaule de maman puis se redressa. Mes parents m’avaient préparée à la fuite depuis longtemps. Papa répétait que j’étais très intelligente. Très courageuse. Que je serais toujours la plus forte pour survivre en faisant honneur aux dieux et à ma famille. Mais maintenant que je sentais le moment venu, je n’avais plus envie d’être si forte.
Je voulais les bras de maman, un bisou de papa.
Un rire de Grisha.
— Adriana, on fait comme on a prévu, dit papa. T’entends ? Si Ana doit partir, nous ne pourrons rien faire d’autre que suivre le plan. Le plus important, c’est la sauver.
Le menton de maman tremblota. Une larme tomba sur ma joue.
Non.
Je ne voulais pas.
— Maman, j’ai peur.
— Tu es forte, Ana, ma chère fille, me répondit-elle en caressant ma joue.
La main de Grisha se posa sur mon épaule.
— Nana, on est là, aie confiance en nous, en Odin, Thor et surtout en Frigg[6]. Notre déesse veillera à ce qu’on se retrouve si jamais tu dois fuir. Je te le promets.
Mon frère avait dix ans de plus que moi. Il était grand et solide, ses mots me rassuraient. Il était le seul à m’appeler Nana et j’aimais ça. Mais j’avais toujours envie de pleurer. On se fit un câlin trop rapide tous les quatre puis ils remontèrent.
Effrayée, je tendis l’oreille pour écouter les conversations. Je savais que la trappe menant à ma chambre était sous un épais tapis. Je savais aussi que jamais personne ne venait dans notre maison perdue en pleine nature. Et que la Garde de notre Alpha Suprême connaissait déjà bien des manières de cacher un enfant second-né.
Parce que c’était interdit d’avoir plus d’un enfant par couple.
Apeurée, j’attrapai le sac préparé en cas d’urgence, m’habillai chaudement puis enfilai mes bottes de fourrure. Des hurlements résonnèrent, un tir fit trembler le sol sous mes pieds. Je criai dans ma paume.
Un cri silencieux.
Un cri d’horreur.
Les pas au-dessus de ma tête devinrent lourds et nombreux. Je compris alors qu’il me fallait réagir. Sac sur le dos, je poussai mon lit puis ouvris une minuscule porte menant à un souterrain. Je la refermai en sanglotant avant de faire face aux ténèbres.
Des ténèbres inconnues, effrayantes, qui allaient me manger toute crue.
Au bout de ce long couloir se trouvait une sortie en plein cœur de la taïga[7]. Une fois, on avait fait le chemin avec papa pour me préparer « au cas où », comme il disait.
Mon cœur frappait fort ma poitrine, mes larmes m’aveuglaient. Mais je relevai le menton.
Faire honneur à ma famille et aux dieux.
Les Volkaïr doivent être dignes.
Depuis bébé, mes parents me formaient pour la survie, j’étais forte, courageuse. Je n’étais pas seule dans l’obscurité. Maman me l’avait promis, Odin veillait avec les autres dieux. Mes proches me retrouveraient. Ça, Grisha me l’avait promis.
Et je croyais en mon frère plus qu’en n’importe qui.
Alors, je pris une grande inspiration puis avançai dans le noir, accompagnée de la voix de maman dans ma tête.
Un pas après l’autre, Ana. Un pas après l’autre.
[1] Hugin et Munin sont des corbeaux de la mythologie scandinave
[2] Princesse Disney
[3] Métal rare et précieux
[4] « Tu es grande, joyeux anniversaire, ma sœur chérie » en langage ancien universel.
[5] Métamorphe dirigeant un Royaume, chef unique
[6] Déesse de l’amour, du mariage et de la maternité, femme d’Odin.
[7] Forêt en Sibérie
2
Chaque chose à sa place
Quatorze ans plus tard, île de la Révolution, Sibérie
Vadim
Les tigres étaient valeureux et faisaient face à l’adversité avec dignité.
Toujours.
Ce mantra me suivait depuis ma naissance et tournait dans ma tête chaque seconde durant laquelle je faiblissais.
Ordre et valeur.
Force et dignité.
Nous étions des guerriers, les métamorphes les plus solitaires et sauvages des cinq Royaumes. Cela constituait notre plus grande fierté, parfois notre plus grande faille.
Dressé face à l’océan Arctique, le regard perdu sur l’horizon brumeux, je me laissais bousculer par le blizzard venu du nord. Mes cheveux blond cendré avaient eu le temps de pousser en bientôt dix-huit mois d’emprisonnement et s’agitaient en tous sens. Mon père, Pavel Andreïev, l’Alpha Suprême du Royaume Volkaïr, avait lui-même prononcé ma sentence. Son conseil d’imbéciles n’avait pu qu’approuver.
Mon crime ? Aider mon ami d’enfance, Greig Macdonald.
Mon erreur ? Il était l’Alpha Suprême, l’Alpha-S de nos anciens alliés les Ferrale.
Cette histoire remontait à un an et demi, toutefois le temps s’écoulait plus lentement pour un métamorphe. D’autant plus coincé au sommet d’une immense tour. Si en général les geôles se trouvaient sous terre, chez nous, elles étaient situées au faîte de la citadelle ; la plus haute tour du Domüm Volkaïr.
Les cellules étaient installées autour des murs, à moitié en plein air. Autant dire qu’il fallait un courage monstre pour ne pas perdre la raison alors que notre corps subissait les aléas de la météo.
Nous étions sur l’archipel le plus au nord de la Sibérie, sur l’île de la Révolution, précisément. Les températures atteignaient régulièrement moins cinquante en hiver. Aucun humain n’aurait pu y survivre à long terme.
Pierre glaciale, barreaux rongés par l’iode, vent incessant. Voilà à quoi se résumait mon quotidien. Une éternité tourmentée, ennuyeuse, dans laquelle mon esprit s’égarait.
Plus les jours passaient, plus le Wyrd me parlait.
Les Volkaïr détenaient plus ou moins le pouvoir de pressentir le Wyrd, le destin, la voix des dieux. Mais seules les Nornes, nos puissantes Gardiennes le comprenaient avec précision. Elles en étaient les messagères.
Ce que je devinais du futur anéantissait mes nuits déjà trop courtes et agitées. Des nuits à prier Thor, Odin, à les supplier de m’accorder la force de supporter mes conditions de vie actuelle.
Des nuits où se dessinait un avenir bien sombre.
Le Mal grondait sous les étendues anthracite de l’océan. Chaque cellule de mon corps vibrait à son approche.
C’était limpide, évident.
Au cœur de cette tempête, je savais qu’une femme était intimement liée à ces perturbations. Les Nornes me l’avaient révélé. Je la sentais. Son âme appelait déjà la mienne de son aura aussi pure que dangereuse.
Malheureusement, personne ne prenait en compte mes alertes. Ce coin du Domüm n’était que peu fréquenté. Parfois, un membre de la Garde Royale me déposait un morceau de viande séchée, d’autres fois un pichet d’eau insalubre.
Bien que fils d’Alpha-S, et de ce fait futur Alpha du Royaume Volkaïr, je ne recevais aucun traitement de faveur. Il ne me serait jamais venu à l’idée de m’en plaindre, tout comme je ne tentais pas de fuir.
La punition faisait partie de nos mœurs.
À l’instar de beaucoup de nos traditions, ce n’était ni doux ni acceptable aux yeux de simples humains. Mais toujours juste. Je n’avais pas respecté nos lois, j’en payais les conséquences. Un an et demi d’isolement, entre dix et cinquante coups de fouet par semaine assenés par mon père en personne.
L’unique point qui me troublait se résumait à cette impression d’urgence pulsant au creux de mes tripes. Bientôt, je retrouverais ma liberté, dès lors, je pourrais questionner les Nornes. Ces trois créatures mystiques à l’apparence de femmes ; nos guides les plus puissants.
Les cinq Royaumes gouvernaient sans qu’aucun humain ne s’en doute ou presque. La terre, nommée Moneäsa dans notre jargon, se divisait entre ces différents clans et nous connaissions une longue période de paix. Seuls les lions d’Omitria troublaient parfois l’ordre avec leurs tentatives pour agrandir leurs frontières.
Cependant, nous étions conscients que le monde des ombres, l’impalpable Ïncsa – où vivaient bien des monstres ainsi que les âmes des défunts – jalousait notre lumière. Chaque Domüm dissimulait une Arche Sacrée, portail reliant Moneäsa à Ïncsa.
Nous en étions les gardiens.
Notre rôle était essentiel à la planète sans qu’aucun humain ne s’en doute.
D’un mouvement souple, je bondis sur le muret en ruine qui entourait ma prison puis fis face au vide sous mes pieds. Grondant incessamment, l’océan frappait la base de la citadelle où s’étendaient de chaque côté les hauts murs du Domüm. Je humai à plusieurs reprises l’iode marin avec délectation. Me gavai des embruns.
Que j’aimais cette force et ses trésors !
Si sauvage et impétueuse. À l’image des tigres.
Mes pieds nus ne tremblèrent pas alors que j’évoluais le long de l’étroite corniche. Mon enfermement ne devait pas anéantir ma puissance, chaque jour je travaillais mon physique, mon équilibre, mon mental.
Dans nos contrées, être faible revenait souvent à mourir.
Peu d’entre nous cohabitaient avec les Hommes, une grande partie de la Sibérie étant un coin guère fréquentable pour ces êtres insignifiants. La plupart des clans Volkaïr vivaient dans les forêts de la Sibérie occidentale ; plus tempérée. Mon clan implanté sur l’archipel sous mes pieds se nommait le clan du Nord. Le plus puissant du Royaume, celui où vivait ma famille. Et l’Alpha-S.
Nous préférions au bitume des villes les reliefs escarpés de nos montagnes, l’aridité de nos plaines, les rugissements de notre océan ou de nos mers. Ainsi, nous pouvions libérer notre nature féline autant que nous le souhaitions.
Nous chassions sans limites, et gare à ceux qui s’aventuraient dans nos contrées. Nous ne faisions aucune différence. Animal, humain, peu importait, tous étaient égaux à nos yeux et aux yeux de nos dieux.
J’aimais profondément ma terre. Ma vie était vouée à Volkaïr, à mon futur rôle d’Alpha-S.
D’une poussée, je sautai d’un muret à l’autre et me rattrapai de justesse avant de m’élancer à contresens. Mes muscles bandés luisaient déjà de sueur après d’interminables séries de pompes. Mais je n’en avais pas fini. L’effort, salvateur, m’évitait également de trop penser.
Un vertige me saisit, certainement dû à ces terribles conditions d’emprisonnement. Une fois Alpha, je revisiterais l’organisation de mes prisons. Bientôt, je recouvrerais ma liberté, je devais me concentrer uniquement sur cette idée.
Le brouillard s’évapora et je retournai à mes exercices sans plus m’attarder.
— Hé, la danseuse étoile ! m’alpagua une voix féminine que je reconnus dans la seconde.
Mon cœur bondit dans ma poitrine alors que je fonçais en direction des épais barreaux de fer. Après une acrobatie suivie d’un salto, je freinai brusquement puis fis face à une superbe femme. Musclée à souhait, la peau brillante, sombre comme la nuit. Des cheveux courts autant en désordre que les miens. Et enfin, ce regard noir et sévère, teinté d’une pointe de taquinerie.
— Fedora ! m’exclamai-je, heureux de voir une de mes plus proches amies.
Avant qu’elle ne réponde, je me redressai puis frappai ma poitrine à trois reprises[1], inclinant la tête. J’avais beau être le fils de notre Alpha, je lui devais la soumission.
Fedora menait la Garde Royale depuis une dizaine d’années maintenant. Son statut d’unique Oméga faisait d’elle notre chef à tous, juste après mon père. Je n’étais que Bêta, et le resterais tant que ce dernier n’en déciderait pas autrement ou… quand il mourrait.
— Repos, Volkaïr.
Je relevai le nez, la gorge nouée d’émotion.
— Dix-huit mois, putain.
— Ouais, comme tu dis, Vadim. Dix-huit. Putain. De. Mois.
— C’était trop long, soupirai-je.
— Interminable, mais je n’ai pas eu l’autorisation de venir te parler plus tôt. Ton père est remonté. Bordel, t’as foutu quoi chez les Ferrale ?
Comme à son habitude, Fedora ne prenait pas de gants avec moi. Nous avions grandi ensemble sans jamais rien nous cacher. J’hésitais à répondre, bouffé par la culpabilité.
— Greig avait besoin de moi, avouai-je enfin.[2]
— Et des vingt tigres qui t’ont suivi ! C’est interdit, tu le sais.
— Leur Arche était compromise.
— Pourquoi tu m’en as pas parlé ? s’écria-t-elle, énervée.
— Parce que je t’aurais foutue dans la merde. Entre trahir ton ami et ton Alpha, le choix était vite fait. Tu l’aurais mal vécu.
Ses mâchoires se crispèrent, mais elle ne protesta pas. Jamais elle n’aurait risqué de perdre la confiance de Pavel Andreïev. Jamais. Quitte à briser notre amitié. Nous en étions conscients tous les deux.
— Greig t’a toujours rendu faible, ronchonna-t-elle.
— C’est pas la question. Ïncsa menaçait de franchir le portail.
— Et ?
— Et les Ferrale avaient besoin d’aide.
— Et ? cingla-t-elle avec sévérité.
Je grondai, comprenant où elle voulait en venir. Fallait-il que cette femme soit dans mon cœur pour que je supporte son caractère.
— Et j’aurais dû en référer à mon père, admis-je avec difficulté. J’ai pas eu le temps et tu sais comment il aurait réagi. Sa défiance injustifiée envers Ferrale et son ego le rendent parfois inconséquent.
— Ne critique pas notre Alpha-S ! cracha-t-elle, le regard assombri. Souhaites-tu donc demeurer dans cette geôle douze mois de plus ? Ou perdre ta tête de petit con arrogant ?
— Ni l’un ni l’autre, mais t’adorerais me la couper. Avoue.
— Tu m’étonnes.
On s’esclaffa de concert tandis que j’enfilais la vieille tunique de lin qu’on m’avait remise avant mon emprisonnement.
— Je vois que tu ne t’es pas laissé aller, apprécia la tigresse en m’observant.
Je passai avec satisfaction mes paumes sur mes abdominaux fermes et dessinés, puis levai un sourcil insolent. Mon physique plaisait aux femmes. Même si Fedora préférait une paire de seins à une queue virile, elle savait reconnaître un beau corps.
Chez nous, un beau corps était un corps solide, résistant, souple et apte à survivre.
— Te la pète pas ou je rajoute un mois à ta peine, Vadim Andreïev. Tu ne changeras jamais.
— Je viens de prendre assez de vacances involontaires pour toute une vie, je suis prêt à te rendre dingue.
— Ta force m’étonne, mais ton melon va devoir dégonfler.
— Il me plaît bien à moi. Tu m’adores comme je suis.
— Trêve de conneries, j’ai plus le temps. Je suis là pour te dire que tu sors demain.
Je lâchai un soupir soulagé, fébrile de pouvoir retrouver le continent, ma liberté et mes étendues sauvages.
— Bonne nouvelle et… Fedora, on va devoir se parler de choses importantes.
Elle examina mes traits sérieux puis opina du chef.
— OK, mais pas avant que tu ne te sois lavé. Tu pues autant qu’un fennec crevé.
Je saisis les barreaux pour me rapprocher d’elle et la provoquai :
— Hum, tu raffoles de mon odeur de mâle.
— De mâle qui n’a pas vu une douche depuis un an et demi. T’es à gerber.
— Vipère.
— Bouffon.
Je lui offris un clin d’œil.
— Moi aussi, je t’aime.
Nous savions plaisanter sans souci. Lors de ces moments-là, Fedora redevenait ma complice la plus proche. En revanche, quand elle reprenait son rôle de Gardienne Oméga, je m’en tenais à mon rang.
Ainsi allait la vie chez les Volkaïr.
Chaque chose à sa place.
Ordre et valeur.
Force et dignité.
Chacun respectait les lois ou en payait les conséquences.
[1] Geste lié au symbole Volkaïr, le tricorne d’Odin
[2] Référence au tome 1 de la série « Les cinq Royaumes » : « Ferrale – La meute des Highlands »
3
Fils d’Alpha
Vadim
D’abord des pas, puis des bruits métalliques.
Enfin, le claquement du verrou.
Quittant la terrasse, j’avançai vers ceux venus me libérer. Confiant et hautain, je toisai d’un œil mauvais les trois gardes qui m’avaient traité comme de la merde durant mon enfermement.
Ils en avaient le droit.
Et moi, j’avais le droit à ma vengeance.
Un jour ou l’autre, je leur ferais payer ces jours de disette, ces humiliations et ces mots immondes. J’avais crevé de faim et de soif, enduré leur violence à mon égard ; les seaux d’eau glacée, les coups de pied dans les côtes au réveil, les moqueries libidineuses.
Tic tac, messieurs. Le moment venu, nous aurons notre confrontation à armes égales.
Chez moi, la vengeance est un plat qui se mange chaud.
D’un geste sec, l’un des hommes me balança une tenue propre ; pantalon souple et chemise de lin. Je me changeai, couvrant ma crasse en grimaçant. Fedora avait raison, il me fallait un récurage d’urgence.
— L’Alpha-S vous attend, m’informa le plus petit, planqué derrière ses deux potes.
— Oh, vraiment ?
— Tout de suite.
— J’ai manqué à papounet, on dirait. Hâte de me blottir contre son ventre replet.
J’appuyai ma déclaration ironique par un haussement de sourcil provocateur, leur rappelant ainsi qui j’étais : pas un simple prisonnier, non, mais bien leur futur roi.
Au fond, je n’avais aucune envie de rendre visite à notre Alpha. Sa venue, six jours plus tôt, m’avait laissé un goût amer. Il s’en était donné à cœur joie en m’infligeant cinquante coups de fouet. Nous cicatrisions vite, nous les métas[1], mais ce traitement hebdomadaire multiplié sur dix-huit mois avait mis à mal mon organisme. Je garderais à vie les traces de cette punition incrustées dans ma chair.
J’inspirai une longue bouffée d’air vicié puis jetai un dernier regard à ma cellule. Sur les parois poreuses, les sillons creusés par mes griffes marquaient la pierre à de nombreux endroits.
Ici aussi, mon passage resterait gravé.
Mon tigre avait moins bien supporté l’enfermement que moi. Mon félin était connu pour ses crises de colère, célèbres dans tous le Royaume. On me redoutait pour ce trait de caractère, cette imprévisibilité, cette violence sous-jacente. Cependant, j’appréciais l’idée de laisser une preuve de ma venue dans cet enfer, un peu comme les amoureux sur les bancs publics.
En moins romantique.
L’océan m’appela encore une fois. Je réalisai que sans cette vue, mon esprit n’aurait pas tenu le coup dans ces conditions. J’aurais été plus amoché encore par cette punition paternelle.
Mais c’était derrière moi à présent.
Sans plus attendre, je passai devant mes geôliers et entamai la descente de l’escalier abrupt. Notre citadelle atteignait les sept-cents mètres de hauteur, aucun ascenseur n’en desservait les étages. Autant dire qu’il fallait être endurant afin d’en arpenter les méandres.
Plus je progressais, plus j’accélérais, le cœur battant la chamade, trop heureux de pouvoir réellement me dégourdir les jambes. Mon tigre n’avait qu’une envie : surgir pour se défouler.
Chasser.
Tuer.
Dévorer de la viande saignante.
Mes canines se découvrirent à cette idée. Je le sentais vibrer en moi, agité par le manque de sexe et d’adrénaline. Mon peuple croyait à l’amour, à l’imprégnation, à l’instar de tous les métamorphes, mais nous ne courrions pas après. Notre appétit charnel n’avait d’égal que notre goût pour la traque.
Dans mon dos, les gardiens tentaient tant bien que mal de suivre ma cadence effrénée vers l’extérieur. Leur souffle résonnait contre les murs de pierre.
Cette bande d’idiots ne perdait rien pour attendre.
Une fois en bas, je dus m’obliger à brider mes instincts afin de prendre la direction de la salle du trône, là où se trouvait certainement mon paternel adoré. Je n’attendis pas que les soldats m’annoncent et débarquai dans l’immense pièce au plafond aussi démesurée que l’ego de mon père.
La rudesse de la roche brute faisait face aux multiples flambeaux et aux peaux de bêtes accrochées aux murs. Au centre, une table de chêne circulaire se dressait, entourée de dix lourdes chaises. C’était là que se réunissait le conseil de l’Alpha-S chaque semaine.
Des tapis s’étendaient un peu partout, des rangées de livres rares s’alignaient sur d’infinies étagères. Pavel aimait se cultiver, s’informer, lire les mythes et toutes sortes de bouquins de sorcellerie. Sa fortune lui permettait de s’offrir les plus belles éditions.
Et Pavel adorait surtout afficher sa supériorité.
Au sein de ce décor rustique, mais luxueux, seule la présence de ma mère apportait un brin de douceur bienvenu. Je m’étais toujours demandé comment un être si lumineux avait pu s’imprégner d’un pareil sanglier.
Le destin n’était parfois qu’une immense incohérence.
Tous deux patientaient sur leurs trônes respectifs. Une tradition dépassée que je trouvais ridicule. Même pour parler à leur fils unique, ils se la jouaient officiels et inabordables.
Mon père l’imposait.
Les imbéciles de gardiens se précipitèrent à leurs pieds en alignant moult excuses.
— Votre héritier est là, mon roi, bafouilla le nain de service avec une révérence.
— J’ai cru comprendre, cingla Pavel en se levant pour mieux me toiser.
En un an et demi, le gris de ses cheveux avait supplanté sa couleur d’origine. Mon père prenait de l’âge, comme tout un chacun. Bien que les métamorphes vivent plus longtemps que les humains, nous avions également une date de péremption. À bientôt cinq cents ans, Pavel fatiguait. L’épuisement se lisait sur ses traits défraîchis.
Mais ma mère… Oh, ma mère.
Que je l’aimais, par Thor !
Vêtue d’une robe simple qu’elle rendait pourtant unique, les fils d’argent de son abondante chevelure blonde lui conférant l’apparence d’un sage, elle était majestueuse. Fière et sublime. Je lui ressemblais. J’avais hérité de ses traits fins, de ses longs cils courbés, de ses cheveux soyeux. Mon cœur battit plus fort alors qu’elle me souriait tendrement. Le manque d’elle explosa dans ma poitrine.
Mais je m’immobilisai à deux mètres de l’estrade, frappai mon torse trois fois puis posai un genou à terre en ployant l’échine, ma nuque sertie du tricorne en palladium offerte à mon Alpha.
— Vadim, ceci sera une seconde chance, assena mon père en guise de bonjour. Il n’y en aura pas d’autre. Si tu venais encore une fois à outrepasser nos lois, je ne pourrais plus empêcher ton exécution.
Je retins un ricanement.
Il était la loi.
Son conseil de vieux bouc n’était qu’une vaste blague qui lui conférait un semblant de bonté. Il lui servait surtout à décharger sa responsabilité sur autrui.
— Cela dit, continua-t-il en descendant de l’estrade. J’ai décidé que cette seconde chance devait être à la hauteur d’un fils d’Alpha. L’épreuve de l’Élévation t’attend. Tu la passeras dans un mois, le temps de récupérer de ton enfermement. L’acceptes-tu ?
Il me contourna d’un pas mesuré sans me lâcher des yeux. La surprise fit accélérer les battements de mon cœur. Je me forçai à l’impassibilité tandis qu’une véritable tempête s’éveillait dans mon esprit.
Enfin ?
Après toutes ces années, il m’offrait la possibilité d’évoluer, de faire mes preuves pour devenir un Oméga ?
Si j’acceptais ? Mille fois oui.
J’étais conscient des difficultés des rites d’Élévation, mais peu m’importait. Je ne souhaitais rien de plus que montrer ma valeur. Perdre la vie n’était rien tant qu’on gardait son honneur.
— Bien sûr, j’accepte.
Il s’immobilisa, me surplombant de sa force puis se pencha à mon oreille pour gronder à voix basse :
— Un conseil : ne te loupe pas.
Il s’éloigna et je l’entendis regagner son trône. Surpris, peinant à croire ses dernières paroles, je m’obligeai néanmoins à ne pas redresser la tête.
— Relève-toi.
J’obéis et osai accrocher son regard. Pavel n’était pas du genre à plaisanter, il ne connaissait pas le sens de ce terme, à mon avis. La gravité dans ses pupilles sévères m’indiquait son sérieux. Son épouse me contemplait avec émotion, les lèvres recourbées en une esquisse de sourire.
— Merci. Je…
— Ne te répands pas en reconnaissance, me coupa-t-il. Et ne me déçois plus. Ou les conséquences seraient terribles pour tout le monde.
[1] Diminutif de métamorphe
4
Qaveva vehsatta
Monts de Verkhoïansk, république de Sakha, Russie
Anastasia
L’esprit aux aguets, je me pelotonnai dans un recoin sombre à l’abri du vent glacial. Comme chaque soir, j’attendais la vieille femme. Durant toutes ces années, animée par mon unique mantra, survivre à tout prix, je m’étais méfiée de tout ce qui évoluait sur deux jambes, Hommes ou métamorphes, et ne m’en approchais jamais. Mais elle, elle ne constituait pas une menace.
Je pensai soudain à ma mère adoptive, une belle louve au pelage gris perle. Depuis que ma tigresse s’était éveillée et que mon corps subissait des transformations, elle me regardait différemment et sa bienveillance s’était muée en défiance. Alors qu’auparavant je pouvais dormir au fond de sa tanière, à présent, elle refusait que je côtoie ses petits et me permettait seulement de me rouler en boule à l’entrée. Si j’avançais davantage, ses crocs jaillissaient, sa fourrure se hérissait et mon cœur se brisait.
Des pas résonnèrent dans l’obscurité, bientôt suivis d’un halo vacillant. La femme approchait, je sentais son odeur typique de sauge et de fleurs sauvages.
Skuld avait surgi dans ma vie alors que je cherchais à me nourrir par mes propres moyens : poussée par mon estomac vide — les proies se faisant rares en période de grand froid —, j’avais franchi les frontières de notre territoire afin de m’enfoncer dans la vallée. J’avais gravi ce mont dans l’espoir de trouver du petit gibier, voire d’en ramener pour ma meute. Ma tigresse réchauffait mon organisme, mais la faim lui faisait souvent perdre son calme.
Si je voulais demeurer maîtresse de moi-même, je devais la nourrir.
C’était il y a huit hivers.
Ce jour-là, Skuld se tenait debout sur un promontoire surplombant une cascade rugissante, le visage voilé de dentelle noire tendu vers les cieux. Je m’étais tapie dans les fourrés sous ma forme féline, humant son étrange parfum ; en alerte, mais curieuse. Je croisais rarement de bipèdes dans ces contrées. Souvent, il s’agissait de chasseurs humains, qui, si je ne les avais pas tués la première, m’auraient pris la vie sans état d’âme.
Quand sa voix cristalline s’était élevée, j’avais été si subjuguée que mon apparence était redevenue celle d’une jeune fille. Nue, je m’étais alors approchée discrètement pour mieux l’observer.
Elle m’avait parlé. Sans même pivoter dans ma direction.
Anastasia, sois la bienvenue.
Ce prénom, que je n’avais plus entendu depuis une éternité, m’avait fait frémir d’émotion. J’étais si jeune lorsque les loups m’avaient recueillie que je ne gardais de ma vie d’avant que peu de souvenir : quelques mots tendres, des bras chaleureux, un frère perdu. Alors qu’un sentiment inédit de sécurité me nouait la poitrine, des larmes s’étaient mises à dévaler mes joues.
Dès lors, je m’étais aventurée près de cet endroit chaque jour, affrontant les intempéries, osant me confronter au danger. Elle m’apportait à manger, me parlait sans attendre de réponse, me lisait des livres. Au fil du temps, elle m’éduquait, m’apprenait à lire et m’enseignait l’histoire, la géographie, les mathématiques, le russe, l’anglais et le langage universel propre aux métamorphes, leur monde, ainsi que celui des humains.
Trop occupée à dévorer mes rations, je n’étais pas une élève appliquée, cependant mon cerveau enregistrait ce savoir. J’en étais même devenue avide. Jamais je ne l’avais autorisée à m’approcher, encore moins à me toucher. J’acceptais néanmoins sa présence. Les loups m’avaient appris à toujours rester sur mes gardes. Cet instinct de survie m’avait évité bien des déboires.
Sa silhouette menue et recroquevillée apparut à l’entrée de la grotte. Une chandelle à la main, un bol de soupe dans l’autre, elle avança à pas mesurés. Comme toujours, mon cœur accéléra, partagé entre deux pulsions :
Fuir.
Attaquer.
Mais ma part humaine parvenait à modérer ces élans envers elle. J’éprouvais un mélange étrange de crainte, de respect et d’affection pour cette femme. Toutefois, jamais je ne la rencontrais dans un endroit fermé. Il me fallait toujours disposer d’une sortie de secours au cas où.
— Qaveva vehsatta[1], me salua-t-elle en inclinant la tête.
Ses traits continuellement dissimulés derrière son voile ne m’avaient pas été révélés. Je me fichais de son apparence. Seule la nourriture comptait.
Ça, et ces connaissances qu’elle me délivrait jour après jour.
En dépit de mon manque de confiance, j’éprouvais l’irrépressible nécessité d’apprendre. Mon cerveau s’était éveillé d’une longue période de somnolence et me rappelait un passé révolu. Si j’aimais la meute de tout mon cœur, il m’était pourtant devenu évident que nous étions différents. Que nos routes divergeaient.
Et puis, j’avais également besoin de sa compagnie. Quand elle était près de moi, je me sentais un peu moins seule.
Accroupie, prête à bondir, j’émis un grondement sourd, comme à chaque fois. Elle déposa la chandelle avec précaution, effectua un pas dans ma direction et me tendit le bol fumant. Mes narines frémirent pour en flairer la douce fragrance ; pomme de terre, carotte, choux et lard.
Mon mélange préféré.
— Allons, Qaveva vehsatta, prends-le, je ne te ferai rien, tu le sais. Après tout ce temps, ne devrais-tu pas t’apaiser ?
Au lieu d’obtempérer, je reculai dans l’ombre, incapable d’accepter cette offrande de sa main. Après un soupir résigné, elle posa mon repas au sol puis s’écarta à bonne distance.
— Mange, mon enfant.
Elle n’insistait jamais, cela me convenait. D’un geste rapide, sans la quitter du regard, je me saisis de la soupe et l’avalai en quelques gorgées. Le liquide brûlant m’arracha un gémissement extatique, je me détendis. De sa besace en cuir sombre, elle extirpa un tas d’étoffes bigarrées.
— Ce sont des habits à ta taille, m’expliqua-t-elle. Il serait bien que tu t’en vêtisses.
J’y jetai un œil désintéressé avant de lécher avec avidité les parois du bol. Je n’avais pas besoin de ces tenues humaines. Mes fourrures me suffisaient et paraissaient bien plus chaudes que ce tas de tissus.
— Anastasia, le temps du grand bouleversement est venu. Il te reste tant à apprendre. Tu es encore si jeune, si innocente.
Mes sourcils se froncèrent face à sa voix inquiète. Skuld avait souvent évoqué ce fameux bouleversement, mais jamais avec cette voix.
— Parle-moi, me demanda-t-elle en joignant les mains. Tu dois t’exprimer davantage.
Mon estomac à présent rempli, je me sentais plus apaisée. En général, je me contentais d’écouter ses paroles. Répondre me paraissait inutile, je n’avais rien à lui apprendre. Chez les loups, nous communiquions par le regard, la position de nos corps et quelques sons.
— Bien, ce n’est pas grave.
Ses doigts fouillèrent encore sa besace, mon intérêt s’éveilla.
Gourmandise ?
— Ce soir, nous allons aborder un nouvel enseignement.
J’émis un grondement de plaisir quand elle sortit un livre épais.
— La biologie.
Elle jeta l’ouvrage au sol, ce qui souleva un nuage de poussière. Je m’inclinai pour en observer la couverture colorée. Un homme et une femme nus se tenaient côte à côte, leurs entrailles béantes étaient représentées en détail.
— Tu te souviens de la princesse Anastasia ?
Je hochai la tête avec ferveur. J’adorais ces contes plus ou moins romancés. Skuld me l’avait lu, car l’héroïne portait le même prénom que moi.
— La version de Disney avec le jeune garçon, précisa-t-elle.
J’opinai en chantonnant l’air de la mélodie, lèvres et yeux clos. C’était une si belle histoire.
— Oui, mon enfant, c’est bien cela, s’esclaffa-t-elle en m’accompagnant un instant avec les paroles. Je me souviens, il me semble, des jeux qu’on inventait ensemble, je retrouve dans un sourire, la flamme de mes souvenirs…
Je l’écoutai, immobile, emportée par une intense émotion. Quand elle m’avait fait découvrir la musique, j’en avais pleuré de bonheur. Celle-ci me touchait particulièrement.
— Cette jeune femme avait perdu la mémoire, mais sa destinée s’est rappelée à elle.
Elle approcha d’un pas, je reculai dans un sursaut.
— Oh, Anastasia, murmura-t-elle. Bientôt, tu embrasseras ton avenir. Et… cela sera très dur. Les épreuves te sembleront insurmontables, mais tu es forte. Tu survivras.
Tu es forte, Ana, ma chère fille.
Ces mots me frappèrent brutalement ; un moment de mon passé lorsque l’amour m’entourait. Ce fut bref, mais intense. Tout se mélangeait dans mon esprit depuis si longtemps.
— Et toi aussi, comme cette princesse, tu rencontreras celui qui t’est promis. Il te faudra lui faire confiance. D’accord ?
Celui ?
Quelqu’un d’autre qu’elle ?
Je secouai la tête en grondant, passant mes paumes nerveusement dans mes mèches emmêlées. Rien ne me ferait quitter ma meute sauf si on m’y forçait. Je fuyais les bipèdes et n’avais aucune intention d’approcher quiconque.
— Tu as vingt ans à présent. Tu es une femme.
J’étais consciente des changements physiques qui s’opéraient en moi depuis quelques années. Je me savais apte à faire des petits. Ma poitrine s’était arrondie jusqu’à devenir assez encombrante et je préférais nettement me déplacer sous ma forme féline. Du sang coulait entre mes cuisses une fois par lune, comme les louves. Mais j’étais différente, rien dans mon existence ne collait avec ma nature.
— Qaveva vehsatta, nous avons déjà parlé d’amour familial, amical. Mais aussi d’amour passionnel. Tu es assez grande maintenant pour comprendre comment tout cela fonctionne de manière plus précise.
Étonnamment, je la sentis gênée. C’était la première fois que je voyais Skuld chercher ses mots avec autant de soin. Je n’étais pas certaine du sens de son discours.
— Un homme et une femme qui s’aiment sont attirés de façon naturelle. Et… disons qu’ils apprécient de se le montrer. C’est ainsi qu’ils font des enfants.
Je fronçai les sourcils puis ouvris enfin la bouche :
— Je connais la reproduction. Les loups ne se cachent pas.
Je devinai un sourire derrière son voile.
— Oui, bien sûr. Les loups…
— Ils s’accouplent pour la vie.
— Les humains, métas ou non, sont un peu différents. Techniquement et spirituellement parlant. Nous allons regarder ce livre puis discuter.
Ravie, j’osai un pas dans le halo de lumière tremblotant puis m’agenouillai avant d’ouvrir l’ouvrage. Skuld s’installa à distance respectable et chuchota d’un ton empli de tristesse :
— Oh Ana, tu me manqueras, mais nous nous retrouverons. Je l’espère de tout mon cœur.
[1] « Petite tigresse » en langage ancien universel
FIN DE L’EXTRAIT