Articles parus dans la presse

 

 

« INCROYABLE ! »
« Le très décrié groupe star Wild Souls à Broadway !
Selon nos sources, les quatre garçons à la réputation sulfureuse se produiront dans un show exceptionnel en cette fin d’année. Plus vus depuis longtemps dans notre belle ville, ils seraient engagés dans un opéra rock symphonique avec des chevaux. Oui, vous avez bien lu… des chevaux.
En tout cas, une chose est sûre, cet événement promet d’exalter les foules ! »

« MAK, LE CHANTEUR STAR DU MOMENT CHOQUE ENCORE ! »
« Inutile de présenter ce musicien aussi talentueux qu’arrogant, plus connu pour son goût immodéré envers la gent féminine que pour ses chansons. Cette fois, le don Juan des Wild Souls, Makalister Brown, a été surpris en plein gang bang parisien et a même assumé en offrant des poses insolentes aux photographes.
Comme toujours, Jack Harmon, agent et producteur du groupe, n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet. Toutefois, les clichés et la sextape circulant sur la toile parlent pour lui.
Jusqu’où ira l’artiste ? »

« IL JOUE EN TENUE D’ADAM ! »
« Red, alias James Harper, l’un des plus grands batteurs de notre temps et dernier arrivé du groupe star Wild Souls, a provoqué une mini émeute en se lançant dans un solo endiablé vêtu uniquement d’une… feuille de vigne. Le jeune Irlandais n’avait pas bu une goutte d’alcool et a terminé sa prestation nu comme un ver avant de jeter des poignées de sucettes à ses fans.
Leur agent a évoqué un dérapage sans conséquence dû au caractère taquin du musicien. »

« WOLF SMITH, MYSTÉRIEUX BIENFAITEUR ? »
« Des bruits courent comme quoi le plus secret des membres des Wild Souls aurait donné à l’association de sauvegarde animalière WWF l’intégralité de ses derniers cachets, représentant tout de même la somme de près de cent mille euros. Selon de nombreuses rumeurs, ce ne serait pas la première fois que notre Dieu des cordes agit ainsi.
Vrai saint ou chercheur de buzz ?
L’avenir nous le dira. »

« DES FRENCHIES À LA CONQUÊTE DU RÊVE AMÉRICAIN ? »
« La troupe française montante Utopia vient d’être engagée par le renommé producteur Jack Harmon pour trois soirs de show exceptionnel à New York ! La metteuse en scène du show Archange, Aline Garnier, s’est exprimée au micro de la radio Chérie afin de l’annoncer suite à leur succès à Bercy.
Si la production franco-américaine demeure silencieuse sur le sujet, nous suivrons néanmoins de très près cet événement ! »

 

 

 

1

 

Wolf


Fribourg-en-Brisgau, Allemagne


Maman est triste.
Maman l’est toujours lorsque Steffen se met à crier. C’est parce qu’elle ne comprend pas pourquoi. Papa non plus. Mais moi je sais. Mon frère, il a mal dans son coeur parfois, et quand ça arrive, il le dit en hurlant. Je peux sentir son chagrin. Et je peux le guérir avec mon amour de frère, ça, je l’ai découvert depuis peu de temps.
Nous deux, c’est pour toujours.
Il a trois ans de moins que moi, c’est mon cadet, un bébé. À 6 ans, je suis déjà un grand et je dois le protéger si nos parents n’y arrivent pas. Je serai là pour lui jusqu’à la mort, car comme dit maman, la famille, c’est le plus important. Et quand ça ne va pas, on pense fort aux gens qu’on aime et tout s’arrange.
J’approche à petits pas de mon frère en pleurs, roulé sur le parquet de notre salon. J’attends toujours que Steffen ait fini de frapper le sol. Une fois, un de ses poings m’a tapé le nez. J’ai beaucoup pleuré et maman était encore plus triste après.
– Wolfang, m’appelle-t-elle de sa voix fatiguée. Non. On s’occupe de lui, chéri.
Je ne l’écoute pas puis m’agenouille auprès de Steffen.
– Katherina, laisse-le faire, dit papa avec fermeté en la retenant.
– Mais… Günther, ce n’est pas à lui de…
– D’aimer son frère ? Bien sûr que si, et je crois qu’il est plus doué que nous.
Le corps de Steffen tremble comme quand on a trop froid. Une tache sombre se forme sur son pantalon. Il a fait pipi. Je suis triste. Il a du mal à aller à temps aux toilettes lorsqu’il fait une crise.
Ma voix s’élève alors que je m’incline près de lui en chantonnant :
« Quatorze anges se tiennent près de moi. »
Il sanglote. Je continue la jolie comptine en appuyant deux doigts sur ses mèches dorées :
« Deux à ma tête. »
Puis chatouille ses chaussettes.
« Deux à mes pieds. »
Il gigote en criant encore une fois. Je poursuis :
« Deux à ma droite, deux à ma gauche. »
Mes deux doigts chatouillent son bout du nez. Un oeil bleu humide apparaît et se pose sur les miens.
« Deux qui me couvrent, deux qui m’éveillent, deux qui me montrent le chemin du paradis du ciel. »
Je pointe mon index et mon majeur vers le plafond puis murmure :
– Deux, toi, moi. Croix de bois, croix de fer.
– Cois du bois, cois des far, répète-t-il de travers, mais calmé.
Ces paroles, nous les connaissons par coeur, car maman nous les fredonne depuis le berceau, et sa propre maman, notre maminette, lui chantait elle aussi. Une tradition comme elles disent. Moi, tout ce que je sais, c’est que quand je la chuchote à l’oreille de Steffen, il revient à lui. Et ça marche qu’avec moi.
Je suis un magicien ! Le magicien de son sourire. Je fais fuir ses larmes et ramène la paix. Et ça me rend très fier.
Maman rit, son chagrin s’efface, tandis que papa me félicite.
– Tu as la voix d’un ange, mon fils.
Mon coeur gonfle de joie. Steffen se blottit contre moi, je referme mes bras autour de son corps tremblant. Promis, je prendrai soin de nous pour toujours.

 

2

 

Wolf

 

Val-des-Monts, Québec, de nos jours, vingt-quatre ans plus tard

D’un coup de pied furieux, je défonce la porte avant d’avancer dans la pièce obscure. À l’intérieur flottent des relents de cul, d’alcool et d’herbe. Un mélange détonnant dans lequel nage constamment Mak, notre leader. La tête d’affiche de notre groupe Wild Souls – Les Âmes sauvages.
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Putain d’enfoiré.
Mon entrée fracassante ne passe pas inaperçue. Un cri féminin retentit alors que j’ouvre en grand les rideaux occultants. Derrière l’immense baie vitrée, le magnifique lac McArthur rayonne de mille éclats. Notre baraque d’architecte perdue dans cette nature verdoyante, loin des paillettes et du tumulte, ne devrait être que sérénité et paix. Hélas, Mak contribue à briser le zen de notre nid à coups de sexe débridé et de comportement immature.
Quand je pivote, la scène indécente qui me saute aux yeux ne m’excite aucunement. Un entremêlement de corps nus squatte des draps en vrac. Les prunelles noir corbeau encore embuées de sommeil du pervers en question me toisent avec une lueur amusée. Ce n’est pas une, mais trois créatures qu’il a ramenées dans son plumard. La triplette parfaite. Une blonde, une rousse et… une brune qui retire la queue de mon pote de sa grande bouche avec un air décontenancé. Et un plop sonore.
Charmant.
Je soupire. Mak ne changera jamais.
Par chance, les trois autres membres du groupe, moi inclus, ne lui ressemblons en rien. Loin des clichés habituels du rock, nous nous contentons de rester des mecs plutôt cool et si parfois nous nous offrons une murge, ça ne se répète pas souvent. Non… Mak rassemble à lui seul la totalité de ces clichés, les cultive avec passion et s’en vante.
Mais on l’aime, c’est comme ça.
Les Wild Souls, c’est pour toujours et à jamais depuis notre formation. Pourtant, nous n’aurions pas misé une cacahuète sur cette aventure qui a démarré sans conviction. Nous venions d’horizons différents, de pays différents, et même notre prod ne pensait pas qu’on tiendrait dans le temps, imaginant juste se faire un peu de blé avec un groupe qui toucherait les jeunes. Un début hasardeux, mais qui s’est ensuite lancé sur les chapeaux de roue.
Dix ans que ça dure. Putain, ouais, dix années de répèt’, tournées, succès internationaux, d’amitié et autres disques d’or ou platine. À l’ère où le numérique est roi, ça nous remplit de fierté. Chaque jour, j’ai du mal à réaliser. Chaque jour, je me dis que je ne mérite pas ces lauriers et ce destin. Chaque jour, je replonge droit dans ce souvenir, cet instant où tout a basculé. Chaque jour, Mak se charge de nous rappeler que nous sommes des dieux vivants dans toute son humilité et malgré moi, ça me permet de tenir éloignées ces images insoutenables.
Mais ça reste un putain d’enfoiré.
Comme à chaque fois que les relents aigres de mon passé tentent de s’imposer, je glisse l’index sur le tatouage près de ma tempe, encadrant mon oeil gauche. Un TOC, un réflexe, une habitude qui me réconforte, me remémore que je suis ici et maintenant. Plus là-bas, dans cette vie infernale.
– Barre-toi, la demoiselle n’avait pas terminé, râle Mak en me balançant un coussin. Tu peux te joindre à nous si tu veux.
Je l’esquive sans difficulté puis pointe mon index sur lui.
– T’as dix minutes pour évacuer tout ce beau monde et ramener ton cul.
– T’fais chier.
– Dix. Minutes.
Les nanas protestent avec des regards noirs à mon encontre. De toute évidence, elles pensaient continuer leur petit séjour aux frais de princesse Mak. Je ne peux retenir un ricanement. Après son vidage de couilles matinal, ce con allait les virer sans pitié.
Ce n’est pas faute de les prévenir. Si je ne peux retirer une qualité à Mak, c’est sa franchise, parfois trop cash, mais elle a au moins le mérite d’exister. Les meufs, il n’en veut pas dans son quotidien. En bon épicurien, il se contente de les baiser. Son corps ciselé et tatoué de bad boy assorti à des traits fins asiatiques les attire comme des mouches sur une bouse bien fraîche. Mak est un tombeur qui s’assume, aidé par l’effet de mode K-pop. Mais à cramer la vie par les deux extrémités, il finira mal. Nous nous inquiétons pour lui.
Il se rallonge alors que je me dirige vers la sortie. D’un tapotement sur ses abdominaux dessinés, il indique à la brunette qu’elle peut reprendre son action. Je lève les yeux au ciel puis déguerpis avant d’assister à cette orgie bien trop matinale à mon goût.
Les femmes, pour moi, ce n’est pas trop souvent et surtout… une par une, sans engagement. Sur ce point, nous nous rejoignons, Mak et moi.
Je dévale l’escalier en spirale ultramoderne, mélange de métal, bois et verre, traverse la gigantesque pièce de vie entourée de baies vitrées donnant sur la nature environnante, puis surgis dans la cuisine. Le sourire radieux de Red m’accueille, notre recrue la plus récente, mais pas des moindres. Cet Irlandais manie sa batterie tel un génie et le hasard nous a réunis lors d’un show à Dublin il y a trois ans de cela, alors que notre carrière démarrait sa fulgurante ascension. Notre batteur de l’époque nous avait lâchés deux jours avant la première. Une catastrophe. Red, accompagné de ses éternels paquets de bonbons, est apparu, tel un adorable sauveur envoyé des dieux.
Je frappe mon poing dans celui du rouquin puis me pose à la table haute en face de lui afin de me délecter d’un café qu’il a préparé avec soin. Pour Red, cette boisson est un véritable art de vivre, comme tout ce qui peut être mangé ou bu. Cuisinier hors pair, il refuse depuis toujours qu’on engage quelqu’un pour mijoter nos repas. Ce mec, c’est notre pépite de soleil, un bonheur à l’état pur, le positivisme incarné. Notre batteur, l’un des meilleurs en ce monde, et je dis ça en toute objectivité.
Après avoir vaguement attaché ma crinière châtain en un chignon flou, je lorgne d’un oeil goguenard les guimauves enrobées de chocolat qu’il tente de planquer sur ses genoux. Même si je n’avais pas perçu les craquements de l’emballage, ses joues cramoisies m’auraient suffi pour déceler sa gêne. Je m’esclaffe puis lance :
– J’ai cru que t’avais décidé d’abandonner tes p’tits déj à la Red.
– Et moi j’ai cru que t’avais décidé d’arrêter d’utiliser les pieds de ton réveil pour te coiffer ! En vérité, j’ai dit que j’arrêtais de tremper mes marshmallows dans mon café, nuance, mon frère.
Je lève un sourcil dubitatif. Il argumente en brandissant le paquet :
– Ici, nous avons des marshmallows enrobés de chocolat, donc une espèce à part. Ce qui les autorise à entrer dans ma nouvelle résolution et…
– Je te juge pas, hein, le coupé-je. Perso, je m’en tape de ton régime à la con.
Ses yeux aux iris vert flamboyant étrécissent.
– Si, je vois que tu condamnes mes douceurs.
– Putain, mec, tremper ces trucs dans le café au réveil, nope… je peux pas. Mais si tu kiffes, grand bien te fasse. Moi, tes kilos en trop, je les trouve trop choupinous.
– Voilà, ça y est, on sort les grandes phrases. Mais… tu me ferais pas du gringue, toi ?
Il joue des sourcils et j’éclate de rire, attrapant un pancake moelleux recouvert de sirop d’érable. Il n’y a qu’avec eux que je suis capable de parler en toute liberté, de plaisanter, parfois même de me livrer. Dès que je sors de cette bulle fraternelle, ma bouche se scelle et je ne m’exprime plus que par mes cordes. Beaucoup de cordes… Je maîtrise la guitare, mais également le violon ainsi que le violoncelle. Cet aspect de ma personne peu commun dans un groupe de rock me vaut mon surnom, Dieu des cordes.
Nous sommes les quatre doigts d’une main, ou d’un pied comme dirait Red… Parce que les pieds, c’est la base de tout. Essentiels à l’équilibre, parfois puants, mais sans qui on a bien du mal à évoluer. La famille que je me suis choisie. Et notre prod, agent et ami, Jack, en est le cinquième morceau.
D’un geste hésitant, Red replace ses boucles rousses en bataille. Je le connais par coeur. Quand il commence à jouer le dompteur de touffe, ça sent le stress.
– Quoi ? marmonné-je. Balance.
– Le contrat.
– Tu l’as lu ?
Il hausse une épaule puis grommelle :
– Oui, et… une partie va pas plaire à Mak. Il va nous casser les glaouis.
– Jack arrive d’ici vingt minutes, c’est à lui de régler le problème.
– T’en penses quoi de ce spectacle ? On n’a jamais fait ça, se produire dans un opéra rock.
– Franchement ? Ça me dit rien. En plus avec des chevaux, bougonné-je. Et quoi ensuite ? On finira au cirque à grimper sur des éléphants ? J’suis clairement pas chaud.
– Répète après moi, mec, ça donne du courage : Broadway, Madison Square Garden.
– Un rêve. L’unique point qui me donne envie d’écouter les arguments de Jack.
– Putain, ouais ! Notre rêve. On n’a jamais pu y jouer et rien que pour ça, ça me tente. Et surtout, ça serait l’occasion de redorer notre blason, une véritable consécration, le tremplin de notre carrière. Avec les conneries de Mak, s’illustrer dans un truc un peu différent ne pourra qu’être bon pour nous. Enfin… j’imagine. J’attends de voir… Mak va pas aimer ce contrat.
Je plaque ma paume sur la table.
– Arrête avec Mak, il va pas te bouffer. Tu tournes en boucle comme un vieux coucou suisse.
– Mais il va pas aimer, s’entête-t-il en gonflant ses joues tel un sale gosse capricieux.
– Quoi donc ?
– Tu verras.
Qu’il joue les mystérieux m’indiffère. Jack va se ramener pour nous présenter les conditions, on avisera ensuite. Hors de question de me gâcher la journée pour ces conneries. J’ai appris depuis longtemps à prendre les choses dans l’ordre, à ne pas m’angoisser pour rien. Si je ne peux rien changer à un problème, je lâche prise. Du moins… j’essaye. Néanmoins, ce projet ne me botte pas.
J’attrape ma tasse encore à moitié pleine, un pancake puis quitte la cuisine pour rejoindre l’une de nos terrasses extérieures. Pieds nus, je traverse son bois lisse avant de descendre les trois marches qui donnent sur une pelouse douce, entretenue avec soin.
Mak et les autres attendront.
À l’orée de la forêt, je me pose sur une vieille souche puis m’enivre de l’odeur de la nature. Le printemps s’impose, le retour à la vie. Mon index flatte rêveusement les volutes de mon unique tatouage au visage. Je respire. Ici. Maintenant. Ça, c’est réel. Ça, c’est bon, important. Puissant. Les conflits, je les fuis. Depuis bien des années, j’ai appris à vivre l’instant présent, à oublier le passé, à ne pas anticiper le futur dans le seul but d’atténuer les hurlements de mes démons.
Ici et maintenant compte, le reste… ça viendra bien assez tôt.

3

 

Wolf

 
 Je perçois au loin le ronronnement caractéristique de l’antique Shelby GT 500 de notre producteur, Jack Harmon. Son âge plus avancé encore que celui de sa caisse ne l’empêche pas de déborder d’une énergie folle, parfois agaçante.

Ce mec n’était rien, tout comme chacun des membres des Wild Souls. J’ignore toujours comment il m’a trouvé dans ma ville paumée en Allemagne. À 75 ans, il gère notre planning d’une main ferme, professionnelle. Le succès l’a frappé aussi violemment que nous et s’il constitue l’un des piliers du groupe, il n’en reste pas moins impressionnant d’autorité.
Quand il parle, on se la ferme. Sauf Mak.
Quand il s’énerve, on se la ferme. Même… Mak.
Ma tasse vide, je me dirige d’un pas traînant vers la cuisine, profitant encore un instant des rayons de soleil tièdes. Si Red dit que ça va chauffer, ça va chauffer. Et j’ai horreur des conflits. J’imagine d’avance la lecture du contrat, les discussions houleuses qui s’ensuivront, le ton qui montera puis l’inévitable prise de gueule entre notre prod et notre leader. Ce dernier finira toujours pas baisser le front, conscient de l’ascendant du vieux Texan au costard blanc. Néanmoins, tenir tête aux gens est ancré dans la nature profonde de Mak.
Dans la pièce de vie, centre névralgique de la maison, Red s’est déjà avachi dans le grand sofa gris perle. Alors que je le rejoins, Mak se pointe, suivi de près par Josh, notre Australien de service, notre bassiste hors pair aux doigts si longs qu’on se demande parfois s’il n’a pas été croisé avec E.T. Le club des cinq affiche complet et ce n’est jamais anodin. Nous nous réunissons rarement pour le plaisir, toujours pour le taf.
Comme depuis dix ans, Jack nous distribue des accolades franches, prend des nouvelles de chacun d’entre nous. Sa façon de nous materner m’horripile. Toutefois, il représente un peu le père de cette drôle de troupe, le père qui m’a manqué durant une partie de mon enfance. Son habituel chapeau blanc de cow-boy enfoncé sur le crâne, il laisse dans son sillage une odeur aigre de cigare froid. Sa barbe gris clair va de pair avec ses fringues, classes, mais désuètes, et fait ressortir le côté tanné de sa peau ridée.
Je retiens une esquisse de sourire. Jack symbolise un cliché de rêve américain à la Dallas, un friqué qui se la raconte.
Alors que je me pose vers Red après avoir frappé le poing fermé de Josh en guise de salutation, des gloussements résonnent depuis les escaliers. S’ensuit une envolée de dindes aussi discrète que les ronflements de Mak quand il a picolé. Autant dire que les triplettes ne passent pas inaperçues. Sous le regard las de Jack, la rousse, la blonde et la brune se sauvent par l’immense porte d’entrée coulissante en bois.
Le silence retombe, lourd et significatif.
– Rooo, ça va… baragouine Mak en s’allumant une clope.
– Tu devais pas stopper tes conneries ? râle Jack.
– Des conneries ? Je n’ai vu que trois charmantes nanas, heureuses et assouvies. Et qui te dit qu’elles étaient là pour moi ?
Les pupilles sévères de notre prod balayent le sofa. L’image d’un Josh échevelé et rêveur pas du tout intéressé par les femmes, cent pour cent gay, et d’un Red occupé à avaler des M&M’s s’impose à moi. Je réprime un rire.
– Peut-être que Red a eu une subite envie de moule entre deux bonbecs, ou que Josh tente une expérience hors saucisse, argumente Mak avec toute la mauvaise foi du monde.
– Josh ne tente et ne tentera rien du tout, objecte notre bassiste. Josh aime irrémédiablement la bonne saucisse.
Nous nous esclaffons en même temps. Red brandit son sac puis désigne son ventre rebondi en haussant les épaules.
– Et moi, elles me fuient comme la peste. C’est ma chevelure de feu, ça impressionne autant que mes abdos. À moins que ce ne soit la malédiction de la friend zone, j’suis trop sympa en vrai.
Jack me jette une oeillade suspicieuse. Je réagis dans la seconde, levant les paumes en l’air :
– Abstinent.
– Parle-nous donc du contrat, au lieu de nous faire chier, élude Mak pour changer de sujet.
Le regard noir que lui lance notre Texan le remet à sa place et il corrige :
– Au lieu de nous faire perdre notre précieux temps. C’est moins vulgaire ? Ça te va ?
– Je préfère ça. Tu ferais mieux de pas trop faire le malin. Tu pousses le groupe entier vers une réputation de borderline pervers dénué de respect. Trois femmes à la fois, ça me laisse aussi rêveur que nauséeux. J’espère au moins que t’as été poli.
– Évidemment.
Je lève un sourcil dubitatif puis me marre en croisant le regard brun et éloquent de Josh. Mak ne possède aucun savoir-vivre en dehors de sa franchise, que ce soit avec ses copines ou le commun des mortels. Mak… est Mak.
Jack dépose une imposante liasse de feuilles de papier sur la table en verre avant de la tapoter du bout des doigts. Son air grave promet de longues heures de négociation qui n’aboutiront à rien. J’en mettrais ma main au feu.
– On va aller droit au but. Ce contrat, on va le signer, que ça vous plaise ou non.
Pouah ! Sacrée entrée en matière ! Immédiatement, mes nerfs se tendent. Des grognements s’élèvent, cependant, personne ne pipe mot dans l’attente de la suite. Une sensation désagréable me remonte le long de la gorge. Je n’aime ni le mystère qui plane autour de ce projet, ni l’autorité mal placée de Jack. Une colère sourde bout dans mes tripes.
– Vous êtes au courant des bases, poursuit-il.
– Ouais. Des bourrins, des cascadeurs à la con et plein de jolies poulettes, résume Mak.
– T’as tout dit. Et justement, à ce propos, on va commencer par un point qui te concerne toi en majorité.
Il toussote puis énonce :
– Clause III-2 :
« toute relation amoureuse ou d’ordre sexuel entre artistes du show, membres de l’équipe technique ou de l’organisation sera absolument proscrite. Ce, dans le but de maintenir une ambiance saine et professionnelle. Exception faite de ceux entretenant une relation antérieure à l’événement. »
– PARDON ? s’étouffe Mak en recrachant un nuage opaque de fumée.
Red glousse tel un imbécile et Josh étrécit les yeux, pensant certainement comme moi à une blague. J’émets à mon tour un ricanement devant la mine effarée de notre leader qui gobe chaque mot prononcé par Jack. Hélas, ce dernier me retire toute envie de m’esclaffer en continuant :
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– C’est bien réel, je vous joue pas un sketch, les mecs. L’idée vient des organisateurs français, mais ils ont mon appui total. Votre queue, vous la garderez au chaud la durée des répétitions et du spectacle, avec ceux de la troupe. Si vous ne respectez pas cette règle, non seulement votre cachet sautera, mais ça sera assorti d’une amende importante. Eh ouais, votre réputation vous précède, ou devrais-je dire… TA réputation, Mak. Celle qui contamine le groupe.
Je ne suis pas un serial baiseur, cependant, qu’on me dicte ma conduite à coups d’interdiction malvenue me rend quelque peu nerveux. Non, carrément furieux !
– Et… on parle de combien de temps ? s’informe Josh d’un ton hésitant.
– Un mois de répétitions dans un domaine proche de New York puis une semaine à Broadway pour mettre en place la représentation. En tout cinq semaines.
Nos visages se tendent d’un mix de colère et de stupéfaction. Serait-on en phase de retourner au collège ? À moins qu’on ne tourne une caméra cachée ?
Mak se lève avec une lenteur étudiée. Le sourire qu’il dédie à notre producteur et agent ressemble à celui de Pennywise juste avant qu’il ne tue une de ses victimes.
– Ce sera un non ferme et définitif.
Sur ces paroles glaciales, il se barre en direction des marches, probablement pour terminer sa nuit à peine commencée. Nous échangeons des regards tendus avec les gars et alors que je m’apprête à me tirer moi aussi, Jack déclare :
– De toute façon, nous sommes déjà engagés.
– Pardon ? m’exclamé-je d’un ton rageur.
– La blague ! Tu nous prends pour des gosses ! s’époumone soudain Mak en effectuant un brusque demi-tour. T’as cru que tu pouvais dire oui sans nous consulter ?
– C’est le cas, rétorque Jack avec un calme olympien. Le producteur de la troupe française est un vieil ami à moi, Robert Mancini, très renommé dans le milieu, et je ne reviendrai pas sur ma promesse. Vous avoir sur scène assure quasiment le succès du show. On signe dans l’état ce contrat, point barre.
L’indignation s’ajoute à ma colère froide. Depuis quand notre responsable agit-il ainsi ?
– Navré, Jack, mais ça sera non pour moi aussi, j’apprécie pas tes manières de traître. De toute façon, on n’est pas fait pour jouer dans un opéra rock.
– D’où le mois de répétitions.
– Non, m’entêté-je. Je suis avec Mak cette fois. J’ai plus l’âge qu’on me dicte ma conduite.
– Oh, mollo les gars ! nous interpelle Red.
– Wolf, reste, insiste Josh. Je crois qu’on doit discuter avant de prendre des décisions définitives.
– Merci, Josh ! s’écrie Jack. Le groupe tourne mal, et je compte sur votre maturité à tous les trois pour ouvrir les yeux à cet imbécile de Mak. Nous courons à notre perte. Vous le voyez pas le foutu mur de briques dans lequel on fonce ? Les temps sont rudes, on peut être oublié du jour au lendemain. Et ensuite ? Vous ferez quoi ? Hum ? Vous vivrez sur vos rentes alors que vous n’êtes même pas trentenaires ? Vous glanderez, vous irez élever des chèvres dans le Montana ? Mais non, moi je vous connais. Toi, toi et toi. Et même toi, Mak. Vous êtes de vrais musicos, vous êtes incapables de stopper ce mode de vie, c’est votre came ! Faire de la musique, monter sur scène, vous gaver de l’amour du public.
– Et baiser, complète notre leader avec sarcasme. C’est aussi mon mode de vie. Je dirais même mon principal mode de vie.
– La ferme ! nous énervons-nous simultanément Red, Josh et moi.
Ce que vient d’énoncer Jack me touche droit aux tripes. Oui, il sait comment on fonctionne et même s’il ne connaît pas mon passé, il devine que sans la scène ou mes instruments, je deviendrais… Je deviendrais quoi en fait ? L’idée me percute de plein fouet, ma gorge se serre, mon coeur s’emballe. Le néant s’ouvre à moi et y basculer m’épouvante.
Un moins que rien, voilà ce que je serais.
Une outre vide.
Un spectre sans but. Wolfgang, ce mec sur qui j’ai tiré un trait.
Je me noierais dans mes tourments, je devrais peut-être même retourner vivre dans ma contrée natale, et ça… je m’y refuse. J’ai besoin de ma musique pour respirer, besoin de ce groupe, des Wild Souls. Besoin de mes potes, ces frères avec qui je partage un bout d’âme.
– Si vous me lâchez, les mecs, c’est simple, je vous lâche, conclut soudain Jack.
Cette ultime menace m’achève, me donnant la sensation d’une gifle en pleine tronche. C’est donc aussi énervé que résigné que je reviens m’asseoir près de Red et Josh. Mak disparaît dans les escaliers, mais nous avons l’habitude. Nous le coincerons plus tard, quand il aura fini de faire sa tête de con.
Cette fois, pas le choix, nous allons devoir sortir de notre zone de confort, et ce… d’ici très peu de temps.

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Mélanie

 

Six mois plus tard, Bourgogne, France


Fébrile, je balance encore quelques fringues dans ma valise. À ce stade, ce n’est d’ailleurs plus une valise, mais la caverne d’Ali Baba. L’idée que nous partons dans trois jours à la conquête des US me galvanise. Tant mieux. Ces derniers temps, j’ai traversé des passages à vide en dépit de la superbe aventure que nous vivons avec notre troupe de spectacle Utopia.
Comme toujours, l’ombre de la bête rôde.
Cette bête, je la hais autant qu’elle m’obsède, un peu comme un tueur fascinant qui nous manipule et nous retire la vie sans qu’on le voie venir. Mais cette bête n’a rien de palpable pour le commun des mortels, pour mes proches, ceux qui m’aiment. Elle n’existe que dans mon esprit et quand elle s’éveille, elle en devient si réelle, si puissante que je peux percevoir chacune de ses griffes acérées qui se referme autour de ma gorge, de mes entrailles. Et alors… je commence à étouffer, suffoquer sans que personne comprenne.
– Mel ! m’appelle ma mère depuis le rez-de-chaussée de notre fermette bourguignonne. Ta soeur arrive !
Excitée comme une puce, je tente avec maladresse de boucler mon énorme bagage puis abandonne devant l’ampleur de la tâche. J’y reviendrai plus tard. D’abord, je dois serrer dans mes bras Aline, mon aînée, ma faiseuse de rêves, ma frangine adorée.
Elle rentre d’Australie où elle passe le plus clair de son temps. Gabriel – le compositeur de nos shows et fils de la compagne de notre maman – et elle filent le parfait amour depuis maintenant deux ans. Je suis heureuse pour eux. Si elle nous visite de façon régulière, son absence me pèse tout de même. Par chance, Utopia nous réunit.
Je dévale les escaliers qui craquent sous mon poids pourtant léger, trop léger, puis bondis dans le hall avant de sortir en courant. Je traverse notre allée bordée de gazon puis rejoins le taxi à l’intérieur duquel je discerne le couple. Mon demi-frère et ma soeur sont là. Enfin !
Sous le soleil doux de septembre, je trépigne comme une gosse en dépit de mes 24 ans. Mon ventre pétille d’un rare bonheur que j’accueille avec soulagement. La bête n’a qu’à bien se tenir, elle ne fait pas le poids devant l’amour que je porte à mes proches.
Pas toujours en tout cas…
Quand enfin la mine souriante d’Aline apparaît, je lâche un cri de joie. Aussi brune que je suis blonde, elle arbore les mêmes taches de rousseur que moi. D’une main enthousiaste, elle me salue puis s’écrie :
– New York, bébé !
– Broadway, ma soeur ! Broadway !
– Prête à tenir le premier rôle sur cette scène mythique ?
– Carrément ! Prête à chanter comme jamais !
Nous éclatons de rire tandis que je contourne au pas de course la berline grise pour me jeter dans ses bras. Nous nous étreignons avec émotion et comme toujours, la puissance de mes sentiments prend le dessus. Des larmes perlent au coin de mes yeux puis dévalent mes joues.
– Quatre mois ! T’es pas revenue depuis quatre mois ! lui reproché-je.
– Je sais, Mel. Mais c’est pas évident, les billets sont chers et j’ai ma vie en Australie maintenant. Et… il y a quelques imprévus.
Nous nous écartons pour mieux nous noyer dans les prunelles l’une de l’autre. Sa paume glisse sur son ventre dans un geste discret, mais significatif. Son index se pose sur ses lèvres roses alors que mon coeur explose de mille étincelles.
– Quoi ? murmuré-je. Vraiment ? Gab a… je veux dire, il est OK ?
– Gab est présent, résonne la voix rocailleuse de mon cher demi-frère que j’avais presque oublié.
Je sautille jusqu’à lui, peinant à croire ce que je devine. Nous nous embrassons avec chaleur avant que j’observe ses traits. Pâle, troublé, Gabriel affiche des cernes impressionnants. Il hausse une épaule faussement désinvolte.
– Certaines choses s’imposent dans la vie sans qu’on les voie venir.
– Gabynours, c’est une merveilleuse nouvelle, un bébé.
– Tu me connais, moi, mes préceptes, mais… curieusement…
Il relève le nez pour échanger un long regard amoureux avec ma soeur puis continue :
– J’ai révisé certaines de mes idées. Pour elle. Pour nous.
J’enroule mes bras autour de son cou puis souffle :
– C’est merveilleux, un mini Gabaline.
– Nous préférons ne pas trop en parler pour le moment, c’est très récent. Seulement à toi. OK ?
– Je comprends.
– C’est stressant, déroutant, mais putain de merveilleux.
La stupeur se répand en moi. Cet homme si fermé à l’idée d’avoir un enfant a vraiment changé. Ça m’emplit d’un bonheur immense. Aline et Gab méritent une belle existence. Oh, que oui ! J’embrasse sa joue bronzée par le soleil australien puis envoie un clin d’oeil complice à ma soeur.
Une fois dans la maison, les retrouvailles se font joyeuses. Marie et maman nous servent un goûter comme quand nous étions jeunes. Nous savourons alors de délicieux muffins fourrés au Nutella. L’espace d’un instant, je suis propulsée dans ce passé heureux où rien ne pouvait m’atteindre au sein de ce foyer affectueux. Les relations entre Aline et Gab durant leur adolescence ont été houleuses, mais moi, je m’entendais à merveille avec ce génie de la musique. Je l’aime comme un vrai frère.
– Souci, Mel ? me taquine-t-il en plantant ses iris vert d’eau dans les miens. Tu me mates comme si j’étais Dieu en personne.
– T’es con, m’esclaffé-je, la bouche pleine.
– Et toi, mal élevée. Sale gosse.
Nous rions ensemble puis je les écoute nous narrer leurs aventures australiennes. Leur osmose fait plaisir à voir. La bête sommeille, je me détends et respire enfin. Ma gorge s’ouvre à ce bonheur que je devine fugace, mais vital.
– Vous savez que dans trois jours à cette heure, nous atterrirons à la Grosse Pomme ! s’enthousiasme Marie d’un air rêveur.
– Je n’en reviens pas, c’est incroyable, souffle maman en posant un bras tendre sur les épaules de sa compagne.
Leur amour si fort émane de chacun de leur geste, de leur regard. Je désirerais connaître moi aussi cette chance, hélas, mes relations chaotiques m’ont retiré l’envie d’essayer. Et le peu que j’ai tenté après lui n’a rien donné de bon. Je ne suis attirée que par les mauvais garçons qui n’ont à m’offrir que du sexe sans saveur et des déboires. C’est plus fort que moi. Plus ils sont cons, plus je suis fascinée. Comme si m’autodétruire me plaisait.
– Tu viens m’aider à monter les valises ? propose Aline en me tendant la main.
Nos doigts se lient. Cette demande n’a rien d’anodin. Je sais qu’elle souhaite avoir un moment à deux avec moi. J’appréhende toujours ces discussions même si, dans le fond, je suis consciente d’en avoir besoin. Mes… craquages… comme je les nomme, ont tellement blessé mes proches. La bête n’éprouve aucune pitié, pas même envers les gens que j’aime. Quand elle pénètre en entier mon esprit ravagé, plus rien ne compte. Elle prend les commandes et personne ne peut la stopper. Alors, je me fais du mal, j’appelle la Faucheuse, la supplie de me délivrer.
Nous grimpons les escaliers, chargées comme des mules, et rejoignons sa chambre où ils resteront jusqu’à notre départ.
– Tu vides tes bagages ?
– Je t’avoue que j’ai pas le courage. On devrait les refaire après-demain. Tant pis, ça ira bien comme ça.
– Je t’aide si tu veux.
– Non, viens donc là, refuse-t-elle en tapotant son matelas.
Nous nous étendons l’une contre l’autre sur son lit d’ado.
– Twister va bien ? Il s’accoutume au changement ? demandé-je en repensant à cette adorable boule de poils de quarante-cinq kilos, son inséparable bouvier bernois.
– Il craint la chaleur, mais nous avons la clim donc ça roule pour lui. Il va être malheureux de notre absence si longue, mais je ne pouvais pas le faire voyager encore une fois si loin. On a engagé une super nounou, une de nos amies. Elle vient habiter à la maison pour prendre soin de lui. Il va être chouchouté, le gros patachou.
Je hoche la tête puis m’enquiers :
– Tant mieux. Pas trop fatiguée avec le décalage horaire et bébé qui grandit ? T’es à combien de mois ?
– Si, j’suis claquée, mais aussi trop excitée par l’aventure ! Ma grossesse, c’est le tout début. D’ailleurs, je ne l’annoncerai que quand on aura dépassé les trois mois. Si tout va bien, à la fin du spectacle. Je compte sur ta discrétion.
– Bien sûr, je dirai rien !
– Et toi, Mel ? Tu te sens comment ?
Voilà la question que je redoutais, mais à laquelle je n’échapperai pas. Aline s’inquiète pour moi constamment et je ne peux lui en vouloir pour ça. C’est légitime quand sa soeur se tranche les veines ou avale des cachets à plusieurs reprises. J’aimerais lui dire que plus jamais ça ne recommencera, hélas, la bête veille toujours. Faire des promesses sans être certaine de les honorer ne me ressemble pas.
Alors, j’élude tant bien que mal :
– Je suis si heureuse que tu sois là et qu’on parte aux États-Unis.
– Moi aussi. Et le moral ? insiste-t-elle.
– Ça tient, je te jure. J’ai pas d’idées noires en ce moment.
Sa main glisse sur ma joue avec tendresse.
– T’as encore maigri pourtant.
– Oh, j’ai chopé un petit virus la semaine dernière.
Un virus qui me hantera à vie… la bête.
– On va te remplumer avec la troupe des Utopiens.
– Ça va être génial.
Ses traits se font soucieux avant qu’elle n’aborde un sujet différent.
– Tu le sens comment avec le groupe Wild Souls ? Et ce… Mak qui tiendra le rôle principal avec toi ?
– La star toute pétée ? ricané-je.
– Ouais, il me dit rien qui vaille. Mais Robert a tenu à les engager. Leur notoriété nous ouvre les portes des US et nous assurera quasiment un carton plein, selon lui. Il est possible ensuite qu’on parte sur une vraie tournée après cette représentation au Madison Square Garden. T’imagines ?
Mes iris se font rêveurs. Je murmure :
– J’imagine tellement.
– Mel… Faudra que tu signes ton contrat au fait. On a traîné pour la paperasse. Et… il y a une clause qui a été ajoutée. Je veux pas que tu la prennes mal.
Je me redresse, interloquée et curieuse.
– Laquelle ?
– Robert a jugé bon d’interdire les relations internes à la troupe pendant le show et les répétitions. Je t’en avais pas parlé avant… Donc je préfère te le préciser maintenant.
– Wow, c’est rude. Il était temps de me le préciser… Mais pourquoi ?
– Mak… La rumeur raconte qu’il attire les nanas comme du miel les abeilles… Et…
Mes yeux s’écarquillent, mon coeur accélère. Je la coupe froidement :
– Et quoi ? Tu t’es imaginé que j’allais succomber ? T’es sérieuse ? C’est de toi cette idée de clause restrictive ? Pas de Robert ? Tu t’es dit, un bad boy, Mel va direct tomber droit dans ses bras histoire de s’autodétruire ?
Elle secoue la tête puis m’explique :
– C’est à l’initiative de Robert mais, oui, j’ai donné mon accord. Je l’assume et c’est dans l’unique but de te protéger. Ça évitera les débordements en interne avec ce groupe à la réputation sulfureuse. Avec ce Mak surtout.
Je tempère la pression de mes nerfs, consciente qu’elle croit agir pour mon bien. À deux doigts de l’envoyer chier, je préfère quitter la chambre afin de ne pas démarrer cette épopée du mauvais pied. De toute façon, ma volonté d’abstinence rendra invisible toute distraction masculine. Quand bien même les membres de ce groupe star sont des dieux vivants, je me jure de ne pas céder à l’appel des sirènes.

 

 

5

 

Mélanie


Le grincement lancinant des roulettes de ma valise accompagne mes premiers pas sur le sol américain.
Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour Mel.
Mon coeur ne s’est pas senti aussi léger depuis une éternité, et c’est avec un sourire accroché aux lèvres que je découvre enfin cette terre promise. Terre qui, pour le moment, ressemble à n’importe quelle entrée d’aéroport : bruyante, bondée, bétonnée.
Mon instinct me chuchote au creux de l’oreille que ce gros mois aux USA va bouleverser mon existence. Non seulement, cet événement sonne le démarrage de ma carrière anglophone, mais surtout, je respire un air différent. Tout du moins dans ma tête. Ces milliers de kilomètres qui me séparent de ma patrie d’origine me donnent la sensation de renaître.
Même la bête ne donne plus signe de vie depuis le décollage.
Autant dire qu’une paix salvatrice m’envahit, une paix nouvelle qui me rappelle mes jeunes années insouciantes. Avant lui. Avant Loïc.
T’es rien sans moi, Mélanie. Rien. Si tu me quittes, tu crèveras comme une merde insignifiante, c’est une promesse.
La voix aussi mélodieuse qu’acerbe de mon passé s’impose un bref instant au sein de mon bonheur, mais je trouve la force de la faire taire. J’ajoute même un bon fuck mental à ces souvenirs que je supplie de demeurer loin de cette renaissance.
La Mel française était fragile, pitoyable.
La Mel américaine sera géniale, au top du top. Non, elle l’est déjà !
Menton relevé avec fierté, coeur pétillant d’allégresse, je suis Aline, Gabriel et nos mamans. Voyager en famille aussi loin est une première, j’adore ça.
Après une attente interminable sous un ciel chargé de lourds nuages gris, le couple d’amoureux embarque dans un premier taxi, ma mère et Marie dans un second. Je n’ai pas le choix que d’en investir un troisième si je veux que mon imposant bagage tienne dans le coffre. Je m’approche d’un véhicule qui semble libre, plus qu’inquiète à l’idée de me retrouver seule dans cette cohue. New York, c’est super, mais New York m’impressionne, même après mes études à Paris. Citadine d’adoption, je reste une campagnarde dans l’âme et tous ces gens, ces buildings, ces endroits mythiques me collent le vertige. Je me rue donc sur cette berline tant espérée au son de mes roulettes brinquebalantes. Suante, épuisée par ces heures de voyage, je ne prends pas garde à un type que je bouscule sans ménagement. Que dis-je… un mur de chair qui m’arrache un cri de douleur surpris.
Je dois relever la tête pour échanger un regard circonspect avec cet individu qui aurait bien besoin d’une coupe de cheveux. Mais au-delà de ces mèches rebelles châtains retenues en bun, ce sont deux prunelles noisette d’une folle intensité qui se posent sur moi. Je déglutis, en prise avec un inquiétant affolement de mon organe vital.
Il fait chaud soudain, non ?
Nous sommes si proches que je découvre dans cette couleur veloutée des pépites d’or quasi irréelles. Cet homme-là doit être croisé avec un fauve pour détenir de pareils joyaux. Ma bouche s’assèche quand je constate que mes paumes sont appuyées sur son torse recouvert d’un sweat à capuche sombre qui ne dissimule pas les incroyables reliefs de ses muscles.
Par chance, toute la troupe de spectacle Utopia conviée aux US a suivi des cours du soir d’anglais. J’en perçois à présent l’utilité. Je maîtrisais déjà pas mal la langue de Shakespeare grâce à mes cours et au travail fourni pour interpréter des textes autres que français.
Je m’oblige à détourner le regard puis balbutie :
– Pardon, je dois prendre ce taxi.
Il rabat sa capuche rapidement puis rétorque :
– Non.
Ce mec a au moins le mérite de se faire comprendre facilement. Mon émoi disparaît pour laisser place à de la stupéfaction. Il a vraiment baragouiné un simple non ?
– Comment ça ?
Il hausse un sourcil puis répète :
– Non.
Pas de doute, c’est un non.
Sous ma mine effarée, il dépose ses propres bagages à l’intérieur du coffre de la bagnole jaune avant d’aller s’asseoir sans même un mot d’excuse ou un sourire contrit. Mon caractère de feu prend le dessus. Je gronde de vexation. De plus, ma famille a disparu dans la nuée de véhicules au loin. L’angoisse s’installe. Hors de question de me laisser malmener par un goujat dès le premier jour. Quand bien même ce goujat serait absolument sexy.
J’ouvre la porte de l’autre côté sous le regard las du conducteur puis m’engouffre à mon tour à l’intérieur, abandonnant ma valise sur le trottoir. Bras croisés, je braque mes yeux droit devant afin de signifier à ce malotru qu’il doit dégager. Le ploc ploc de quelques gouttes de pluie contre le pare-brise rythme le lourd silence qui s’installe.
Après plusieurs coups d’oeil furtifs et une longue minute d’attente, le détestable individu ne paraît pas comprendre. Je précise :
– Je tiens à ajouter qu’on se la joue pas comme dans les comédies romantiques avec le pire cliché du monde d’une rencontre imprévue en taxi sous une averse battante so romantic à la new-yorkaise. Vous n’avez rien du prince charmant, et moi, je ne suis pas la petite blondinette ingénue qui va tomber amoureuse de vous. Au cas où vous n’auriez pas capté, ce taxi est déjà pris.
– Je veux pas me montrer impoli, mais l’heure tourne, intervient le chauffeur, agacé.
– T’as entendu le monsieur ? Sors ! somme alors l’odieux personnage à mes côtés.
Son ton soudain familier en plus d’être désagréable attise l’afflux de sang dans mes veines.
– Personne ne vous a appris la galanterie ?
Son attitude me rend folle. Il se contente de mieux s’installer dans son siège tandis que le conducteur s’impatiente en tapotant son volant de ses doigts crispés.
– D’autres taxis vont arriver, bouge de là, insiste l’inconnu.
– Alors, prenez-en un autre, vous ! rétorqué-je, aussi butée et fière que lui.
L’agressivité ne fonctionnant pas, je tente une autre méthode. Je reprends d’une voix plus douce :
– Monsieur, mes proches viennent de partir devant, je ne connais pas la ville et je suis vraiment angoissée.
Mon discours pleurnichard ne fonctionne pas. Indifférent, il ne daigne même pas regarder dans ma direction. Sous mon inspection furieuse, je discerne un tatouage presque dissimulé par ses mèches et sa capuche. Près de son oeil gauche s’étirent en volutes compliquées deux mots que je peine à déchiffrer. Je n’ai rien contre ce genre de marques indélébiles, néanmoins, l’apposer en pleine figure me paraît un poil excessif.
– Bad boy, murmuré-je d’un ton glacial après avoir enfin compris le sens de ce texte. Eh bien, ça vous colle à la peau. Il manque de pacotille, je suis persuadée que ça aurait tenu entre vos sourcils vu le melon que vous vous payez.
Oups, j’ai été loin dans mes paroles, mais son attitude inébranlable me fait vriller. J’aperçois sa pomme d’Adam imposante monter et descendre, signe de sa nervosité. Agacer les gens, ça me connaît. Et si ce mec me tient clairement tête, je ne baisserai pas les bras sans l’avoir au moins rendu furax.
Et puis, j’étais là en même temps que lui, non ? Pas tout à fait ? Peut-être ?
À cet instant, l’égalité me semble dénuée d’importance. Tout être humain normal de sexe masculin abandonnerait sa place à une nana paumée, chargée comme un mulet. Tout ce que je désire, c’est prendre la route afin de rejoindre mes proches au plus vite.
– Il serait bien de régler votre différend, gronde le chauffeur en me regardant dans le rétroviseur intérieur. J’ai un job à assurer, moi.
Le long soupir que pousse mon irascible et muet voisin me laisse croire qu’il va céder. Mais à peine ma colère redescend d’un cran qu’il a déjà quitté la voiture pour la contourner et ouvrir ma portière. Sa main puissante aux veines saillantes se referme sur mon avant-bras chétif et, d’un geste ferme, il m’extrait de l’habitacle sans aucune précaution. Une odeur cuir-menthol assaille mes narines qui hument avec fébrilité cette douce fragrance so sexy. Ses paumes rugueuses me déclenchent un frisson le long de mon épine dorsale, un frisson de fureur et… d’autre chose plus que plaisante.
Voilà ! Bad boy tatoué sur le visage et je m’égare déjà ! Ridicule, Mel !
J’effectue un mini vol plané et s’il ne m’avait pas retenue, j’aurais lamentablement échoué sur ce trottoir sale. Sans effort, il me ramène à lui pour me toiser un long moment en silence. Notre proximité me cloue le bec et je peux alors observer ses pépites d’or à loisir. Sous le ciel d’automne chargé, elles miroitent de mille éclats dans lesquels j’ai juste envie de me noyer.
Bordel.
Secoue, secoue-toi, Mel ! Comme l’Orangina !
– Lâchez-moi ! m’écrié-je en me redressant tel un puceron face à un tigre. Vous êtes dérangé !
Son étreinte se desserre dans la seconde et un trouble traverse le coeur de ses pupilles envoûtantes. Si bref que je crains l’avoir imaginé. Ce colosse n’éprouve rien d’autre que du mépris pour ma pauvre carcasse maigrichonne. La honte se mêle à ma colère. Sous le regard des badauds, je ravale mes paroles venimeuses, achevée par son interminable mutisme. Un nerf tressaille le long de sa mâchoire puissante, son large cou tressaute, ses mains se crispent. De toute évidence, j’ai finalement réussi à le mettre en rogne.
Tant mieux.
Du haut de mon petit mètre soixante, je le dévisage avec insolence, faisant fi de mon orgueil blessé ; barbe de trois jours, gueule d’ange déchu, lèvres ourlées, épaules robustes, look mi-rock, mi-cool. Un cocktail terriblement séduisant. Je réalise que des gens nous prennent en photo ou nous filment avec leur mobile. Des murmures excités courent un peu partout. Quel est donc ce délire ? Un doute s’immisce en moi.
– On se connaît ? marmonné-je alors, mal à l’aise.
– J’ai pas cet honneur.
– Oh, il sait utiliser sa bouche pour plus d’un mot à la fois.
– Et pour bien d’autres choses.
Sa réplique cinglante au sous-entendu sulfureux me provoque une montée fulgurante de ma température interne. Si ses traits demeurent impassibles, une lueur troublée s’impose davantage dans sa rétine. Je jurerais l’avoir vu, ce signe qu’il n’est pas qu’un rustre ! Tout comme je jurerais avoir déjà croisé cet homme quelque part. J’observe un instant la foule autour de nous, toujours aussi curieuse de mes mésaventures. Mes yeux étrécissent alors que le coin de ses lèvres dessine un rictus amusé. Il sait sourire. Bon, OK, un sourire qui penche plus sur le carnassier que sur le sympathique, mais il n’est pas si monstrueux.
Sur ce début d’amélioration de notre éphémère relation, il m’offre une tape sur l’épaule puante de mépris, puis se détourne pour remonter dans la voiture. Ma bouche s’ouvre de stupeur. Il a osé se barrer ? Au même instant, une pluie diluvienne se met à tomber, mouillant l’ensemble de mes fringues, calmant les ardeurs des moqueurs qui remballent leurs téléphones. Le taxi s’éloigne. Ouais, il a osé.
Formidable.
Bienvenue à New York, Mel.