PROLOGUE
Île de Santorin
Inconnue
Compte avec moi… Dix, neuf, huit… ainsi va le sablier du temps.
Sept, six, cinq… Laisse ma voix guider tes pas. Quatre, trois, deux… Simple humaine, tu es et tu seras. Un, prends ton destin en main, mais n’oublie jamais mes ordres. Zéro. Ouvre les yeux !
Mes paupières se soulevèrent en même temps qu’un air poisseux frappait mes poumons. Dans mon champ de vision, je découvris un firmament céruléen où dansaient quelques rares nuages. J’éructai, bouche grande ouverte, cherchant à inhaler ce précieux oxygène dont je manquais tant. Je pris conscience de mon corps gourd, de mes articulations douloureuses, des éraflures sur ma peau nue. La froideur d’une vague m’arracha un gémissement rauque et je pivotai tant bien que mal sur mes genoux écorchés. Mes doigts s’enfoncèrent dans un épais sable noir.
Simple humaine…
Telle une âme en peine, je me traînai en direction de hauts rochers, laissant dans mon dos l’immensité azur d’un océan inconnu. Ou d’une mer. L’iode mêlé aux relents capiteux de la marée m’accompagna dans ce chemin de croix. Le poids de mes vêtements déchirés et de mes longs cheveux clairs entravait mes mouvements. Des cris d’oiseaux me firent grimacer. Je m’effondrai sur le sable en pressant mes paumes sur mes oreilles trop sensibles.
Vertiges.
Panique.
Je suffoquai.
Cette enveloppe de chair me donnait la sensation de m’emprisonner, de ne pas m’appartenir. Comme si elle était trop réduite pour supporter le poids de mes tourments. Mon souffle déjà erratique devint chaotique, des ondoiements sombres envahirent mes yeux. Dans ma tête se répétait la ritournelle avec laquelle je venais de m’éveiller. Un compte à rebours cauchemardesque contre lequel je ne pouvais lutter. Pourquoi ? Je n’en savais rien. En vérité, je ne savais absolument plus rien.
Simple humaine.
Où me trouvais-je ?
Qui étais-je ?
Une femme. En vie. Je respirais, difficilement certes, mais j’avais au moins cette certitude.
Respire. Respire.
Tandis que je cherchais l’oxygène avec désespoir, un oiseau blanc au long bec orange atterrit près de moi ; un goéland grassouillet plutôt téméraire. J’ignorais comment je connaissais sa race alors que je ne savais même plus mon prénom. Son œil intrigué me détailla avant qu’un second oiseau puis un troisième se posent également. Je fus bientôt entourée d’une véritable nuée de volatiles, et curieusement, je ne me sentis pas oppressée. Ils semblaient m’apporter un peu de calme. Toutefois, l’angoisse continuait de malmener mon esprit.
Simple humaine. Simple. Simple. Simple.
Ce mot empoisonnait mon crâne, martelait mes tempes, me donnait envie de hurler, de vomir. Roulée en boule sur le sable, j’enroulai mes bras autour de mes genoux, puis fermai les yeux. Peut-être que lorsque je les rouvrirais, tout irait mieux.
Soudain, les oiseaux s’envolèrent dans des battements d’ailes affolés et une voix enfantine m’interpella :
— Madame, est-ce que tu vas bien ?
Apeurée, je crispai plus fort mes paupières.
— Simple humaine, bredouillai-je dans des spasmes incontrôlables. Simple. Humaine.
— Regarde, maman ! résonna la même voix. C’est elle ! J’ai trouvé la petite sirène comme dans le Disney ! Sauf qu’elle a les cheveux presque blancs.
— Recule, Sofia !
— Mais maman, elle n’a pas l’air bien, sanglota l’enfant. Tu crois qu’elle connaît Polochon[1] ?
— Je t’ai dit de reculer ! hurla la femme. Chéri, mi amor, viens voir et prends le téléphone. Y a un souci !
Je pressai plus fort mes paupières, terrorisée par les mouvements autour de moi. Quelqu’un effleura mon épaule, une voix douce murmura à mon oreille. Chahut, affolement, questions en rafales. Je respirai de plus en plus mal, ma gorge se comprimait sous la panique.
Qui suis-je ? Où suis-je ?
De grosses larmes dévalèrent mes joues recouvertes de sable tandis que les sons, de plus en plus étourdissants, m’atteignaient : des cris, des pas de course. Puis des mains fermes se posèrent sur moi. Peur. Confusion. Et toujours, toujours, ce ressac entêtant, ces cris d’oiseaux et ce sombre présage.
Simple humaine.
Mon souffle se coupa, l’obscurité me sourit et enfin, je partis loin de cet enfer, délivrée de toute angoisse.
[1] Poisson, ami de la petite sirène Ariel dans le dessin animé éponyme.
1
Quand l’ennui guette
Domüm d’Omitria, Haute-Égypte, six mois plus tard
Erkan
La caresse chaude du siroco souleva mes boucles sombres, charriant dans son sillage les arômes fleuris de mes jardins qui vinrent taquiner mes narines. J’en savourai chaque note, chaque touche sucrée ou épicée tandis qu’au loin, Isis, mon précieux faucon, jouait au gré des bourrasques ensablées.
Les paumes sur le muret de l’immense terrasse attenante à mes appartements, je laissai mon regard errer sur le parc à mes pieds. À l’intérieur de mes remparts se dressaient d’innombrables pins et oliviers, je possédais aussi la plus sublime palmeraie de la région. Une impressionnante représentation de l’œil d’Horus s’élevait au centre d’une cour circulaire où l’ombre des arbres dessinait d’étranges formes. Des geysers d’eau pure en magnifiaient l’or. Un contraste étonnant avec l’étendue de sable qui courait au nord ; aride, impitoyable. Au sud du domaine scintillaient les mille diamants du lac Nasser. Une beauté.
Ce tableau ne me lasserait jamais, tout comme ce pays que j’affectionnais tant. L’âme de l’Égypte résonnait à l’unisson avec la mienne. Aussi souillée par le sang, la honte et les drames que ma carcasse.
Dans le passé, j’avais dû lutter afin de récupérer mes terres. Lutter fort, longtemps. Lutter jusqu’à danser sur la tombe de mes ennemis. Ils avaient tout oublié. Pas moi. À présent, j’étais l’unique souverain de ce royaume. Un souverain dépossédé de sa part la plus puissante et ça ne me suffisait pas.
Oh non. Mes désirs jamais ne se tarissaient, tout comme cet ennui qui rongeait mes jours et mes nuits.
Mon cœur, pétrifié par les aléas du temps et un destin dramatique, ne frémissait plus pour grand-chose. Mais le goût de la revanche, des conquêtes, et celui d’une vengeance glacée ou encore de la domination d’un monde pourri jusqu’à la moelle, oui, cela me remplissait de jubilation.
Un jour, bientôt, je retrouverais ma grandeur.
Un jour, bientôt, je délivrerais mon enfant adoré, ma perte la plus terrible, ma faille la plus secrète. Et alors, toutes les larmes de sang, de cendre et de haine que j’avais pu laisser échapper durant des millénaires trouveraient une raison d’être.
Mon visage dissimulé derrière un masque d’or se pencha sur les créatures qui profitaient de mes richesses. Des femmes métamorphes, en majorité des lionnes, mais aussi quelques tigresses, jaguars et louves volées aux royaumes voisins. Toutes plus sublimes les unes que les autres à mes yeux. Des merveilles possédant l’éventuel don de me rendre ce fils qui manquait tant à mon éternité.
Quête sans succès jusqu’à présent.
Certaines femmes m’observaient depuis les jardins et je pus lire dans leurs yeux toute l’admiration qu’elles me vouaient. Admiration que je suscitais par mon physique avantageux, mes pouvoirs, mais surtout par ma nature profonde. Une nature dont elles ignoraient tout. Si mes Alphas se vautraient dans d’innombrables orgies mêlant métamorphes des deux sexes, je ne me concentrais que sur les êtres capables de donner la vie.
À Omitria, nous fonctionnions en clans, avec à leur tête un Alpha lion, disposant d’un harem constitué d’autant de femmes ou d’hommes Oméga et Bêta qu’il le désirait, des soumis que j’offrais selon mes envies après leur passage au Domüm.
Aucun viol n’était toléré ni aucune brutalité, seule une infinie abnégation aidée par un pouvoir mental puissant. Tous se pliaient à la volonté du mâle Alpha désigné par mes soins. Et chacun de ces Alphas se pliait à ma volonté. Je régnais en monarque absolu sur Omitria, personne n’aurait osé remettre en question cette évidence. Les os du peu qui s’y étaient risqués tapissaient le fond du lac Nasser. De véritables festins pour mes crocodiles. Des bêtes que j’affectionnais et protégeais avec grand soin.
Cette vie n’était qu’une couverture dissimulant ma véritable identité, ma véritable ambition, mes véritables faiblesses. Luire au soleil ne faisait pas d’un immortel une personne incassable. La seule raison de ma force tenait au fait que j’étais brisé depuis bien des siècles.
Entendant des petits pas derrière moi, je tournai la tête et apostrophai mon bras droit :
— Je t’écoute, Amon.
— Mon roi, je viens d’apprendre des nouvelles intéressantes.
Un soupir las s’échappa d’entre mes lèvres :
— Vont-elles rompre cet infini ennui que je supporte depuis mon retour de Volkaïr ?
— C’est une certitude.
Encore et toujours jouer un rôle, encore et toujours dissimuler mes tourments, laisser croire à ma supériorité. Cet ennui que j’évoquais, je ne le ressentais plus depuis bien longtemps pour une simple et bonne raison : le temps m’était compté. Chaque lever de soleil me rapprochait d’une inéluctable conclusion que je refusais d’envisager.
Je pivotai pour faire face au métamorphe à la peau aussi cuivrée que la mienne. Il piquait ma curiosité. Amon n’intervenait jamais pour ne rien dire et était conscient que tout dérangement devait être justifié. La patience ou la tolérance ne constituaient pas mes plus grandes qualités. Son regard assuré acheva de me convaincre : mon second allait illuminer ma journée.
— Mon fils Sohan m’a fait des révélations, poursuivit-il. Il sait où se trouve l’une d’entre elles et il semblerait qu’elle soit plus que vulnérable. Et il ne s’agit pas de n’importe laquelle. Elle vit en ce moment même sur l’île de Santorin.
Mon pouls s’emballa. Sa progéniture détenait de grands pouvoirs, mais je me méfiais d’eux. Néanmoins, sa déclaration sonnait délicieusement à mes oreilles. Amon n’avait aucun besoin de préciser qui était cette fameuse elle. Une de mes indomptables obsessions : une panthère de Braxeïs.
— Et, Erkan, ce n’est pas n’importe quelle Amazone.
— C’est-à-dire ?
— Il s’agit de l’Alpha légitime du Royaume Braxeïs, celle qui devrait se tenir à présent sur le trône des Guerrières de glace à la place de Shiva.
Je n’eus pas le temps de demander davantage d’informations. Des cris éclatèrent plus loin à l’intérieur du temple. Sans perdre une seconde, nous nous précipitâmes hors de mes appartements. Plus rapide qu’Amon, j’arrivai le premier dans un des halls où aimaient se balader mes lionnes : un dôme de verre et d’or empli d’une luxuriante végétation. Je sentis l’odeur du sang, du soufre et de la mort avant même de découvrir la scène cauchemardesque.
Mon cœur cessa de battre.
Mon âme se brisa plus encore.
Dix corps inertes s’étalaient sous mes yeux écarquillés. Certains lacérés par des griffes puissantes, d’autres transpercés par des balles d’argent. Au vu des plaies suintant de liquide noir mêlé au sang, je compris que ces balles avaient été trempées dans l’aconit. Une partie des Perles avait tenté de s’échapper en mutant sous leur forme animale, le reste n’avait probablement pas vu la Fâcheuse se jeter sur elles.
— Beli ! grondai-je en tombant à genoux près de la seule méta encore consciente.
Je pris ses doigts poisseux d’hémoglobine entre les miens. Ses prunelles agonisantes teintées de souffrance et de terreur s’ancrèrent aux miennes.
— Erkan, articula-t-elle. C’était… oh, j’suis désolée…
— Chut, chut, tu parleras après.
Je me tendis pour hurler :
— Faites venir un soigneur ! Vite !
— Un espion, il vivait parmi nous dans votre garde, c’était…
Elle se cambra dans un spasme avant de bredouiller :
— C’est ma faute, j’ai compris que ce n’était pas l’un des nôtres, et quand il l’a compris à son tour… oh par tous les… dieux…
Ma poitrine se crispa douloureusement. Beli était perdue, je refusais qu’elle parte avec le poids d’une fausse culpabilité.
— Tu n’es pas responsable, tu entends ?
Ses lèvres carmin s’étirèrent en un triste sourire.
— Merci, mon roi.
— Saurais-tu me dire qui c’était ?
— Un méta du Royaume…
Elle exhala un ultime souffle sans me délivrer sa réponse puis retomba mollement. Morte. Je poussai un feulement enragé tandis que mes troupes débarquaient, et je me relevai pour mieux observer les lieux. Je ne vis que des femmes sans vie, rien d’autre. L’espion avait dû quitter le Domüm avant mon arrivée. Éviter mes gardes et parvenir à se glisser parmi mes Perles demandait beaucoup d’intelligence. Depuis combien de temps cet espion se trouvait-il dans mon temple ?
J’observai les blessures par balle des victimes.
Intelligence et armes à feu, deux choses qui me ramenaient aux jaguars d’Emerald. Sans preuve, je ne pourrais hélas pas en faire part à l’Alpha-S ni le confronter à ses actes lors du Symposium.
Cet accident mettait d’autant plus en relief les tensions venant de l’extérieur. Si les cinq Royaumes étaient officiellement en paix, officieusement, il n’en était rien. Les Alphas Suprêmes étrangers se méfiaient de moi. Un jour ou l’autre, ils réuniraient leurs forces pour me déposséder de mes terres.
Entre cette réalité et l’infernal compte à rebours qui rythmait mes jours, ma vie prenait un tournant oppressant. Je devais ramener mon fils, mettre un terme à cette malédiction et récupérer ce qui me revenait de droit.
Le droit de la vengeance !
Aussi, quand Amon s’approcha de moi avec une mine désappointée, je compris que cette panthère dont il venait de me parler avait toute son importance. Elle était un signe du destin, une évidence. Si elle était réellement l’Alpha-S légitime comme l’avait souligné mon conseiller, alors elle pourrait être la pièce manquante à mon désir de réunir Braxeïs et Omitria en un seul royaume. Un royaume puissant qu’aucun autre ne pourrait mettre à mal.
— Raconte-moi tout à propos de cette Amazone, Amon.
2
Au boulot
Imerovigli, île de Santorin
Kali
— Tu gères la villa et les suites Lune de Miel, je passe d’ici une heure et tout doit être terminé ! martela ma cheffe. On entre dans la basse saison, mais on doit pas se relâcher.
Les doigts serrés sur mon charriot d’entretien, j’acquiesçai sans protester. Quatre-vingts mètres carrés à remettre en état en soixante minutes, c’était proche du délire. Toutefois, en quatre mois à bosser pour le bien nommé « Santorini Princess Spa Hotel », j’avais appris à baisser le nez et à accomplir des miracles.
Je ne m’en plaignais pas.
Le travail ne me faisait pas peur. J’avais un énorme besoin d’expulser l’énergie foisonnante qui coulait dans mes veines. J’étais rapide, forte et ne râlais jamais. De ce fait, la responsable de l’équipe d’entretien m’exploitait sans vergogne.
L’établissement se trouvait en haut d’une falaise, et la vue plongeante sur la mer Égée m’émerveillait chaque jour. En dépit de ma mémoire défaillante, j’étais reconnaissante à la vie de m’offrir du positif.
Lorsqu’on m’avait repêchée sur cette plage six mois plus tôt, tout mon univers m’était apparu comme détruit. Noyé dans la brume opaque de souvenirs inexistants. Par chance, les secours avaient récupéré mes papiers dans la poche de mes vêtements. Ils m’avaient annoncé que je me nommais Kali Kýros, que je venais d’Athènes et allais fêter mes vingt-six printemps sous peu.
On ne m’avait gardée quelques jours en soins intensifs. De multiples fractures ainsi que plusieurs blessures profondes avaient inquiété le personnel médical. Ma guérison éclair proche du miracle les avait convaincus de me laisser sortir. À ce jour, personne n’expliquait comment mes os s’étaient si vite ressoudés ni comment j’avais atterri à Santorin.
Les insulaires qui m’avaient trouvée sur le sable s’étaient pris d’affection pour moi. Originaires d’Argentine, les Rodriguez géraient un des nombreux restaurants de l’île. Sur un coup de tête cinq ans plus tôt, ils avaient quitté les plaines arides de leur région natale pour ce coin perdu en mer.
Depuis, je logeais dans un petit studio aménagé à l’étage de leur jolie maison, attendant de pouvoir m’offrir mon indépendance. J’ignorais encore si j’allais rester ici ou partir à la recherche d’une éventuelle famille sur le continent. Dans tous les cas, je n’étais pas pressée d’aller en quête de proches qui ne paraissaient pas se soucier de mon absence. Aucune alerte enlèvement ou disparition inquiétante n’était parvenue aux oreilles des autorités. Et ma mémoire demeurait toujours aussi obscure.
J’avais pris le parti de profiter au jour le jour afin de ne pas me noyer dans mes angoisses. L’idée de rebâtir une existence sur cette île touristique ne me déplaisait pas. Ici, j’étais juste Kali et ça me convenait.
En attendant, carpe diem.
J’entrai dans la superbe suite où de nombreux couples avaient déjà célébré leur union. Comme partout à Santorin, le bleu et le blanc prédominaient. De longs rideaux transparents flottaient sous la douce brise de novembre, qui apportait dans son sillage les odeurs de la mer.
Après avoir noué mes longs cheveux en une queue haute, je rassemblai mon courage, prenant une ample inspiration. Je m’attelai à la tâche avec ardeur, accompagnée par le chant de nombreux oiseaux. Telle Cendrillon, j’étais souvent entourée de leur présence guillerette. Je semblais les attirer. Cela amusait mes collègues et ma famille d’accueil, autant que ma capacité à comprendre les langues étrangères. Tout l’été, j’avais pu échanger sans souci avec les touristes venus des quatre coins du monde.
Une heure plus tard, je quittai le coin « Lune de miel » pour me diriger vers les cuisines. Entre la préparation du petit-déjeuner et celle du repas de midi, nous avions un mince créneau pour nettoyer les sols. Avec ma consœur Samia, on s’activa dans le silence entre les immenses plans de travail entourés de pianos, placards interminables ou autres fours professionnels.
— Je me demande toujours comment tu fais pour pas suer comme une vache, lâcha la jeune Marocaine avec un rire. Je ressemble à une éponge après chaque service.
Effectivement, ses petits cheveux échappés de son chignon collaient à son front. Ma condition physique m’évitait ce genre de désagrément. J’ignorais d’où me venaient mon endurance et ma force, mais ça m’arrangeait d’être sportive.
— Mettons ça sur le compte de mon mystérieux passé, répondis-je d’un ton amical.
— Comme le fait que tu es multilingue ou que les bestioles te suivent partout.
Je souris.
— Voilà.
Nous marchions côte à côte en direction des vestiaires du personnel. J’avais terminé pour le moment et ne reprendrais qu’en fin de journée pour un second job plus animé. Je m’occupais du bar avec Daniel-Jean, alias DJ, un Français sympathique qui avait posé ses valises à Santorin depuis trois ans. Mon adresse me permettait de faire le show en préparant des cocktails maison réputés.
La population cosmopolite de l’île beaucoup plus nombreuse en haute saison m’enchantait. J’aimais écouter les récits de voyageurs ou travailleurs enjoués. À défaut de mon histoire, je me nourrissais de celle des autres.
Si je m’entendais avec tout le monde et ne faisais pas de vagues, je demeurais néanmoins méfiante. Cordiale, mais peu expansive, je me contentais d’entretenir des relations sans grande profondeur.
J’abandonnai l’uniforme de rigueur pour une tenue simple et confortable ; jean skinny, sandales plates, débardeur et chemise à carreaux nouée à la taille. Au début, j’avais dû accepter l’aide de la famille Rodriguez pour me vêtir. Mais dès ma première paye, je m’étais reconstitué une garde-robe.
Après un coup de brosse rapide, je remballai mes affaires dans un grand sac puis quittai l’hôtel. Les petits pas nerveux de Samia claquèrent dans mon dos. Je souris, consciente qu’elle me considérait comme une amie. Je le devinais aisément, sans même qu’elle n’ait besoin de le dire.
— On mange ensemble ? proposa-t-elle. J’ai des ragots à gogo.
— Fin de mois, je dois économiser.
— Je t’invite. Je te jure, j’ai une nouvelle intéressante, qui risque de remplir nos portefeuilles. Je te payerai tous les Kurabiye[1] que tu veux et plein d’espressos.
Je levai un sourcil amusé puis acquiesçai. J’avais une véritable passion pour ces biscuits sucrés, également pour le café serré. Une très mauvaise habitude qui ne m’aidait pas à calmer mon hyper activité.
Samia adorait les bruits de couloir et m’en faisait part au quotidien. Pas méchante pour deux sous, elle n’en restait pas moins maladroite. Mais je l’appréciais. Sa présence m’apaisait et éloignait mes pensées tourmentées. Ce passé qui se refusait à moi et qui, chaque jour, devenait plus que jamais oppressant.
On s’installa sous une terrasse à l’abri d’une jolie pergola. Ni l’une ni l’autre ne craignions le froid et bien que les températures aient baissé, nous préférions l’air extérieur à l’ambiance feutrée de l’établissement.
À peine étions-nous installées que Samia se lançait dans ses bruits de couloirs.
— Devine ! lâcha-t-elle, excitée.
— Deviner quoi ?
— Ben justement, essaye de trouver.
Je tapotai mon menton en faisant mine de réfléchir.
— La dernière fois que t’étais aussi agitée, c’est quand le prince Harry et sa femme Meghan devaient venir en septembre. Mais ils n’ont finalement jamais mis le pied sur l’île.
— Tu brûles.
Un serveur brun déposa devant nous deux jus de fruit tropical. Nous ne consommions pas d’alcool ; Samia par conviction religieuse, moi parce que je n’en aimais ni le goût ni les effets. J’avais vu trop de clients ivres, trop de situations dégénérer à cause de la boisson.
— Alors ? insista-t-elle.
— Lâche le morceau, j’en sais rien.
— T’es pas drôle, Kali !
— J’ai jamais prétendu l’être.
Elle m’offrit une esquisse de grimace.
— On va avoir un client hyper important.
— Ça, je m’en doutais.
— Un genre de prince égyptien à ce que j’ai compris.
J’arquai un sourcil dubitatif.
— Un prince ? Y a encore des princes dans ce pays ?
— Probablement. Non… en fait, j’en sais rien, mais il est super friqué et le grand patron lui-même l’accueillera. A priori, c’est quelqu’un de très important. Même pour la chanteuse Shakira, le vioc a pas bougé son cul. C’est peut-être un pharaon. Ou la momie de Toutankhamon qui fait son retour parmi nous.
On éclata de rire puis Samia continua de s’émerveiller à propos de ce prochain VIP.
Bien. Génial.
Cela ne changerait rien à ma situation ni à mon amnésie. Néanmoins, je retins mes remarques piquantes afin de lui offrir quelques sourires. Factices, mais nécessaires. Je ne dévoilais pas mes tourments, tout comme je ne discutais jamais à propos de mes questionnements ou de décisions futures.
— J’ai hâte, énonçai-je platement avant de boire quelques gorgées sucrées.
— Imagine, il tombe amoureux de moi.
Je m’esclaffai devant sa mine émerveillée.
— Imagine, il me demande en mariage et, imagine, il m’emmène dans son palais d’or et d’argent, continua-t-elle.
— Imagine, c’est un vieux pervers de quatre-vingts balais avec de la bave aux lèvres, du poil aux gros orteils et le derrière mal lavé.
— Rhooo, non, touche pas à mon fantasme. Ça se trouve, il est digne des plus beaux contes des mille et une nuits.
Je secouai la tête alors que Samia continuait d’esquisser ses espoirs d’une voix rêveuse. C’était tout ce que je lui souhaitais, mais depuis mon réveil sur la plage, j’avais les pieds bien ancrés sur terre.
La vie n’avait rien de facile. Elle n’était ni blanche ni noire, mais se constituait d’une infinité de nuances grises. Je prenais chaque nouvelle journée à bras le corps sans trop me poser de questions, heureuse d’avoir retrouvé un quotidien stable. Jamais je ne faisais de plans sur la comète. Les lendemains m’étaient trop brumeux pour pouvoir envisager un quelconque avenir.
Minute après minute.
Heure après heure.
Rien de plus, rien de moins.
Et advienne que pourra.
[1] Kurabiye de Mme Adalet : spécialité grecque, pâtisserie
3
Le sauveur de portable
Kali
Retenant un juron, je retournai une nouvelle fois le bordel de mon studio. Ce téléphone devait forcément se trouver quelque part chez moi. Où aurais-je pu le laisser si ce n’était au boulot ou ici ?
— Kali, on ne l’a pas ! m’informa d’une voix forte Julia depuis le rez-de-chaussée.
— Sofia ne l’aurait pas caché ?
— Elle dit que non, j’ai vérifié dans sa chambre.
La petite qui m’avait trouvée sur la plage possédait une énergie inépuisable, une verve infinie, mais elle ne mentait pas. Je l’aimais beaucoup. Tout comme ses parents, Julia et Enrique.
Je me laissai tomber sur le parquet clair pour mieux regarder sous le lit. En dehors d’une couche de poussière et de quelques moutons isolés, je ne vis rien d’intéressant. Mon mobile bas de gamme ne représentait pas une grande valeur à mes yeux, toutefois j’en avais besoin. Ma patronne me contactait dessus, Samia également.
— Bref ! Grommelé-je entre mes dents.
Agacée, je me relevai puis enfilai ma veste en jean. L’heure n’était plus aux fouilles archéologiques, mais bien au travail. Sac à main sur l’épaule, je m’attardai un instant devant l’ordinateur d’occasion déniché au marché. Je fermai les fenêtres ouvertes sur plusieurs sites de formation. Si je me donnais à fond à l’hôtel, je commençais tout de même à me perdre dans la monotonie et les reproches de ma supérieure ingrate. Depuis quelques jours, je m’autorisais à envisager des perspectives différentes.
En dépit de mon amnésie, une certitude flambait en moi : j’aimais les animaux. Leur dédier ma vie professionnelle me semblait de plus en plus une évidence. Malheureusement, mes finances ne me permettaient pas pour le moment de pouvoir entamer le moindre cursus sérieux.
Alors… bonjour balais et serpillères. À plus tard, rêve et espoir.
De toute évidence, je fréquentais un peu trop Samia, qui me contaminait avec ses idées loufoques. Et c’était une bonne chose.
Je claquai la porte de mon logement puis dévalai les escaliers de bois peints en blanc. Cette maison rayonnait de lumière. Je m’y sentais bien parmi les Rodriguez.
La mère et la fille se trouvaient dans la cuisine où une agréable odeur de sucré émanait d’une assiette de cookies. Qu’il était doux de vivre parmi eux !
— Toujours pas de téléphone, Kali ? S’enquit Julia après avoir essuyé ses mains dans un torchon.
— Non, pas grave. Je survivrai sans.
— Les écrans, c’est le mal, renchérit la petite Sofia dans sa robe rouge.
Je déposai un baiser sur son front, humai le parfum fruité de ses mèches brunes.
— T’as raison, ma puce.
— Peut-être qu’Enrique l’a embarqué sans faire exprès, je lui demanderai quand il reviendra du resto.
— Merci, Julia. Je dois filer !
— Tu ne manges pas un morceau ? Kali, voyons, il faut prendre de l’énergie !
Je pilai dans mon élan, attrapai un cookie avec une mine gourmande.
— Merci ! Oh, attends !
Je sortis de mon sac une épaisse enveloppe avec l’argent de ma participation mensuelle.
— On ne te demande toujours rien, ma belle, protesta Julia comme toujours.
— Vous en avez besoin et c’est normal. Je squatte chez vous depuis six mois.
— Mais on t’aime trop, t’es comme ma grande sœur ! S’écria Sofia. Moi, je donne pas de sous à maman. Tu crois que je devrais ?
Son innocence m’arracha un sourire attendri. J’affectionnais les enfants pour leur joie de vivre et leurs paroles sans filtre. Le téléphone fixe sonna depuis le couloir. Julia disparut un instant avant de repointer son visage rieur dans l’embrasure de la porte.
— C’est pour toi, Kali.
— Moi ? marmonnai-je, stupéfaite.
— C’est un homme, il cherche une personne qui a perdu un mobile.
Je secouai la tête sans comprendre qui pouvait bien m’appeler ici. Je ne côtoyais aucun individu de sexe masculin. Mes connaissances étaient féminines ou alors ne disposaient pas de ce numéro. En vérité, je ne m’intéressais pas à la gent masculine, mon mental ployait sous bien trop de soucis et d’incertitudes. Les occasions ne manquaient pas avec les touristes et j’aurais pu m’amuser comme beaucoup de mes collègues. Pas d’attaches, pas de problème. Juste savourer une brève étreinte dans des bras passionnés, mais je n’en éprouvais pas l’envie. Après en avoir discuté avec la psychologue qui me suivait, nous en avions conclu qu’il faudrait du temps pour guérir mon corps et mon esprit de leurs maux. J’ignorais ce qu’il m’était arrivé avant mon éveil sur cette plage. Au fond, je me disais que c’était sûrement mieux ainsi. Seule la patience me permettrait de retrouver une vie normale. Et peut-être de construire une relation amoureuse à long terme. Ou simplement éprouver du désir. Ce dont on ne se souvenait pas ne pouvait nous manquer.
Méfiante, je pris le combiné puis le portai à mon oreille.
— Qui est-ce ?
— Bonjour, ne prenez pas peur, mademoiselle, résonna une belle voix grave. Si je vous appelle, c’est parce que je crois avoir trouvé un téléphone qui vous appartient. J’ai essayé le contact « Maison Rodriguez » de votre répertoire.
Les épaules m’en tombèrent, le soulagement m’inonda. Évidemment, cela me semblait logique maintenant qu’il avait expliqué les raisons de son coup de fil. Mes angoisses prenaient souvent le pas sur mes capacités de réflexion.
— Eh bien, mille mercis, monsieur. Je suis surprise de voir que des personnes honnêtes existent encore.
— Avec un immense plaisir. C’est normal.
Sa voix pleine de galanterie charmait étrangement mes oreilles sensibles et sonnait telle une mélodie envoûtante. Rare. Un léger accent ainsi qu’une tessiture rauque à souhait amplifiaient l’effet.
— Où l’avez-vous trouvé ?
— Dans une rue près de la plage.
Je ne m’inquiétai pas de son indication vague tant j’étais ravie de retrouver mon bien.
— Pouvez-vous le déposer à l’accueil de l’hôtel Santorini Princess Spa ? Je le récupèrerai en arrivant.
— Non, une remise en main propre est préférable.
Je tiquai à sa répartie autoritaire, mais ne m’y attardai pas.
— OK. Dans ce cas, rejoignons-nous devant l’hôtel d’ici…
J’avisai l’horloge murale.
— D’ici dix minutes ?
— Très bien.
Je m’attendais à un refus en raison du délai court. Encore une fois, sa réponse me déstabilisa. Peut-être était-il un client. C’était même un scénario des plus plausibles.
La mine interrogative de Julia réapparut.
— C’est bon, quelqu’un l’a retrouvé, l’informai-je.
— La voix de cet homme est diablement sexy, susurra-t-elle à mon oreille. J’en ai eu des frissons dans le bas des reins. Ne le répète pas à Enrique.
Je mordillai mes lèvres pour ne pas éclater de rire sans pour autant la contredire. Elle avait raison, j’avais moi aussi été charmée par mon interlocuteur et l’impatience m’envahit à l’idée de mettre un visage sur cet inconnu.
4
Qui es-tu, inconnu ?
Kali
D’un pas énergique, je pris mon chemin habituel le long des maisonnettes blanches aux volets bleus. L’odeur d’iode mêlé aux parfums des dernières fleurs estivales m’enveloppa, accompagnée du chant entêtant de nombreux insectes. L’automne était clément ici et l’île pulsait de vie tout au long de l’année.
Au fil de ma déambulation, mon allure ralentit, l’angoisse retrouvait sa place dans mes entrailles. L’idée d’aborder un homme sans rien connaître de lui m’inquiétait. Comme toujours, plusieurs oiseaux me suivaient dans le ciel, tournoyant autour de moi.
Je discernai au loin les bâtiments élégants de l’hôtel, surmontés d’une enseigne indigo. Ses toits bleus se fondaient à merveille dans le paysage. C’était un endroit réputé qui attirait essentiellement une clientèle riche. En pleine saison, les prix s’envolaient et consommer un simple cocktail en terrasse coûtait une fortune.
Une haute silhouette, vêtue d’une chemise et d’un pantalon noir fluide, amplifia le rythme des battements de mon cœur. Droit, classe et impressionnant, l’homme se tenait à l’entrée principale, au pied des escaliers. Ses mèches brunes s’agitaient sous le vent tiède. Il tourna la tête dans ma direction avec une vivacité déroutante, comme s’il avait deviné ma présence avant même de me voir. Ma poitrine se comprima davantage. Je diminuai encore mes pas, saisie par une peur inexplicable, mais aussi un trouble brûlant. Ses traits étaient dissimulés en partie sous un étrange masque aux reflets dorés. Détail qui lui conférait une allure d’autant plus imposante. Inhabituelle. Déstabilisante. J’ignorais pourquoi, cependant, mon instinct me murmurait qu’il serait la source de futurs problèmes.
D’un grognement, je repoussai cette idée saugrenue ainsi que mes jugements empressés, puis redressai mes épaules afin de gagner en confiance. Laisser mes névroses mener ma vie m’était dorénavant intolérable. Ce type souhaitait juste me redonner mon téléphone, rien de plus. Peu importait son style.
Son regard sombre nimbé de vert glissa sur mon corps, s’attarda sur mes longs cheveux réunis en une natte sur mon épaule avant de revenir se planter dans le mien. Son expression à peine visible me mit mal à l’aise. Il émanait de ce colosse à la peau cuivrée une aura de puissance, mais aussi de la dangerosité.
— Bonjour, monsieur, est-ce vous qui avez mon téléphone ?
— Enchanté, mademoiselle. Droit au but, rétorqua-t-il.
— Je prends mon service dans cinq minutes, je suis pressée.
Son ton moqueur m’agaça tout autant que cette assurance qu’il dégageait. Assurance dont j’étais totalement dépourvue à cet instant. Quelque chose chez lui me perturbait et éveillait mon instinct de survie.
— Je ne vous mettrai pas en retard, rassurez-vous.
Il s’approcha d’un pas, je m’obligeai à ne pas reculer. Son buste s’inclina légèrement et il huma mon parfum dans un geste aussi déplacé qu’animal, un geste qui me fit frissonner. D’effroi ? D’excitation ? Je n’en savais rien, mais dans tous les cas, son comportement n’avait rien de normal.
— Je suis Erkan Sawiris, se présenta-t-il de sa voix rauque.
Plus que gênée par son comportement, je décidai d’agir froidement.
— Et moi, en retard.
— Du caractère à revendre et un brin d’insolence. J’apprécie.
Je passai une main fébrile dans mes mèches rebelles puis soupirai :
— Écoutez, monsieur, si vous avez mon mobile, rendez-le-moi et je vous en serai extrêmement reconnaissante. Sinon, je n’ai franchement ni le temps ni l’envie de prolonger cette conversation.
Il fouilla dans la poche de son pantalon pour en extirper l’objet en question.
— Le voici.
Je le saisis, mais il le retint d’une poigne solide. Ses pupilles se dilatèrent, devinrent perçantes, les muscles de sa mâchoire tressaillirent. Quelque chose le rendait nerveux de toute évidence.
— Vous êtes une personne très atypique, gronda-t-il.
— Merci, enfin… je crois. Je vous retourne le compliment.
Ses iris s’assombrirent plus encore. Je déglutis avec difficulté tandis qu’il paraissait vouloir lire dans mon esprit. Un magnétisme déroutant caressait la peau de mon visage. C’était chaud, presque rassurant, mais je refusais de me détendre face à cet homme.
— Vous êtes client au Princess ? l’interrogeai-je afin de reprendre le contrôle.
Sa voix claqua.
— Effectivement, même si cet établissement me semble assez bas de gamme.
Il lâcha enfin mon téléphone et je m’empressai de contourner ce client beaucoup trop perturbant. Hélas, son grand corps se décala. Je percutai son torse en béton, son parfum boisé envahit mes narines. Je ne pus m’empêcher d’inspirer son odeur enivrante à pleins poumons.
— Auriez-vous un instant de liberté pour un verre en ma compagnie ce soir ? proposa-t-il.
— Je travaille, d’ailleurs vous allez vraiment me mettre en retard. Je vous suis reconnaissante pour votre honnêteté, mais notre échange s’arrête là. Je suis aussi trop bas de gamme pour vous.
Un rire viril, sexy et odieusement séduisant lui échappa.
— Le sarcasme est signe d’intelligence. Je n’en suis pas surpris.
— Vous ne me connaissez pas.
Son sourire s’élargit.
— Pas encore.
— Eh bien, l’humilité ne vous étouffe pas ! m’offusqué-je.
— J’abhorre les faux semblants, la langue de bois ou l’hypocrisie entre amis.
Mes yeux s’étrécirent.
— Nous ne sommes pas amis. Et si vous cherchez une femme naïve et facile, vous vous plantez de proie. Je ne suis pas ouverte à une quelconque proposition, je ne peux pas être plus claire.
— Naïve et facile ? Répéta-t-il avec lenteur, savourant chacun des mots roulant sous son palais. Sans intérêt, j’aime les défis.
— Et moi, je les fuis. Au revoir, monsieur.
— Appelez-moi Erkan. Vous travaillez à l’hôtel depuis peu de temps.
Ce que je pris d’abord pour une question n’en était pas une. Il affirmait cela avec une tranquillité déconcertante. Effrayante. Comment était-il au courant ? Mes radars virèrent au rouge.
Trop beau. Trop autoritaire. Trop bizarre et insistant.
Trop de trop.
Rien de bon ne ressortirait si je continuais de discuter avec ce mec dégoulinant de testostérone, d’autant plus s’il était client du Princess. Mon corps, ce traître, ne pensait pas la même chose et s’animait face à son oppressante proximité. Mes cuisses se crispaient, mon bas-ventre brûlait, ma respiration s’accélérait. Ces réactions primaires me désolaient, malheureusement je ne pouvais rien contre cela. Rien, sauf partir.
Rapidement, je le contournai et grimpai quatre à quatre les marches de l’hôtel. Une fois dans le hall, je m’obligeai à reprendre une bouffée d’oxygène. J’étais restée en apnée durant la moitié de cet entretien.
— Kali ? Résonna sa voix de velours.
Je me pétrifiai dans un sursaut avant de pivoter lentement. Erkan se tenait dans l’entrée, flamboyant de virilité et d’une aura envoûtante. Une peur dévorante disputait la place à un désir irrésistible dans mes tripes.
— Ce fut un délice de vous rencontrer. À très bientôt…
Je restai muette face à l’immense inconnu. Ses lèvres pleines s’étirèrent sur un sourire si envoûtant que j’en frémis.
À très bientôt ? C’était hors de question. Si je pouvais l’éviter, je le ferais.