Prologue

Noam

 

Saksun, îles Féroé

 

Un pas.

Le vent me frappe, les embruns m’enivrent, les cris lointains des rapaces accompagnent ma prophétie.

— Admirez l’immortel affronter la Faucheuse ! clamé-je. Je reviendrai, Soline, et tu me croiras enfin. Ensuite, je ferai de toi ma reine pour l’éternité et, ensemble, nous régnerons sur cette terre damnée.

Le parfum de ma contrée natale m’enveloppe alors que dans mon dos se trouvent Jorgen, l’un de mes frères, et cette femme qui m’obsède. Toi, Soline, mon adorée.

Tu me rejettes, je te vénère.

Tu me supplies, je te vomis.

Notre danse chaotique m’a conquis, moi, l’indompté jötunn, le géant sans âme.

Mon cœur cogne comme un dément, prisonnier de ce corps vulnérable, clamant son chant du cygne. Mais je me relèverai libre de mes chaînes, plus accompli encore. Nulle faiblesse n’empêchera mon élévation, car je suis omniscient, puissant au-delà de toute raison. Mes ultimes paroles s’envolent, un testament, un serment, la fin de mon humanité, la naissance de ma vérité.

La promesse d’une éternité à tes côtés.

Un pas encore.

Mes bras se tendent, ma jubilation décuple, mes muscles roulent sous ma peau. Au bord de cette falaise où trente mètres plus bas grondent les vagues, mes ailes chimériques se déploient tel un linceul. Un frisson dégringole le long de mon échine, mon torse nu se contracte sous l’effet du pouvoir qui pulse en moi.

Nul ne me croit, tous me considèrent comme fou ?

Je leur prouverai, moi, leur hurlerai ma vérité, les mettrai face à ma gloire.

Un ultime regard pour toi, mon alfe, ma déesse, ma promise.

Tu verras, Soline, tu verras à quel point tu te leurres à mon sujet, à quel point ton cœur t’a menti. Oh, je ne t’aimerai pas comme Jorgen à coups de sentiments mièvres. Je reviendrai, te conquerrai, forgerai ton piédestal, te nommerai maîtresse de mon âme putride. Et chaque fois que je provoquerai ta perte, ma main te relèvera.

Encore.

Et encore.

Et encore.

Ensemble, nous savourerons la flamme de notre passion, comme une lueur dans l’obscurité.

À présent, l’heure a sonné.

— Je suis jötunn ! tonné-je.

Un dernier pas. Puis la chute.

Aussi métaphorique que réelle, interminable, brutale, glaciale. L’air siffle à mes oreilles, le temps ralentit, grignotant mes idéaux. Ce foutu sablier aurait-il été retourné pour mieux me punir de mes péchés ? Je revois l’horreur de mon passé, ces personnes que j’ai tuées, mes corbeaux martyrs, nos secrets partagés.

Lequel de nous deux s’est donc leurré, ô, mon adorée ?

Le doute m’embrase, l’angoisse me tenaille.

Ces beaux discours, prononcés face aux éléments déchaînés, ne sont plus qu’illusions. Et enfin… enfin… survient le choc. Sur ce rocher à fleur de falaise se fracassent mes os, mon arrogance, l’ensemble de mes convictions. Mon identité vole en mille éclats douloureux.

Soline, j’ai mal, si mal.

Je me meurs et toi tu danses, je me meurs et toi, tu vis. Le vide m’engloutit, Hel[1] chuchote son chant de bienvenue, ma souffrance disparaît. Du géant ne reste plus qu’un océan de regrets, de haine et de déchéance.

Du géant ne reste plus qu’un cadavre rongé par le néant.

***

— J’ai pas de pouls, s’écrie un homme.

Le vent violent charrie dans son sillage une réponse lointaine :

— T’es certain ?

— Absolument, le gars est fracassé. Envoie la civière que je l’accroche ! C’est une vraie galère par ici.

Prisonnier de ma propre chair, je n’entends que des bribes de conversation. Le monde poursuit son éternelle danse sans se soucier du jötunn supplicié. Les dieux doivent trinquer à mon déshonneur, et ces géants en qui j’ai cru se joindre à eux.

Des chimères. Des putains de chimères.

Suis-je fou ? Avaient-ils donc tous raison ?

L’évidence m’étouffe, mon cœur ralentit.

Je pars.

Dans la souffrance, la solitude, tel un dément qui n’a même pas su se suicider correctement. Plus aucune sensation n’émane de mon corps endormi. Je ne sens que l’odeur d’after-shave bon marché du pompier accroché à la falaise.

— Un cinglé de moins, articule ce dernier en faisant claquer des boucles en métal. Tu ne seras une perte pour personne, Noam Petersen.

Baisser de rideau.

Game over.

***

Tórshavn, îles Féroé

Mon propre râle m’extirpe de l’obscurité.

J’ai mal. Si mal.

À cette indicible souffrance, je préférais le néant. Un drap me recouvre, comme le linceul que je désirais tant. Chaque centimètre de mon corps pulse d’une douleur infernale. À la place de mon sang circule une lave abrasive. Moi, le control freak, je subis la pire des tortures. Me voilà incapable de commander à mes propres membres, mes muscles se contractent soudain sans cohérence. Mes mâchoires s’écartent sur un geignement, un fracas métallique retentit.

— Par tous mes aïeux !

Des pas précipités résonnent, le tissu s’envole et je respire mieux. Mes yeux cillent, des flashs insoutenables les agressent. À cet instant, je ne souhaite plus que crever. Un immonde sentiment d’angoisse m’envahit, désordonne mon souffle déjà aléatoire.

— Putain de Petersen, m’insulte la même voix.

Des doigts rugueux saisissent mon menton, meurtrissent mes mandibules puis soulèvent mes paupières en me collant une lumière atroce dans les pupilles. Un grondement animal m’échappe.

J’ai mal. Si mal.

— C’est un sacré retournement de situation et je t’avoue que ça me ferait presque bander. Continuer ou pas la mise en bière… ? T’en dis quoi, connard ?

Une paume tapote ma joue puis le souffle chaud de l’homme balaye ma peau. Si j’en étais capable, je dégueulerais tripes et boyaux tant son haleine m’insupporte. Il pue la mort et le dédain.

— T’es tellement méprisé qu’ils ont à peine vérifié ton pouls. Improbable… Une sacrée erreur qui va coûter sa place à un brave pompier. Même à moitié crevé, tu continues d’emmerder le monde.

De sa tessiture rocailleuse de fumeur, la haine dégouline. Un éclat de lucidité illumine mes synapses engourdies. Nous sommes à la morgue. Cette enflure de Kergsen — croque-mort et médecin légiste du coin — s’apprête à préparer mon corps avant mes funérailles. Le comble pour un type qui se pense immortel : qu’on le croit mort alors qu’il vit. Si j’en étais capable, je me marrerais.

— Prévenir ton frangin est vraiment la dernière chose que j’aie envie de faire, enculé de pervers.

Mes yeux s’écarquillent, mes halètements s’amplifient. Mes poumons flétris reprennent vie en même temps qu’un marteau-piqueur s’installe dans ma tête. Un début de panique s’empare de moi pour la première fois depuis de nombreuses années. Mes émotions se sont éteintes il y a bien longtemps, leur retour violent me donne l’impression qu’on me broie.

Prévenir Jorgen signifie avouer ma folie. Toutes ces années à manipuler ma fratrie, toutes ces années à affirmer mon état de jötunn, de puissant, pour en être réduit à un vulgaire humain en charpie. Ma gorge s’étrécit, mon affliction explose en myriades de lames enfoncées dans ma poitrine.

— Non, parviens-je à articuler.

Dans le brouillard de ma vision, j’aperçois ses traits porcins se teinter de surprise puis de vice. Je connais cette expression, j’en suis le plus grand serviteur.

— Non ? Tu ne veux pas que j’appelle les secours ? Que je rassure tes proches ? Répète-moi ça, Petersen. Confirme-moi ta folie.

Dans un filet de voix, je réitère mon refus :

— Non.

Jamais je ne supporterai de voir la pitié dans leurs yeux, jamais je n’avouerai ma défaite. Capituler sonnerait la fin de mes chimères, d’un règne dans lequel je tenais le premier rôle. Assumer face à moi-même m’est déjà intolérable. Devant mes frères… devant Soline… Rien que l’idée me pétrifie d’horreur.

Je choisis la mort à la reddition.

— Tue-moi, balbutié-je alors.

— Te tuer ?

Son rire gras s’élève, s’étire, envahit mon horizon.

— Me penses-tu capable d’ôter la vie de sang-froid, Petersen ? Sais-tu au moins qui je suis ?

Ses doigts virent le drap et je me retrouve nu, vulnérable sous son regard fielleux.

— Parce que moi je te connais, oh oui. Tu es celui qui a brisé ma sœur. Je suis au courant de ce que tu lui as fait subir, tes manipulations et tes cachotteries. Elle a tant souffert, elle souffre encore et pourtant, elle t’aime à en crever. Ma Liv est perdue… et c’est entièrement ta faute.

Le prénom de notre ancienne secrétaire à la fauconnerie se répercute à l’infini sous mon crâne. Liv, cette femme que j’ai soumise, Liv, la plus belle de mes créations. Celle que je suis retourné baiser dans une vaine tentative pour manipuler Soline.

— Tu as été déclaré officiellement mort, Noam Petersen. Alors à présent, je sais qui tu es vraiment : un pantin. Et je suis ton marionnettiste. Putain, c’est jouissif. Quel cadeau du destin !

Il presse mon sexe violemment, m’arrachant un râle.

— C’est donc cela ton meilleur outil ? Pour cela que ma sœur s’est damnée ? J’admets que t’es bien monté, mais cette fois, ça ne te sauvera pas.

— Me… touche pas…, hoqueté-je avec difficulté.

— T’en fais pas, la nécrophilie, c’est pas mon truc. J’aime les chattes bien chaudes. Ta bite vient officiellement de prendre sa retraite.

Sa paume s’abat sur mon genou puis glisse sur mon tibia. Chacun de ses effleurements ressemble à une éternité de souffrance. Un hurlement étouffé tente de surgir de ma gorge desséchée.

— Tu es brisé toi aussi à présent, jubile-t-il en ramenant sous mon nez ses doigts ensanglantés. À ma merci. L’heure de ma vengeance a sonné et crois-moi, je me délecterai de chaque seconde.

[1] Déesse de la mort dans la mythologie nordique, fille de Loki.

Le vestibule de l’enfer

« Vous qui entrez, laissez toute espérance »

Dante – « La Divine Comédie »

 

1

Noam

 

Lieu inconnu

 

 

Souffrance. Obscurité. Brouillard.

Un manège, une mélopée, une valse infernale, trois mots qui caractérisent ma nouvelle existence de mort-vivant. Les nuits succèdent aux jours, les jours aux nuits, et je suis incapable de rester éveillé. Mes paupières sont lourdes, si lourdes.

On me pique, me touche, m’allonge et me redresse.

Des mains inconnues s’échinent à me maintenir en vie. Parfois, je distingue la voix du responsable de la morgue, d’autres fois c’est une femme qui me manipule. Je suis à peu près certain qu’on me drogue pour mieux m’enfermer dans cette enveloppe charnelle qui me révulse. Plus efficace que menottes et barreaux, mon corps ne m’appartient plus, ne répond plus à mes ordres. La souffrance physique va et vient au gré du temps qui file, plus ou moins aiguë, plus ou moins supportable. Mais la douleur mentale, elle, ronge ma volonté, ma force, mon espoir.

Peut-être suis-je mort ? Peut-être suis-je dans les limbes, prêt à affronter le courroux des dieux ?

Moi qui me suis pris pour une créature toute puissante, moi qui ai volé des vies pour mener à bien un grandiose dessein, je mérite probablement ce destin. Pauvre fou que je suis. Cette lucidité nouvelle quant à ma personne m’enfonce davantage dans un gouffre vertigineux dont je crains bien ne jamais m’extirper.

***

Aujourd’hui, ma torpeur s’allège. Je parviens à soulever les paupières, à stabiliser ma vision. Quatre murs, une porte close et un vieux matelas sur lequel je suis allongé nu ; voici mon nouvel univers.

— Bordel…, marmonné-je, la bouche pâteuse.

Une aiguille enfoncée au creux de mon bras m’empêche de me retourner. Avec une grimace, je l’arrache d’un geste tremblant. Mes muscles sont engourdis, mes articulations raides, toutefois la souffrance est supportable. Après un juron fébrile, j’avale une salive aigre qui me déclenche un haut-le-cœur.

Je ne reconnais pas cet endroit. Une chose est sûre : je ne suis ni chez moi ni à l’hôpital. Mes souvenirs brumeux me rappellent mon ultime conversation avec Kergsen. Bien que noyé dans le brouillard, je me remémore sa haine, ses menaces. S’il m’a sauvé la vie, ce n’est pas pour m’aider. Je connais les affres de la vengeance et le frère de Liv en arbore tous les symptômes.

Un frisson glacé me traverse.

Mon regard embué fouille les recoins obscurs puis tombe sur mon tibia. Une balafre disgracieuse s’étire sur une dizaine de centimètres. Doucement, une angoisse vicieuse s’insinue, louvoie dans mes tripes. Ma situation m’apparaît de moins en moins glorieuse. J’ai été recousu, soigné, ramené d’entre les morts contre ma volonté. Ma chute ne m’aura pas épargné, j’ai souffert de multiples fractures. Et la conclusion que j’en tire affole mon pouls. On m’a maintenu dans un état second durant au moins trois mois, le temps nécessaire pour ressouder mes os.

Je n’ai pas d’escarres, mes muscles ont perdu du volume, mais demeurent solides. Cela signifie qu’on m’a entretenu avec soin. Dans quel but ? Voilà l’unique question qui me hante à présent.

Un claquement métallique résonne, une clé pivote, la poignée s’abaisse. La lourde silhouette du médecin apparaît dans l’embrasure. D’un pas, il envahit mon espace, d’un second, il provoque ma haine.

— De retour parmi nous, la belle au bois dormant.

— Enfoiré, tu me veux quoi ? grondé-je d’une voix rauque. Je vais te faire payer ta…

La batte qu’il tient dans sa poigne velue me frappe de plein fouet. Mon arcade sourcilière explose sous le choc. Étourdi, je ne peux que m’affaisser sur le vieux matelas. Mon souffle désordonné s’emballe, mon palpitant cogne comme un dératé. Me voilà impuissant face à un monstre que j’ai moi-même engendré.

— Ta belle gueule te sauvera plus, Petersen, susurre mon geôlier. Tu n’impressionnes personne ici.

Ses doigts salissent mon visage d’une caresse presque tendre. S’il pense m’effrayer, cet homme se leurre. Ma bouche s’étire sur un rictus ensanglanté et un rire hystérique surgit de ma gorge parcheminée.

— T’es complètement barré, grommelle-t-il.

— Tu n’as pas idée !

Je lui crache en plein nez une gerbe rougie de mon hémoglobine puis un second coup sur la tempe m’achève.

Ténèbres.

Néant.

Deuxième game over.

 

***

 

Lieu inconnu

 

Des cahots brutaux m’extirpent de l’inconscience. La douleur m’étreint comme une fidèle amante et je grogne de colère. Quand je tente de porter une main à mon arcade blessée, mes doigts rencontrent une surface froide. Mes yeux s’ouvrent en grand sur une totale obscurité.

À tâtons, je découvre mon environnement et plus je comprends, moins je respire. Ma gorge s’étrécit, j’étouffe, en proie à une crise impromptue de claustrophobie. Est-ce possible ? Est-ce réel ? Le bruit ténu d’un moteur me le confirme. Ce salaud m’a enfermé dans un coffre de voiture. Je tente, sans succès, de pivoter, de trouver un quelconque mécanisme à actionner. Je suis prêt à sauter et peu m’importe qu’on roule à toute vitesse. À cet instant, je ne parviens à respirer qu’à grand-peine. L’impression de crever pour la seconde fois m’envahit, empoisonne mon esprit ravagé.

Puis, comprenant que rien ne me sauvera de cette cage étroite, je commence à frapper. Mes poings fermés s’abattent contre la tôle avec férocité, rage, désespoir.

— Libère-moi, putain ! éructé-je.

Ma gorge sèche ne laisse filtrer qu’un filet de voix rauque qui me frustre plus encore. Et je tambourine, cogne, perds les pédales jusqu’à ce que des gouttes tièdes échouent sur mon visage. À cet instant, mes muscles se relâchent, je ne suis plus qu’un sac de viande impuissant. Mes bras retombent, mes vociférations cessent. Seule ma respiration poursuit sa folle cavalcade.

Il avait raison, je ne suis qu’un pantin.

Mes pensées s’évadent vers ce que je laisse derrière moi. Mes deux frères, Soline, mes oiseaux… Une vie.

Qui suis-je à présent ?

Noam est officiellement décédé.

Le jötunn n’a jamais existé, il ne demeure plus qu’une infinie incertitude, un homme solitaire, vulnérable, ravagé. Un homme qui vient de perdre ses repères, ses illusions, ses espoirs. Un homme qui éprouve. Qui pulse de colère et de rage.

Ô Soline, comme tu aurais aimé me voir ainsi, malmené, ballotté, impuissant.

Soudain, la voiture ralentit, le moteur se tait puis une portière claque.

Une seule.

J’en déduis que mon bourreau n’a pas de complice.

Ignorant mes faiblesses d’humain, je m’oblige à calmer mon souffle afin de reprendre une once de contrôle. Ce contrôle si cher à mon cœur en l’absence duquel je me noie. Mes poings blessés se ferment, mes mâchoires se contractent, mes muscles se tendent sous l’afflux d’adrénaline. Que cet enfoiré vienne donc me chercher, je suis prêt à le recevoir. Amoché ou non, paumé ou non, je demeure un homme dangereux. Ma fureur perdure et sera mon guide le plus précieux.

Le claquement de la serrure résonne, un rai de lumière s’infiltre et dès que le hayon se soulève, je bondis tel un diable à ressort. Je ne rencontre que le vide et, surpris, je tente de me retenir. Le poids de mon corps me fait basculer et je me retrouve à moitié hors du coffre. Comme un imbécile, je viens de m’offrir à mes ennemis.

— Bien joué, Petersen, se gausse le croque-mort.

La seconde suivante, une douleur cuisante dans la fesse m’arrache un grondement. La poigne du légiste saisit mes cheveux pour me relever le nez brutalement.

— Retourne au pays des rêves, princesse. Le produit que je viens de t’injecter pourrait endormir un éléphant.

— Pourquoi… la batte… ?

— Pourquoi je t’ai éclaté avec ma batte de baseball ? Pour mon propre plaisir, un adieu personnalisé. Je ne te souhaite pas le meilleur, Noam Petersen, mais bien le pire.

Sa bouche frôle mon oreille puis son souffle brûlant balaye ma peau quand il chuchote :

— Tu viens de faire de moi un homme riche. Bienvenue en enfer.

2

Noam

 

Lieu inconnu

 

Mes paupières se soulèvent sur cette incessante obscurité. De toute évidence, je ne suis toujours pas mort. Une chance ? Une foutue malédiction !

Mes narines se dilatent, humant un air différent de celui de mon précédent éveil. Un air teinté d’une forte odeur d’iode et de fuel. Je me tiens cette fois en position assise à moitié avachi, le corps perclus de douleurs et de courbatures. La soif tenaille ma bouche asséchée, la faim creuse mon ventre. Alors que je tente de me redresser, mon crâne rencontre un obstacle. Mes doigts fouillent, cherchent, ne trouvent qu’une matière rêche et froide : du bois humide.

Absolument partout !

À droite et à gauche, devant, derrière, sous moi… au-dessus. La claustrophobie revient me nouer la gorge, agite mon souffle. L’enfoiré m’aurait-il enfermé dans un cercueil ? Aurait-il finalement célébré mes funérailles ? Les bourrasques glaciales qui s’infiltrent entre les planches m’informent que non, je ne suis pas sous terre, mais bien en surface.

Ce cauchemar n’en finira donc jamais ?

Il me faut récupérer une once de contrôle sous peine de finir cinglé. Je m’oblige à inspirer et expirer à plusieurs reprises. Mes côtes, toujours sensibles depuis mon saut de l’ange raté, protestent.

Tu as vécu pire que l’enfer, affronté des démons dans ton passé. Relève le nez, ne te laisse pas envahir par la faiblesse humaine.

Mon pouls ralentit, mes yeux s’habituent doucement au manque de lumière, mes pensées retrouvent une certaine cohérence. Paupières fermées, j’explore mes sensations. De toute évidence, on m’a enfermé dans une caisse. Sous mon corps nu, un fin matelas de paille atténue la rugosité du bois. Un balancier régulier berce ma prison. Je tends l’oreille et reconnais les sons familiers de la mer ; la houle, les bourrasques, le cri des oiseaux marins. Aucun doute, je me trouve sur un bateau. Dans les interstices de ma cage, j’aperçois, par intermittence, le halo argenté de la lune.

— C’est quoi ce bordel ? marmonné-je.

Ignorant les douleurs de mon corps recroquevillé, je rassemble mes jambes pour pivoter et approcher mon visage des planches. Dans le noir, je ne distingue pas grand-chose hormis les silhouettes brumeuses d’immenses containers.

— Y a quelqu’un ? m’écrié-je sans grand espoir. Je suis enfermé !

M’efforçant de maintenir un calme illusoire, je frappe du poing contre ce bois qui m’étouffe de plus en plus.

— Vous m’entendez ?!

— Hello, darkness, my old friend[1], s’élève soudain une voix féminine et mélodieuse.

Je me fige en tendant l’oreille.

— Qui vient de parler ?

Ignorant ma question, l’inconnue poursuit sa sinistre mélopée.

— I’ve come to talk with you again[2]

Je reconnais les paroles de la musique The sound of silence de Simon and Garfunkel. Aussi incongrue qu’adaptée à la situation, cette chanson déroulée dans un chuchotement me hérisse les poils. Avec peine, je me retourne pour gagner le coin opposé de ma cage, plus proche de l’endroit d’où elle provient.

— Qui est là ? insisté-je en anglais.

Cette nouvelle interrogation se solde par un nouvel échec irritant. M’énerver pour une autre raison que ma captivité me permet de retrouver davantage de maîtrise. Je plaque ma paume contre le bois, tapote à plusieurs reprises.

— Quelqu’un m’a enfermé, peux-tu m’aider ?

— And no one dared disturb the sound of silence[3]

Mes lèvres se crispent et je me mords l’intérieur des joues pour retenir un juron. Ses notes cristallines sonnent tel le chant funeste de Hel. Un frisson me traverse, mes mâchoires se contractent. Je n’ai à présent plus aucune envie de crever, encore moins entre ces planches. La fille à côté semble un peu folledingue. Soit elle fait partie de mes bourreaux et me surveille, soit elle se trouve dans la même situation que moi. Que ce soit l’un ou l’autre cas, il est inutile de la braquer.

— Je m’appelle Jorgen. Et toi ?

Je mens sciemment sur mon identité. Enfin, elle se tait. Un lourd silence s’installe, seulement entrecoupé par les bruits de la mer et les craquements du bateau. Donner son véritable prénom signifie créer une certaine vulnérabilité. Donner un faux prénom — celui de mon frère — m’humanise tout en me protégeant. Si elle me confie le sien, je détiendrai une arme pour mieux la cerner, la manipuler. J’en usais à volonté avec Jorgen.

— Tu sais où on est ? Je viens des îles Féroé, ma famille doit terriblement s’inquiéter, notamment mon oncle Théophile. Le pauvre est fragile.

Livrer des détails de ma vie contribue également à attendrir mon interlocutrice. Bien sûr, je mens allégrement en utilisant un proche de Soline[4]. Mais lui dire la vérité à mon propos ne servirait pas ma cause. Je dois rester méfiant.

— Pourrais-tu m’aider ? Je ne suis qu’un…

— Blue, m’interrompt-elle.

— Pardon ?

Silence. Cet embryon de coopération me donne cependant l’énergie d’insister.

— Répète, je n’ai pas bien compris. Blue, c’est ton prénom, c’est ça ? Tu es aussi enfermée ?

— Hello, darkness, my old friend

— Bordel ! pesté-je sans pouvoir m’en empêcher.

Cette fille commence à m’agacer, et coincé comme je le suis, je ne peux user ni de mon charme ni de ma prestance. Pour la première fois de mon existence, je me retrouve pieds et poings liés, tributaire de gens hostiles, qui m’emmènent vers une destination mystérieuse pour je ne sais quelle raison. Résigné, je retourne à ma place initiale puis entreprends de masser mes articulations ankylosées. Je rêve de pouvoir étirer mes membres endoloris, de respirer à l’air libre, d’une simple gorgée d’eau. Les besoins fondamentaux prennent toute leur importance dans mes nouvelles conditions de vie. Au gré de la voix envoûtante de l’inconnue, je me laisse bercer par la houle, m’accrochant au mince espoir qu’on me sorte de là avant l’arrivée du bateau.

— Tu sais, c’est plutôt drôle finalement, entamé-je à l’intention de ma voisine. Toute mon existence vient de se briser en mille morceaux. Mes convictions ont volé en éclats et l’unique point de repère qui subsiste dans ce bordel se résume à… toi.

J’émets un rire désabusé puis ajoute :

— Et tu me sembles aussi fêlée que moi.

Cet élan de sincérité m’a échappé et je regrette immédiatement mes paroles. Ma voisine a cessé de chanter, un lourd silence s’instaure à nouveau.

— Blue, c’est ça ?

Je lâche un soupir ténu. Sans la barrière de bois entre nous, cette fille aurait déjà arrêté son petit manège. Ne pas pouvoir user de mes atouts physiques éveille une frustration prégnante dans mes tripes. Ni ma haute stature, ni mon corps sculpté, ni mes iris de glace ne servent ma cause. Dans cette cage, seul mon bagou pourrait me sauver et malheureusement, l’inconnue n’y paraît pas sensible. Une vague brûlante réchauffe ma poitrine, crispe mes muscles.

Et si les dieux étaient responsables de ma situation ?

Et si depuis le début, ils s’étaient joués de moi en me laissant croire à ma supériorité, que j’étais leur égal ? Leur ennemi de sang : un jötunn

Ne suis-je vraiment qu’un simple humain ? Un dément ? Ou une créature surpuissante ? Et si tout cela se passait dans ma tête ? À moins que je ne sois mort et enterré ?

Telle une tornade, les innombrables hypothèses s’entrechoquent dans mon esprit fatigué. La chute de cette falaise a fissuré mes convictions profondes. Celles qui accompagnaient mes jours et mes nuits depuis des années.

Mon statut de jötunn m’est apparu comme une évidence la veille de mes premiers meurtres. Je me suis instauré en tant que sauveur, éliminant chaque misérable humain qui nuisait à ma fratrie, observant avec délectation la mort grignoter leur étincelle de vie.

De tout temps, j’ai traversé des périodes de doutes, mais jamais comme celle d’aujourd’hui. La solitude, l’obscurité et l’enfermement m’obligent à un face-à-face avec moi-même que je n’apprécie pas.

— Blue ? hélé-je ma voisine. Dis-moi au moins si tu es prisonnière et si tu sais où on va.

— Nous sommes nombreux, s’exprime-t-elle dans la langue de Shakespeare.

Je me redresse, surpris d’enfin obtenir une réponse.

— Comment ça ? On est où, bordel ?

À son silence, je frappe à plusieurs reprises les planches qui nous séparent. Elle me rend dingue à se jouer de moi ainsi. Sa façon de distiller une bribe d’information pour ensuite m’imposer son mutisme me vrille le cerveau.

— Ça ne sert à rien de t’énerver, Noam, résonne une nouvelle voix, masculine cette fois.

Mes sourcils se froncent, mon souffle raccourcit. Comment connaît-il mon vrai prénom ? Celui qui vient de s’adresser à moi se trouve de l’autre côté et sa tessiture m’est étrangement familière.

— Qui a parlé ? m’écrié-je en gagnant le coin opposé.

— Tu me reconnais. Si je suis là, c’est ta faute.

Mes yeux s’écarquillent.

— Anton ?

Silence.

Stupeur.

Choc.

[1] Trad : « Bonsoir obscurité, ma vieille amie »

[2] Trad : « Je suis venu te parler de nouveau »

[3] Trad : « Et personne n’osa déranger le son du silence. »

[4] Référence à « Jötunn – Frères de sang ». Théophile est l’oncle bizarre de l’héroïne, Soline.

3

Noam

 

Bon sang, que fiche mon frère dans cet enfer ?

Ma main se plaque sur la paroi alors que mon estomac se tord brutalement. Mes ongles griffent la surface rugueuse, mon front la percute.

— Putain, soufflé-je. C’est pas possible.

— Et pourtant.

— Je… je ne comprends pas… c’est juste…

— Fou ? me coupe-t-il, amer. Je te le confirme, mon frère. Encore une fois, tu es responsable de mon malheur. Durant des mois, tu m’as enfermé dans cette grotte, tu m’as convaincu que je méritais cette solitude, cette souffrance. Les menottes mentales que tu m’as enfilées étaient plus efficaces que n’importe quel barreau de métal. Et me voici à nouveau entraîné dans un enfer dont tu es à l’origine !

— Je n’ai rien demandé, j’aurais dû mourir et me relever, je suis… je suis un jötunn ! clamé-je, les yeux exorbités. J’aurais dû… j’aurais… je…

Ma voix vacille avant de s’éteindre. Son ricanement haineux me répond et je ravale la suite de ce discours bien huilé dont j’ai usé maintes fois par le passé. Moi-même, je n’y crois plus à présent. Trahi par mes propres convictions, paumé, affamé, assoiffé, j’ignore comment réagir. Rien ne fait sens dans cette situation.

— Tu aurais dû, persifle Anton. Voilà une phrase qui résume ton existence méprisable. Tu nous as fait vivre un enfer à Jorgen et moi. Puis à Liv, Soline et je ne parle même pas des victimes collatérales de tes délires. Tu mérites mille souffrances. Je te hais de toute mon âme.

Mes narines palpitent à ces accusations brutales. Jamais je ne me suis remis en question, je ne compte pas le faire maintenant. Depuis toujours, je protège ma fratrie, je les aime de tout mon cœur. À ma manière spéciale, mais avec ferveur.

— Le petit Noam va pleureur ? raille Anton.

Mes dents grincent, mon souffle se saccade.

— Ferme-la ! rugis-je en enfouissant les doigts dans mes mèches en bataille.

— Je ne fais que commencer, tu es dans les limbes de ton enfer personnel, mon frère. L’heure de payer est venue. Finalement, je suis content d’assister à ta déchéance. L’unique chose qui me réconforte est de savoir que Soline et Jorgen vont vivre heureux loin de toi. Il la baisera à volonté pendant que tu pourriras dans cette caisse.

Hors de contrôle, je maltraite mon cuir chevelu, clos les paupières avec fureur.

— FERME. LA. PUTAIN.

— Jamais !

Ma tête bascule et je commence à me frapper l’arrière du crâne contre le bois. Encore et encore et encore. Les vociférations colériques d’Anton se noient dans une brume opaque, une rage viscérale. Je sais à présent, oui, je sais. Je me trouve bien dans les limbes, une porte d’entrée avant mon éternelle punition. Cet endroit me ronge, me dévore pour mieux recracher les morceaux épars de mon âme dévastée. Et je le mérite, bon sang, je le mérite !

— Doucement, le psycho…, m’intime soudain Blue. Si tu continues, ils vont venir et crois-moi, tu n’en as pas envie.

Je me pétrifie au conseil de ma voisine. Des frissons intempestifs secouent mon corps, ma peau est poisseuse de sueur en dépit de la température glaciale. Je ne suis pas facilement impressionnable, pourtant sa mise en garde me perturbe. Aucune peur ne transpire de ses mots, elle ne plaisante toutefois pas.

— Qui sont ces « ils » dont tu parles ? demandé-je en m’obligeant à calmer ma crise.

— As-tu toujours des questions aussi inutiles ?

— Tu n’apportes de réponses à aucune d’elles.

— Parce que tu les connais déjà. Oui, je suis prisonnière, sinon je ne m’amuserais pas à rester dehors, encore moins pour écouter les complaintes d’un cinglé. Non, je ne sais pas où on est puisque je suis dans une caisse identique à la tienne. Et ces « ils », comme tu dis, sont chargés de nous amener à bon port. Parce que comme toi, l’unique information que je détiens est que nous nous trouvons sur un bateau. Il ne faut pas être un génie pour tirer ces conclusions.

L’énumération de ces évidences me pince la poitrine. Si je déteste une chose, c’est bien qu’on me prenne de haut. Pire, qu’on s’adresse à moi avec condescendance ou sarcasme. Cette Blue vient de perdre pas mal de points.

Vexé, je bougonne :

— Tu es ici depuis longtemps ? Ça te va comme demande, toi qui sembles si maline ?

Entre les planches, un timide rayon de soleil s’infiltre et éclaire ma cage. Je tente de jeter un œil à l’extérieur, mais les interstices sont si étroits que je ne discerne pas grand-chose. Tant bien que mal, je me redresse pour tester la solidité de ma prison. Les bras au-dessus de ma tête, je rassemble mon énergie, bande mes muscles et gronde sous l’effort. À plusieurs reprises, je frappe ce putain de bois qui m’enferme comme un rat, sans résultat.

— Blue ? insisté-je face à son silence. Depuis combien de temps ?

Je l’entends lâcher un soupir avant de me révéler :

— Le jour s’est levé déjà vingt-trois fois pour moi.

— Vingt-trois ?!

Accablé, réalisant que ma situation n’a rien d’une mauvaise blague, je retombe dos contre la paroi. Anton et moi sommes empêtrés dans un colossal bourbier qui, de toute évidence, ne dépend plus simplement du seul médecin légiste des Féroé.

Où nous a donc envoyés cette enflure ?

Un éclat de lucidité torpille mes synapses. Il nous a vendus.

À qui ? Pour quelle raisonJe l’ignore, mais c’est l’option qui me paraît la plus plausible.

— Et donc, Jorgen, ton petit cerveau comprend-il enfin l’ampleur de ce bordel ?

Parfait, elle n’a pas entendu Anton prononcer mon véritable prénom. Un sourire fend mes lèvres et je décide de ne pas réagir à sa remarque acerbe. Rester bloqué dans un endroit aussi exigu pendant si longtemps rendrait n’importe qui de mauvaise humeur.

— Tu utilises le prénom de notre frère, chuchote Anton dans mon dos. Pitoyable.

— Je n’ai nul besoin de ton opinion.

— Je te la donne quand même, après tout, tu es mon unique divertissement.

— Merveilleux, lâché-je avant de m’adresser à la fille. Blue, si tu as la force d’autant bavasser, j’imagine qu’ils te nourrissent. Comment font-ils ?

— Cherche pas, tu ne pourras pas fuir.

Je ravale un juron puis force un sourire afin de tempérer mon agressivité.

— S’il te plaît, chère voisine, aurais-tu l’obligeance de répondre à mes foutues questions ?

Elle émet un rire moqueur et encore une fois, ne daigne pas éclairer ma lanterne. Si j’avais pu imaginer une seconde me retrouver coincé entre une garce insupportable à moitié mutique et un frère qui me déteste de toute son âme, je n’aurais pas sauté de cette falaise…

Non.

En réalité, je n’aurais pas changé une once de mes actes passés. Parce que je suis ainsi, parce que lorsque je perds le contrôle, plus rien ne me guide ou tempère mon impulsivité. Une impulsivité que bien des gens qualifieraient de démence. Depuis que Soline est entrée dans ma vie, mes failles se sont écartelées. Si je me retrouve sur ce rafiot, c’est uniquement la faute de cette femme.

Au-dessus de ma tête claque soudain un verrou. J’ai à peine le temps de relever le nez qu’une trappe se soulève. Mes paupières cillent sous la brusque intensité de la lumière, je ne perds néanmoins pas une seconde. Mon bras s’élance dans l’inconnu et saisit celui ou celle qui a osé m’approcher. Mes doigts s’agrippent à une masse de cheveux courts que je tire violemment. Le cri de ma victime se répercute à l’intérieur de ma caisse et je m’acharne d’autant plus sur sa tignasse. Un rire fou s’échappe de mes lèvres crispées.

— Tu vas me laisser sortir ! tonné-je.

Aucune raison ou logique ne mène ma brutalité. J’éprouve juste le besoin insensé de faire mal à cet inconnu qui m’a enfermé comme un putain de clébard. L’étroitesse de la trappe m’empêche de passer les deux bras. Une chance pour cet imbécile, sinon je me serais empressé de l’étrangler. Bien qu’affaiblie, ma force reste redoutable.

À ses côtés, une voix féminine s’élève dans un anglais maîtrisé :

— Je t’avais dit de te méfier de celui-ci, Harry. Tu ne m’as pas écoutée.

— Fais-le lâcher, merde ! glapit l’homme que je maltraite.

— Regarde-toi… pitoyable.

Celui que je retiens me semble issu d’un croisement entre un phoque et une limace. Mou, sans vaillance, il se débat à peine. En revanche, celle qui s’exprime à ses côtés possède l’étrange don de me glacer le sang. Ce n’est pas bon signe, un monstre sait en reconnaître un autre. Je n’ai pas le temps de me retirer qu’on me saisit soudain le poignet afin de me bloquer. Avec une force impressionnante, mon articulation est frappée à trois reprises contre le rebord, m’obligeant à abandonner la bataille.

— Laisse-moi sortir ! tempêté-je en tentant de récupérer mon bras. Ou je te jure que je te crève !

— « Âmes damnées, je viendrai vous chercher pour que vous subissiez la punition éternelle ».[1]

La tension dans mes nerfs s’intensifie :

— Quoi ? Ça veut dire quoi ?

— Que nous allons prendre soin de toi, mais d’abord, il me faut te punir. Ne t’en fais pas, je choisis la main droite, petit gaucher.

Autour de mon annulaire s’enroule soudain une langue de métal puis la pression enfle… enfle… enfle… jusqu’à me révulser les yeux. Aucun cri ne surgit de ma gorge sèche, la douleur explose alors qu’elle me déchire la peau, me broie les tendons. J’entends nettement craquer le cartilage puis les os de mon doigt. Une lave embrasée sinue dans ma main, ronge mon poignet, mon coude puis lacère mes épaules, ma nuque et mon cerveau. Mes râles s’intensifient au gré des rires extatiques d’Anton qui jubile depuis sa caisse.

Et enfin mon bourreau me lâche.

Je choie tel le pantin misérable que je suis devenu, un pantin à l’agonie qui n’a même plus les fils de son marionnettiste pour le tirer de cet enfer.

— Allez, sans rancune, s’esclaffe-t-elle. Tu disais avoir faim et soif, fais-toi plaisir.

Le bout de mon annulaire sectionné rebondit sur mon visage déformé par la souffrance. Une vague d’eau s’abat ensuite sur mon corps nu déjà frigorifié.

— Souffre en silence, conclut-elle. 

La trappe se referme.

Sang. Douleur. Humiliation.

Troisième game over.

 

[1] Paroles de Charon, le passeur qui menait les âmes aux limbes dans « La Divine Comédie » de Dante.