~ 1 ~

Mauvais plan

Lily

 

 

— Hum…

Nos gémissements résonnent entre les murs défraîchis de la minuscule chambre d’étudiant. Les miens sonnent moins enthousiastes que ceux du garçon qui s’agite entre mes cuisses. Il était pourtant prometteur… musclé, charmant, entreprenant, et arborait cette petite étincelle lubrique au fond de ses yeux noirs, sous-entendant des heures de folies indécentes. Hélas, je dois revoir le réglage de mon radar à bons coups ! Sous ses allures de dieu du sexe, ce mec se révèle être non seulement très décevant au lit, mais surtout kitsch au possible.

Le combo gagnant. L’horreur !

Me voilà à présent occupée à détailler le plafond, comptant les va-et-vient de mon Apollon discount. Je ne me donne plus la peine de simuler mon plaisir, il est de toute façon trop préoccupé par le sien. Je m’attarde sur la vieille ampoule, pensive.

Comment s’appelle-t-il déjà ? Damien ? Aurélien ? Non, Adrien. Enfin, je crois…

Je retiens un soupir alors qu’il commence à gémir plus fort. Son visage grimaçant en pleine jouissance est une sublime représentation de l’anti-érotisme. Je détaille sa bouche tordue de plaisir, incapable d’aligner un coup de langue correct, sa mâchoire carrée, fausse promesse de virilité, et je suis le chemin sinueux d’une goutte de sueur qui perle jusqu’à son menton puis s’échoue sur ma clavicule.

Alors qu’il se vide dans un ultime mouvement de bassin sans saveur, il s’empare d’un de mes seins qu’il serre avec force. Ses muscles se crispent, ses doigts pincent mon téton tandis que des spasmes le traversent, un éclair de douleur me broie la poitrine. Il met le cri que je pousse sur le compte du plaisir et finit par se relâcher, son grand corps humide étalé sur le mien, son sexe ramolli toujours en moi.

Seigneur ! Il pèse une tonne…

Je ne supporte plus son contact et n’attends qu’une chose : qu’il se retire pour que je puisse filer. Malheureusement, Seigneur Apollon ne semble pas pressé, la tête redressée, les coudes appuyés de chaque côté de mon crâne, il m’observe en silence. Un sourire satisfait fend son visage, ses dents d’un blanc éclatant alignées à la perfection brillent sous la lumière blafarde de la lune. Pourvu qu’il ne me sorte pas les phrases bateau… ça clôturerait ma soirée de la plus infâme des façons.

— C’était bon ma belle, susurre-t-il alors à mon grand désespoir.

Et voilà… phrase numéro un.

— Sur une échelle de 1 à 10 du cul, tu me filerais combien ?

Non ! Il n’a pas osé ?

— T’as raison, ne réponds rien. On a pris un putain de pied, ça vaut au moins un 12 ! T’es bonne, bébé.

Et si… il a osé, pire, il a ponctué ça d’un sobriquet ridicule. Ce coup-ci, c’est la totale. Plus cliché, je meurs. Sous mes yeux médusés, il se retire avant de virer la capote qu’il fait tournoyer tel un trophée. Après l’avoir nouée et jetée au sol, il s’empare d’une clope. Ma respiration retrouve de l’aisance. Je dois maintenant m’échapper de cette galère, sinon les paroles désagréables que je retiens risquent de sortir sans filtre. Je me connais, je suis incapable de tenir ma langue devant ce genre d’énergumène prévisible à outrance. Sans aucun doute, il voudra remettre ça pour prouver sa grande virilité et rien que l’idée me donne la nausée. Je dois me trouver une excuse pour me tirer sans blesser son ego ou provoquer sa colère.

— Je dois rentrer, demain je me lève tôt, commencé-je en me redressant.

Je prie pour qu’il me laisse partir sans rien essayer et me hâte vers mes fringues dispersées au sol. Je grimace en sentant sa sueur collante sur mon corps et réprime un frisson de dégoût. J’aime le sexe, je dirais même que j’adore ça. Certains penseraient que ma passion atteint un niveau maladif, mais cette triste situation me rappelle que cette addiction peut s’avérer nocive et malsaine. Une addiction toutefois vitale qui me permet de garder le contrôle de mon existence. Du moins… un minimum.

— On peut remettre ça, bébé, lance-t-il alors que je boutonne mon jean.

Sa voix langoureuse me fait grincer des dents, je prends sur moi et affiche mon plus joli sourire. Mon expérience m’a appris que cette catégorie de mâle ne supporte pas d’être humiliée et qu’il vaut mieux agir avec sagesse. Qualité dont je suis souvent dénuée.

— Crois-moi, j’en ai très envie, mais je dois absolument partir.

— Juste cinq minutes ma belle, ronronne-t-il en se rapprochant de moi tel un fauve vers sa proie.

Cinq minutes… Tu m’étonnes ! T’es pas un champion de l’endurance, bébé !

Je retiens ma remarque acerbe pour lui offrir un sourire crispé, cherchant les bons mots à utiliser. Je passe ma veste et attrape mon sac, mais le lourdaud n’abandonne pas et sa grande main se plaque sur ma taille.

— Comment tu m’as dit que tu t’appelais déjà ? s’enquiert-il en m’attirant près de lui.

Comme avec chacune de mes conquêtes, je baratine et lui donne un prénom qui n’est pas le mien. 

— Léa, mais ce soir, ça ne sera pas possible.

Il va falloir que je la joue plus fine pour m’en débarrasser. Alors que ses dents grignotent mon cou, je plaque ma paume sur son torse et le repousse sur le lit avec fermeté. Sous son regard surpris, j’avance en ondulant des hanches, lascive, puis prends une pose aguicheuse. Ma langue longe ma bouche tandis que je le chevauche.

— Si tu es sage, je reviendrai très vite. Et je ne serai pas seule, j’ai une amie qui adore faire de nouvelles rencontres.

Sur ces mots pleins de promesses, je m’empare du rouge à lèvres dans mon sac à main puis note un numéro de téléphone sur sa poitrine imberbe. Faux bien entendu.

— Appelle-moi.

Profitant de la surprise de l’étudiant, qui doit avoir autant d’expérience qu’un poussin tout juste sorti de sa coquille, je pars sans plus attendre. Dans l’ascenseur qui m’emporte loin de lui, j’observe mon reflet dans le miroir et rectifie l’eye-liner qui a coulé sous mes yeux.

Pour le commun des mortels, je suis une jeune femme de 26 ans pleine d’assurance, pulpeuse et dotée d’un sex-appeal assumé. Moi, je ne vois qu’une créature fragile arpentant le fil de sa vie sans filet de sécurité. À tout moment, il peut se briser et m’envoyer dans les tréfonds nébuleux du néant, au cœur de cette obscurité qui m’angoisse et nourrit mes plus affreux cauchemars. Peu de choses m’effrayent dans cette vie, mais le néant… ce néant qui dévore tout sur son passage, ce rien que j’imagine ou… tente d’imaginer, il me terrorise.

Je ne peux m’empêcher de remarquer la pâleur de mes traits sous la couche de fond de teint, les cernes qui luttent pour apparaître et les coins de ma bouche abaissés que je suis incapable de relever longtemps en un sourire véritable.

Avec un soupir, je redresse ma perruque de cheveux roux coupés en un carré parfaitement lisse qui dissimule ma crinière brune. La créature en face de moi me répugne parfois, mais elle est forte et l’image qu’elle renvoie est juste ce dont j’ai besoin. Personne ne doit connaître mes faiblesses ou elles m’engloutiront.

J’esquisse un léger rictus en repensant à l’Apollon et à ma devise one-shot forever.

Il ne me reverra jamais.

~ 2 ~

Plus qu’une amie

Lily

 

 

Un rayon de soleil automnal glisse sur ma peau en même temps que le soulagement m’étreint. Enfin libre ! Je respire profondément, emplissant mes poumons de l’air iodé de Toulon. J’ai grandi dans cette ville et pour rien au monde je n’en changerai. J’aime la mer et tout ce qui s’y rapporte : le cri des goélands se mêlant au claquement des cordages sur le port, le mouvement des vagues sur le sable chaud, le Mistral jouant dans mes cheveux, l’accent chantant des gens de la région. J’apprécie même les touristes qui envahissent nos rues pendant la saison estivale, apportant par la même occasion une multitude de viandes fraîches pour assouvir mes envies.

Et… ne parlons pas des marins de passage à la rade en quête de conquêtes féminines.

Il est midi, je meurs de faim dans tous les sens du terme. Mon estomac crie autant famine que mon entrejambe frustré. Baiser sans orgasme, c’est comme manger une glace sans chantilly. Ça manque de saveur et laisse un immense vide à combler de toute urgence.

Alexia, ma coloc, m’a envoyée effectuer quelques courses. Elle doit ruminer en attendant mon retour. Tant pis, je ne pouvais pas prévoir que j’allais tomber sur ce play-boy au détour du rayon légumes, et pour ce que ça vaut, j’aurais mieux fait de me payer un bon vieux concombre ! Une valeur sûre !

Par chance, Alexia est habituée à mes disparitions soudaines et est incapable de m’en tenir rigueur longtemps. Elle ne me juge pas et ne cherche pas à connaître les détails de mon existence. L’unique personne qui se rapproche de ce que l’on peut appeler une amie. Une amie à qui je ne me confie pas et qui ignore une bonne partie de ma vérité. Et nous nous en accommodons.

Je sors beaucoup, fais la fête, profite de tous les plaisirs que la vie offre, mais mes relations amicales se résument à cette nana.

Les autres c’est juste pour le fun et l’utile.

Je me hâte de prendre quelques provisions au supermarché, histoire de ne pas revenir les mains vides, puis rentre à l’appartement que nous louons au centre-ville. Un joli logement avec de grands espaces lumineux, deux chambres et un accès à une piscine privée sur les toits. La base d’une vie normale pour moi qui ai vécu dans l’opulence de ma richissime famille.

Je pousse la porte, espérant qu’elle soit partie pour éviter d’expliquer ma rencontre désastreuse, mais je constate qu’elle est là, avachie sur le canapé, un roman entre les mains. Elle me lance un regard assassin et affiche un air agacé. Je m’approche en souriant, la détaillant sans aucune retenue.

Le tee-shirt informe qu’elle met pour traîner ne gâche en rien son corps superbe. Ses jambes nues et bronzées sont ramenées sous elle et de grosses chaussettes en laine ornent ses petits pieds. Son chignon effectué à la va-vite laisse échapper des mèches blondes rebelles, et les lunettes aux branches noires qu’elle porte pour lire sont légèrement de travers sur son nez. Elle est à croquer, comme toujours, mignonne et minuscule. Sa moue boudeuse et l’absence de sous-vêtements finissent de me faire fondre. La flamme de l’excitation qu’a malmenée ce lourdaud se ranime et menace d’embraser mes tripes.

— Ah non ! Lily, tu ne me fais pas ce regard-là ! lance-t-elle en se levant. Je t’ai attendue et tu sais très bien que j’ai des rendez-vous cet après-midi.

Mon sourire s’élargit, je ne la lâche pas des yeux en m’approchant puis lui retire lunettes et bouquin que je dépose sur la table basse. Son nez se retrousse en une mimique ravie, mais sa bouche continue d’émettre des objections.

— Arrête, Lily ! En plus, tu pues le parfum d’homme de supermarché ! Beurk, ça fait pas rêver !

Je mets un terme à ses bavardages inutiles en semant des baisers sur ses lèvres pulpeuses. J’ai trop envie… non… besoin d’un câlin. D’un véritable câlin, du genre de ceux qui mènent à l’orgasme. Je la contemple avec un regard appuyé qui ne peut la tromper sur mes intentions. Sa bouche dit non, mais son corps hurle le contraire, ses seins pointent sous le coton clair, ses cuisses se pressent l’une contre l’autre. Mes doigts pianotent ses jambes satinées pour s’aventurer sur ses genoux puis en direction de son paradis. Comme je l’avais deviné, aucun tissu ne fait barrière à mon investigation indécente.

— Je n’ai pas le temps, soupire-t-elle alors que son bassin remue lascivement.

— On a toujours le temps pour un petit orgasme non ?

J’appuie mes paroles en enfonçant mon index au creux de sa toison déjà humide. Sa tête bascule et ses protestations se transforment en geignements. Ma seconde main l’allonge sur le sofa, mes dents s’amusent à mordiller ses tétons à travers l’étoffe.

— Tu abuses, tente-t-elle une dernière fois en ondulant.

— Oui, mais cet étudiant m’a trop frustrée.

— Lily ! T’es une vraie obsédée !

— Et tu adores ça.

Un second doigt s’enfonce dans ses profondeurs brûlantes avant de me placer entre ses cuisses pour la forcer à les écarter. La vue me réjouit et ses gloussements m’indiquent qu’elle n’opposera plus de résistance. Mon pouce entre en jeu sur son clito et mon annulaire s’ajoute en elle. Elle lâche des cris de plaisir entrecoupés de halètements tandis que ses muscles frémissent sous mes caresses. Avant qu’elle jouisse, je retire son tee-shirt et m’allonge sur elle pour m’emparer de sa bouche. Sa langue trouve la mienne, nos corps se soudent, mes paumes glissent sur sa peau tendre et veloutée.

C’est ça que j’aime chez les femmes : leur douceur. Bien que je préfère les hommes, je m’autorise régulièrement de petits écarts féminins, surtout avec Alexia. Nous avons une sorte d’accord tacite qui nous donne le statut de sex-friend, comme si nous nous rendions service de temps à autre.

Elle est aussi trempée d’excitation que moi, apparemment elle n’a pas eu son quota de parties de jambes en l’air ces derniers temps. Mes vêtements rejoignent son tee-shirt, et nues, nous nous explorons sans pudeur.

 Les doigts d’Alexia enfoncés en moi m’offrent des vagues de plaisirs tout à fait satisfaisantes. Les miens s’affairent en un va-et-vient de plus en plus rapide. Elle est tellement douce, tellement chaude, tellement mouillée… Mes dents titillent ses mamelons sans oser s’aventurer plus bas.

Un jour, je lui proposerai de découvrir la sensation de ma langue sur son sexe, je sais qu’elle aimera, mais c’est trop tôt pour le moment. Alexia est jeune, à peine la vingtaine et elle s’ouvre petit à petit à ces jeux sulfureux. Je ne me dévoile pas totalement avec elle, j’ai peur de la braquer en dépassant ses limites. Son initiation aux plaisirs entre nanas ne fait que démarrer, mais je compte bien l’emmener loin sur le chemin de la volupté. À mes yeux, la sexualité est un exutoire sans frontières ni tabous. J’en explore les nombreuses possibilités, m’évitant ainsi de penser à celle que je tente d’oublier. La vraie moi.

 Ses mains se raffermissent et se font plus brutales, je retiens un glapissement de surprise. Mon élève apprend vite, elle est douée ! J’accélère le rythme à mon tour, et finalement, nos cris de jouissance emplissent le salon avant de s’éteindre, ne laissant que nos halètements résonner.

— Espèce de folle ! s’esclaffe-t-elle la peau recouverte d’une fine pellicule de sueur.

— Tu es encore plus belle après l’amour, ma pucette, susurré-je en la chatouillant.

Ses éclats de rire effacent les dernières images de l’étudiant maladroit, je me sens épuisée et comblée. J’adore ma vie à cet instant, profiter du moment présent, pas de soucis, carpe diem.

Hélas, ma réalité ne me fout jamais longtemps la paix. Je me fige quand une douleur soudaine vient étreindre ma poitrine. D’un bond fébrile, je me relève pour foncer à la salle de bains. La porte claque dans mon dos, je verrouille le souffle court. Les yeux écarquillés, j’ouvre l’eau du robinet alors qu’une masse invisible martèle ma cage thoracique. Inspirer, expirer, inspirer, expirer, expirer, expirer… je ne sais plus ! Quel calvaire !

Bordel, je dois oublier ! Ça n’existe pas !

Je me concentre sur mon reflet, les mains crispées sur le rebord du lavabo. Mes iris marron clair sont dilatés de peur. Mes pupilles sont minuscules et mon teint crayeux. J’observe mes articulations blanchir tandis que ma tête se met à tourner, des flashs colorés explosent partout devant mes yeux. Je clos les paupières quelques secondes, puis les soulève lentement. Quelle mauvaise idée ! La douche, l’armoire de rangement, la baignoire, les serviettes fuchsia, la porte du dressing, tout tangue à un rythme endiablé. Mon cœur s’emballe, augmentant un peu plus ma souffrance. Je m’accroupis puis m’exhorte à respirer doucement, m’efforçant de repousser les griffes du néant.

Je vais bien, ça va se calmer, je dois me détendre ! Ce n’est pas pour maintenant, non.

— Lily ? Qu’est-ce qu’il se passe ? s’inquiète Alexia en tapant quelques coups contre la porte.

— C’est cool ! Ne t’en fais pas !

— Encore ton asthme ? Tu devrais en parler à un médecin.

— Oui, je prendrai rendez-vous.

— Promis ?

— Promis !

Je n’ai aucune intention d’appeler un docteur, j’ai bien d’autres choses à faire. Mentir n’a jamais été un souci pour moi, ça me vient de manière naturelle et ne me cause aucune culpabilité. Je suis seule, sans attache, je ne ressens pas de véritable affection et de ce fait, je ne souffre d’aucun engagement émotionnel. Je ne peux autoriser à quiconque d’entrer dans ma bulle personnelle et me permets de légitimer mon comportement.

Qui voudrait s’enticher de moi dans ces conditions ?

Finalement, je suis une femme pétrie d’altruisme. J’évite une immense peine aux éventuels amis ou amants qui souhaiteraient davantage de ma part.

Ma peau reprend des couleurs, le poignard virtuel planté dans mon cœur s’efface peu à peu, mon souffle ralentit. Je me redresse, me passe un peu d’eau fraîche sur le visage puis lance un sourire au miroir. Deux fossettes apparaissent sur mes joues, mon atout charme, aucun garçon ne leur résiste. Je retire ma perruque rousse et laisse cascader mes longs cheveux noirs sur mes épaules. Ceux-là, peu de monde les connaît…

D’un œil critique, je détaille mon corps voluptueux. Je possède des formes harmonieuses, un ventre plat où quelques abdominaux se dessinent, des hanches fermes. Mes jambes et mes fesses sont musclées grâce à la natation et à la pratique de la pole dance. Ma poitrine est rebondie et pleine, un peu trop opulente à mon goût, mais les hommes l’adorent. Je soupèse mes seins qui se dressent dans la lueur blafarde de la salle de bains. La vision de mon corps en décomposition bouffé par les vers s’impose dans ma tête. Mon menton tremble tandis que je réprime cette image qui me hante sans cesse.

Je dois me ressaisir, ce soir, il faut assurer.

Mon travail en tant qu’hôtesse me permet de gagner un peu d’argent, et surtout de m’amuser gratuitement. C’est le job idéal pour moi qui refuse d’être entretenue par mes parents, mais qui ne supporterais pas une existence métro-boulot-dodo. J’excelle dans l’animation des soirées, et n’ai pas d’égal pour faire chauffer une ambiance. Alexia m’accompagne régulièrement, et à nous deux, nous mettons le feu à chacune de nos prestations. Pour tout le monde, je suis Lily, fêtarde, sensuelle, charmeuse, pleine de vie et profitant de l’instant présent, une épicurienne. Pour mes one-shots, je change de prénom selon mon humeur, je suis la mystérieuse bombe sexuelle, un brin dominatrice et presque sans aucune limite.

En réalité… je suis Emily Rosenberg, fille d’un riche couple d’entrepreneurs américain et je vais mourir.

~ 3 ~

Show chaud

Lily

 

 

Il est 1 h du matin, la fête bat son plein. Sur la piste, les danseurs s’agitent, enivrés par l’alcool, la proximité et leurs hormones. Je me tiens près de John, le DJ, et observe ces corps en sueur, cherchant une proie pour finir la soirée. Je suis prête à démarrer ma démonstration à la barre. John est adorable, nous avons à plusieurs reprises partagé nos plans. Il est 100 % homo et ne rechigne pas à échanger ses partenaires bisexuels avec moi.

Mon mini short, ma brassière et ma perruque blonde tressée jusqu’aux fesses ont largement eu l’effet escompté. Un parterre de mecs en chaleur se trémousse au pied de la cabine. Hélas, aucun ne m’a tapé dans l’œil pour le moment.

Je ne peux m’empêcher de m’esclaffer. C’est à celui qui se fera le plus remarquer, espérant accéder à mes faveurs. Ils attendent avec impatience le show de pole dance que je propose régulièrement. Ce soir, Alexia est là, et pour la première fois, nous présenterons un duo.

Les convives féminines, au contraire, me regardent d’un œil noir. Je suis habituée et m’en fiche. J’adore être le centre de l’attention, que ce soit par jalousie ou admiration.

Ma coloc est prête. Vêtue également d’un short et d’une brassière, elle se tient appuyée au bar dans une pose langoureuse, aspirant sa boisson alcoolisée à la paille, le dos cambré. Je la connais par cœur. Elle chasse.

Je la rejoins alors que John envoie un dernier son avant notre entrée en scène. Je me commande une Vodka sèche et lui demande :

— C’est lequel ?

— De quoi tu parles, glousse-t-elle, faisant preuve d’une immense mauvaise foi.

— Dis-moi !

Elle soupire, résignée et me désigne un type du menton.

— Le grand brun là-bas avec sa chemise de gendre idéal.

— Tu plaisantes ?

— Je n’ai jamais testé ce genre de garçon, je suis persuadée qu’il cache des trésors sous ses airs timides.

— N’importe quoi, c’est un puceau, j’en suis sûre ! On dirait Clark Kent dans Smallville ! Il pue l’ennui à mille mètres.

— Chut, t’es toujours dans l’exagération, me reproche-t-elle à l’oreille. Il me plaît à moi.

— Viens, on va le tester vite fait.

— Non ! Lily, s’il te plaît, ne fais pas ton cirque !

Sans attendre, je me dirige vers le mec en question et m’assois sur le tabouret à ses côtés. Les yeux gourmands de mes fans me matent alors que je me mets en mode femme fatale. Ma cible ne réagit pas.

Tiens donc… monsieur résiste ! Pas de problème.

Je bois une grosse gorgée de Vodka cul sec puis renverse le reste ostensiblement sur lui.

— Oups, je suis vraiment désolée.

Il se lève d’un bond, regardant sa chemise ornée à présent d’une belle auréole d’alcool. Je me penche de l’autre côté du bar pour attraper une serviette, mes fesses à cinq centimètres de son visage. Je le laisse savourer la vue puis commence à le frotter d’un geste sensuel avec le papier. Je mordille mes lèvres, lui colle mon décolleté sous le nez et murmure à son oreille :

— Sincèrement, je suis confuse.

— Vous l’avez fait exprès, rétorque-t-il en me repoussant.

— Absolument pas, susurré-je avec aplomb, effleurant de nouveau son torse. Je suis juste très maladroite.

— Non, vous êtes une allumeuse et vous me prenez pour un con.

Je m’écarte pour le fixer d’un œil assombri. Pour la première fois depuis très longtemps, je me retrouve muette face à un homme. Ma fierté vient de recevoir un sacré coup, la colère bouillonne en moi, d’autant plus que j’entends les gloussements des filles qui ont assisté à la scène. Cet inconnu a utilisé un terme inadapté et insultant. Je suis bien des choses, mais pas une allumeuse. Si je chauffe sérieusement un mec, c’est pour baiser, pas pour m’enfuir comme une quiche et le laisser sur la béquille.

Je m’apprête à balancer une phrase assassine quand Alexia arrive et me saisit le poignet. C’est à nous de passer sur scène, il a eu chaud. Je lui lance un ultime regard perçant et le sien, bleu océan, me déstabilise un instant.

À charge de revanche, Kent !

La lumière s’éteint progressivement, la musique rythmée s’atténue pour laisser place à la mélodie sensuelle du Tango de Roxanne, extraite du film Moulin Rouge. Immédiatement, mon cerveau réagit, c’est mon moment ! Pas le temps de ruminer après ce connard.

Je m’avance, effectue un tour de piste. La poursuite m’éclaire, mes admirateurs sont bouche bée. Je finis par rejoindre ma barre et me positionne sans effort les jambes au-dessus, la tête à l’envers. Mes muscles, déjà échauffés, répondent à la perfection. Alexia arrive à son tour, salue les mâles émoustillés, puis s’approche lascivement. Elle se place sous moi en grand écart et m’embrasse à pleine bouche. Comme prévu l’entrée provoque la liesse du public masculin qui siffle et applaudit.

Les hommes sont tellement faciles à manipuler…

Nous démarrons notre chorégraphie, Alexia à terre et moi à la barre. Notre spectacle sexy sportif est très réussi et lorsqu’elle me rejoint pour le show final, les cris redoublent. Les figures périlleuses s’enchaînent. Nous devons être précises, rigoureuses et élégantes. Cette discipline demande une forme physique au top.

Une idée me vient, le connard frigide ne m’est pas sorti de la tête, voici l’occasion parfaite pour ma vengeance.

Je descends de la scène et me dirige vers le bar. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre mes desseins. Il se lève dans un sursaut, mais il est trop tard. Mes doigts se referment sur son bras et je l’oblige à me faire face. S’il veut conserver un minimum de dignité, il devra céder.

— À quoi vous jouez ?

Je me colle à lui pour répondre.

— Revanche personnelle, Kent.

— Je ne m’appelle pas Kent, mais Grégory.

— Je m’en fiche.

J’entraîne ma victime vers sa séance de torture publique. Alexia me fait les gros yeux en me voyant revenir avec lui, mais continue le spectacle. Il est rouge tomate alors que je n’ai même pas commencé de jouer.

— Qu’est-ce que tu fais ? murmure-t-elle. Il n’en a pas envie !

Je le pousse contre la barre, lui lève les bras en le toisant avec défi. L’odeur de son après-rasage associé à son parfum m’enveloppe. Pas désagréable. Alexia est montée et lui attache les poignets. Les hurlements sont hystériques alors que j’entreprends de déboutonner sa chemise. L’arrogance de l’homme s’est envolée, remplacée par une expression paniquée. Je l’ignore et me frotte contre lui de bas en haut. J’effleure son torse du bout des doigts, longe ses abdominaux, puis approche mes lèvres de sa ceinture. Son épiderme est satiné, lisse et d’une agréable couleur dorée.

Hum, il est bien foutu, ce con !

Lentement je défais la boucle, détaillant ses pectoraux joliment dessinés, la fine ligne de poils qui disparaît sous son boxer noir, ses hanches droites et viriles. Sa respiration s’accélère, non pas d’excitation, mais à cause du stress. Juste ce que j’espérais. Il est si mal dans sa peau qu’il a l’impression de subir une humiliation publique. Je lui offre mon plus beau sourire à fossettes et recommence à me frotter à lui en le fixant dans les yeux. Sa mâchoire se crispe, ses iris, qui ont pris une nuance marine, débordent de rage. La colère semble remplacer sa peur. Intéressant.

— Est-ce que tu vas chialer, Kent ? murmuré-je à son oreille pour le provoquer davantage.

— Lily, ça suffit maintenant, me coupe Alexia en détachant les poignets de notre Kent en chemise.

Je la foudroie du regard alors qu’il s’enfuit sans attendre son reste. Avant de sortir, il se retourne et me toise d’un air empreint de haine.

Ce soir, je ne me suis pas fait un ami.

~ 4 ~

One shot

Lily

 

 

Installée au bar, un nouveau verre de Vodka à la main, j’écoute d’une oreille distraite Alexia m’offrir un discours moralisateur. J’ai été trop loin à son goût, d’autant plus qu’il semblait être un chouette gars, qu’elle a posé une option dessus, que je l’ai déçue, blablabla.

Qu’est-ce qu’elle peut me saouler parfois avec ses airs de sainte nitouche !

Je la regarde sans la voir, perdue dans mes pensées. Elle est gentille, mais ce qu’elle me dit ne m’intéresse pas. Je n’ai pas l’intention de changer, je suis comme ça ; égoïste, effrontée, aguicheuse, voire salope sur les bords, mais… en aucun cas une allumeuse ! Ce rigolo l’a bien mérité. Il oubliera vite cet épisode pour retourner à sa vie ennuyeuse de bobo coincé.

Ce jeu m’a mise en appétit. Je termine mon cinquième verre et inspire un grand coup. Un clin d’œil à John suffit pour qu’il lance un de mes morceaux préférés du moment. Coupant court au monologue lassant de ma coloc, je me hisse sur le bar et lui tends la main.

— Tu es insupportable ! crie-t-elle avec son adorable moue boudeuse.

— Tout à fait, c’est pour ça que tu m’aimes ! Allez, bouge ton petit cul !

Elle finit par sourire puis attrape mes doigts pour me rejoindre. J’arrive toujours à la dérider sans trop d’efforts.

Pendant près d’une heure, nous réchauffons l’ambiance, enchaînant les danses sulfureuses et les verres. Notre parterre d’admirateurs est en ébullition. L’argent circule, l’alcool coule à flots, nous faisons notre job et le patron en est ravi. Heureusement qu’il paye bien celui-là. Ce gros porc et son regard lubrique me révulsent autant que son énorme ventre à peine caché par sa chemise crasseuse. Je viens d’ailleurs de le voir nous épier depuis son bureau situé au premier étage. Monsieur vérifie que la marchandise fait le boulot… Pour lui, nous ne sommes que de la viande fraîche.

Et la marchandise t’emmerde, vieux pervers !

Estimant que nous avons mené à bien notre mission, je décide de descendre et de m’offrir un petit bain de foule. Mon but : dénicher mon plan cul de cette nuit.

L’alcool me tourne la tête, la musique résonne, j’ai la délicieuse sensation de flotter alors que j’avance au milieu de ces gens qui se balancent en rythme. Alexia disparaît, à présent, c’est chacune pour soi. Je remue, saute, virevolte au son des mélodies, mon cœur s’accorde aux basses. Je perds la notion du temps, ne ressentant plus que l’ivresse du moment. Des mains glissent sur moi, me saisissent aux hanches, des bouches se posent dans mon cou, j’agrippe des mèches de cheveux, accepte verre sur verre, caresse des corps inconnus.

Ce n’est pas loin d’une orgie, c’est mon monde de perversion. J’adore ça.

 

 

***

 

 

Quand je reviens à moi, j’ignore quelle heure il est. J’ai enchaîné les doses d’alcool, les clopes et les danses sans discontinuer. Mon one-shot de la soirée a été sélectionné et se tient assis face à moi dans un des sofas mauves du carré VIP. Lascivement, sans le quitter des yeux, je croise et décroise mes longues jambes mises en valeur par mes luxueux escarpins à talons. Depuis le film Basic instinct, cette technique est devenue clichée, mais tellement efficace. Il n’en perd d’ailleurs pas une miette et me contemple avec envie. Pour changer de l’étudiant et oublier l’épisode du Kent effarouché, j’ai choisi le parfait bad boy. Grand, les épaules larges, la mâchoire carrée, une barbe savamment travaillée, les muscles saillants sous sa chemise entrouverte, des tatouages sur les bras et le long de son cou, un regard noir comme la nuit, des mains fortes qui me font frémir d’avance en imaginant ce qu’elles pourraient me faire, il est ma cible idéale pour ce soir.

Ce genre de mec ne s’embarrasse pas d’une quelconque politesse et cinq minutes plus tard, il m’entraîne derrière lui en direction des toilettes. Je l’arrête et lui indique une porte dissimulée menant à un cagibi. Le sordide ne me dérange pas, par contre, je déteste entendre des greluches glousser alors que je m’occupe d’un homme.

Depuis qu’il m’a abordée, il n’a pas prononcé un mot et m’a juste glissé une pilule entre les lèvres que je suppose être un acide. Pas de problème, j’aime vivre dangereusement !

Alors que le cachet se mélange aux effets déjà bien présents de l’alcool, je m’élève dans un état semi-conscient, proche de la transe. Ce soir, je n’ai pas envie de dominer et de mener la danse, ce qui est rare. Ce soir, je désire une baise brutale, celle dont je sors épuisée, vidée et dont je me souviens avec délice le lendemain quand mon vagin pulse de douleur.

Je me laisse emporter par la musique et mon partenaire. Mon short vole à travers la pièce, suivi de près par mon string. J’avais raison, les préliminaires, ce bad boy ne connaît pas, pile ce dont j’ai besoin. J’entends la fermeture de son pantalon descendre, un bruit de plastique indiquant qu’il se protège, puis dans un grondement approbateur, il me décolle de terre. Parfait, je n’avais pas le goût de m’occuper de lui, passons sans détour aux choses sérieuses.

Il me plaque avec violence contre le mur, ses mains crispées sur mes fesses. Je gémis alors que son gland me frôle, s’imprégnant de mon humidité. D’un mouvement de reins ferme, il me pénètre sans concession. Mes parois s’écartèlent au passage de son sexe impressionnant et je râle sous le mélange de douleur et de plaisir qui m’inonde.

Oh bordel, il est bien muni ! Ça, c’est bon !

Ses doigts malaxent mon postérieur tandis qu’il se retire et qu’un deuxième coup de boutoir me transperce. Mon corps gardera les marques de ses assauts et ça m’emplit d’une joie malsaine. Mon cri est étouffé par la musique et les rires des fêtards alors qu’il s’enfonce jusqu’à la garde telle une bête. Il se retire de nouveau, s’immobilise avec un rictus satisfait face à mon impatience, puis une de ses mains s’enroule autour de mon cou. Je l’encourage d’un geignement et quand il serre, mon souffle se raccourcit. Des volutes noires s’impriment dans ma rétine, mais je m’en fiche.

— Baise-moi, bordel ! T’es un looser ou quoi ?

Ma provocation produit l’effet escompté. Dans un grognement rauque, il entame une danse endiablée, ne me laissant aucun répit dans ses va-et-vient sauvages. Nos peaux claquent furieusement, son bassin me percute avec force. Je renverse la tête emportée par un tourbillon de sensations tandis que sa paume comprime ma trachée. J’aime haleter, j’aime étouffer sous sa poigne implacable, j’exhale de saluer la mort, de toucher du doigt les frontières de ce néant qui me veut sans pour autant y basculer.

Pas maintenant… foutue Faucheuse.

L’orgasme déferle en moi, comme une vague brûlante, puissant et délicieux. Le mélange cachet, alcool, sexe est détonnant, je ne sais plus où je suis, qui je suis. Plus rien ne compte hormis cette envolée incroyable, cette autodestruction jouissive. Il me malmène avec une brutalité hors norme, j’ai mal et c’est bon. Je hurle sans aucune retenue alors que le colosse effectue son ultime aller-retour puis s’affaisse contre moi, lui aussi comblé.

Toujours sans un mot, il s’écarte, se rhabille puis, gentleman malgré tout, me prend la main et y dépose un baiser avec un clin d’œil charmant. Il tourne les talons et s’en va, m’abandonnant seule dans mon trip d’acide. Je remets mes vêtements, je me sens bien, apaisée. Oubliées les mésaventures de la journée !

Dans un sourire, je m’approche en slalomant de la porte, les couleurs sont chatoyantes, un bonheur artificiel étreint ma gorge. J’ai affronté mon néant et en suis revenue victorieuse.

J’ouvre le battant, fais un pas puis m’effondre au sol sans un mot.

~ 5 ~

Éveil difficile

Lily

 

 

Lorsque j’ouvre les yeux, je comprends que je ne suis pas dans ma chambre. La première chose que je perçois est le son lancinant d’une sirène d’ambulance. Ensuite viennent l’odeur écœurante de désinfectant et les néons blancs qui défilent sous mon regard embué.

Seigneur, non ! Pas ça !

Je ne veux pas, je refuse ! Les hôpitaux sont ma plus grande peur. Je commence à me débattre, mais des mains fermes me rallongent sur ce qui doit être un brancard. Une voix féminine me demande de me calmer. Je me rends compte que j’ai un masque à oxygène sur le visage et qu’une douleur oppresse ma poitrine.

Putain de réalité à la con ! Je ne veux pas de toi ! Pas maintenant !

Intérieurement, je hurle ma souffrance, ce refus d’accepter ce qu’il se passe en ne souhaitant qu’une chose : retourner dans les bras de mon brutal amant d’un soir, retrouver ce goût fugace de bien-être, ne plus réfléchir, oublier !

Sans se soucier du combat interne qui m’agite, le personnel médical m’entraîne toujours plus en profondeur dans les entrailles de ce lieu infernal, provoquant une violente crise d’angoisse. Les infirmières m’ordonnent de me détendre avant de se résoudre à m’entraver les poignets. Une aiguille pique le creux de mon coude, probablement une prise de sang pour savoir ce que j’ai ingéré lors de ma soirée. Incapable de bouger, je décide de me laisser faire.

À quoi bon lutter ?

J’arrête de penser et m’enfonce dans une torpeur hypnotique, un endroit où rien ne peut m’atteindre. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, ça ne concerne pas Lily, juste Emily, cette fille faible et inutile.

 

On me retire mes vêtements, mon maquillage, ma perruque, mes lentilles de couleur, mes bijoux. On me pique, on me fait passer dans des machines. J’assiste à cela comme si je regardais un film. La douleur s’en va petit à petit, redonnant l’aisance nécessaire à mon corps pour respirer normalement. L’aube pointe son nez quand le sommeil m’emporte.

 

 

***

 

 

Mes paupières sont lourdes comme la pierre, presque soudées entre elles. Je les soulève avec difficulté et constate que le soleil s’est levé. Je grimace alors qu’une atroce migraine traverse mon crâne de part en part. J’ai abusé des bonnes choses hier soir. C’est une habitude chez moi, mais j’ai toujours autant de mal avec les lendemains de cuite. C’est loin d’être la première fois que ça m’arrive, ce satané cœur me trahit régulièrement, et je déteste me retrouver dans ces pièces aseptisées.

Mon humeur se dégrade encore lorsque la puanteur de la javel vient chatouiller mes narines. Je retiens un juron puis me redresse tant bien que mal pour constater qu’on m’a retiré mes entraves. Ma vision n’est pas rétablie, mais je distingue une silhouette en blouse blanche pénétrer dans la chambre. Génial, un docteur dès le réveil ! Il ne manquait plus que ça… Je cligne des yeux à plusieurs reprises, passe mes paumes sur mon visage, puis me fige de stupéfaction.

Bon sang, t’es toujours en plein trip ou quoi ?

Face à moi, dans son costume de médecin se tient le connard en chemise… Clark Kent discount. Il faisait sombre, j’étais saoule, mais ce regard océan m’a suffisamment marquée pour que je le reconnaisse. Bien qu’il porte des lunettes, il ne peut pas me tromper.

Je déglutis avec difficulté et manque de m’étouffer en avalant ma salive de travers. Ses yeux naviguent de mon dossier à mon visage à plusieurs reprises, et il finit par m’offrir un sourire franc. L’homme face à moi n’a rien à voir avec le garçon renfrogné que j’ai maltraité la veille. Lui semble plein d’assurance, chaleureux et dégage un charme à faire fondre un iceberg.

La poisse me poursuit.

Va-t-il me jeter dehors avec une insulte bien sentie ? Ou se foutre de ma gueule en me disant que j’ai mérité mon sort ? Cela dit… il aurait raison. Je déconne de plus en plus et j’en paye les conséquences.

Pourtant, rien dans son attitude n’indique qu’il me reconnaisse. À mon grand étonnement, il s’avance vers moi et me tend la main.

— Enchanté, Emily, je suis le docteur Martin, le nouveau cardiologue. Votre ancien médecin ayant pris sa retraite, je vais m’occuper de vous à présent.

Je bloque un long moment sur ses doigts forts aux ongles impeccables, sur son avant-bras puissant sillonné de veines, sur son épiderme mat aussi parfait que celui de son torse que j’ai effleuré hier.

— Emily ?

— Ah, euh, je…

Il place sa paume sur mon front en fronçant les sourcils.

— Vous ne semblez pas avoir de fièvre. J’imagine qu’il y a quelques restes de votre soirée.

— Hum… je… sais pas.

J’ai l’air ridicule à bégayer comme une ado effarouchée. Je repousse d’un geste sa main intrusive avant de braquer mon regard dans le sien. Erreur. Me voici maintenant happée par une paire d’iris si bleue qu’ils en paraissent transparents. Je pourrais m’y noyer sans souci.

Ses traits deviennent graves et il s’assoit près de moi.

— Je vais être franc avec vous. Vous êtes d’accord ?

Je hoche la tête tel un robot inerte.

— Emily, vous avez dépassé vos propres limites. Vous devez vous reprendre.

Ses mots me collent un électrochoc, m’aidant à décrocher de ses orbes envoûtants. Sans mes atours, il ne peut pas comprendre que je suis Lily, celle qui l’a humilié et insulté la veille. Je refuse néanmoins qu’un inconnu, connard de surcroît, me dise ce que je dois faire de ma vie. Je ne l’ai jamais accepté, je ne l’accepterai pas plus maintenant. Le petit nouveau veut faire du zèle en domptant la vilaine patiente rebelle. Dans ses rêves ! Je ne serai pas celle qui propulsera sa carrière en haut de la pyramide. L’unique objectif que je vise à présent, c’est me barrer vite et loin de cet hôpital puant qui me rappelle beaucoup trop qui je suis. Entendre mon foutu prénom tourner en boucle dans sa bouche m’est insupportable.

— Emily, répète-t-il, tendant davantage mes nerfs. Comment vous sentez-vous ? Je suis là pour vous et on dit que je suis une bonne oreille. Parlez-moi.

Sa main se pose un bref instant sur mon bras, provoquant une brûlure soudaine. Je me décale brusquement et m’écrie :

— Cessez… de… de faire ça !

— Quoi donc ?

— De prononcer mon prénom comme si je vous intéressais ! Je veux sortir, tout de suite.

— Ça ne va pas être possible. Vous savez que votre santé est préoccupante, d’autant plus que les substances ingérées hier ont déclenché une tachycardie plus qu’inquiétante.

Je lâche un rire amer.

— Elle l’est depuis ma naissance.

— Cette fois l’alerte a été grave. Emily, votre cœur arrive en bout de course. Vous ne devez plus tirer sur la corde comme ça. Pour votre bien, vos parents et moi avons pensé que le mieux est de vous garder en observation jusqu’à ce…

— Pardon ? Mes parents et vous ? le coupé-je, soufflée de son aplomb. Non ! Hors de question, vous n’avez pas à décider à ma place.

— Soyez raisonnable, une greffe est à présent plus que vitale. Votre cœur peut lâcher à tout moment. Je sais que les médecins ont échoué à traiter la maladie qui vous ronge, mais votre état est alarmant, vous devez me faire confiance. Il vous faut du repos.

Cette fois, il dépasse les bornes. Tant pis pour lui, je ne peux plus le laisser penser qu’il peut m’imposer des décisions contraires aux miennes. Je suis majeure et vaccinée, je ne lui dois rien, il ne me doit rien.

— Cher Docteur, riposté-je. Je porte cette tare depuis ma venue au monde et cette maladie orpheline est si rare que personne n’a été foutu de lui donner un nom. Mon premier souffle sur cette Terre n’a été que le premier pas vers mon irrémédiable mort précoce. Ce n’est pas parce qu’on m’a accordé un peu de délai que je vais écouter vos inepties. Le temps qu’il me reste, je ne le passerai pas entre ces quatre putain de mur blanc en votre compagnie. Je ne crois plus en vous ni en mes parents. À vrai dire… je ne crois plus en rien. Je suis déjà morte, alors, oubliez-moi.

 

Fin de l’extrait