PROLOGUE

 

Son sang cognait dans ses tempes. Chacune de ses respirations était comme des milliers d’aiguilles plantées dans ses poumons. Son corps, paralysé, pulsait de souffrance, saisi d’une infinie terreur.

Le froid l’envahit, son souffle devint saccadé.

Cette fois, elle ne pourrait pas fuir.

La mort, glaçante, s’approchait à petits pas, tandis que ses larmes coulaient, impuissantes.

Boum, boum…

Son cœur ralentit.

À présent, elle ne souhaitait plus qu’une chose : que la douleur cesse.

Après son dernier soupir, elle se posa une seule et unique question : comment en était-elle arrivée là ?

CHAPITRE 1

Au commencement

 

Six mois auparavant, manoir Weyndell

 

Le derrière dans le sable et les nerfs en pelote, voilà comment Élianor se retrouvait à cet instant face au cheval. Fier, il se redressa de toute sa hauteur, de toute sa splendeur. Encore une fois, il l’avait malmenée jusqu’à ce qu’elle s’envole loin de sa selle.

Maudit sois-tu, Elrock ! pensa-t-elle.

Son corps meurtri pulsait d’une colère retenue, son ego pleurait son humiliation. Toussant et crachant des graviers, elle se releva avec un grognement rageur. L’espace de quelques secondes, l’animal et la jeune fille s’affrontèrent du regard. Lui, le bel étalon impétueux à la robe ébène luisant de sueur, et elle, Élianor Weyndell, adolescente au caractère revêche, un peu trop maigre, un peu trop pâle. Beaucoup trop émotive. Beaucoup trop solitaire.

— Comment t’as osé ? Encore ! tempêta-t-elle en frottant son pantalon de coton beige.

Une lueur amusée parut illuminer les prunelles de l’équidé, comme s’il se moquait de cette énième cascade. La colère envahit la jeune fille telle une vague de lave, grignotant ses entrailles, rongeant ses veines. Bien décidée à retrouver un semblant d’honneur, elle marcha d’un bon pas dans sa direction.

— Toi et moi, on n’en a pas fini, ronchonna-t-elle, les poings serrés.

La réaction du cheval ne se fit pas attendre. En une fraction de seconde, il recula, effectua un brusque demi-tour puis détala. Élianor perdit alors tout contrôle et se mit à hurler en le poursuivant.

Oh, elle était bien consciente du ridicule de la situation, mais sa légendaire impulsivité ne lui permettait guère de modérer son comportement. Elle cria, jura, tout en sachant très bien qu’elle le regretterait, sans pour autant cesser cette course-poursuite effrénée et inutile. Le sable s’enfonçait sous ses bottes, ses longs cheveux sombres dansaient au gré de son agitation. Elle ressentait déjà les prémices des douleurs dues à sa cascade involontaire. Ses poumons s’embrasèrent, ses jambes cédèrent. Pour la deuxième fois en moins de cinq minutes, Élianor chuta. Péniblement, elle redressa la tête. Vexée. Épuisée. Honteuse.

Rassemblant son courage, elle se remit sur pied, inspirant avec application. Elrock, à présent immobile, la fixait sans ciller. Aussi beau et impressionnant qu’une statue de marbre. Tandis qu’elle refoulait des sanglots, le souffle chaud de l’animal effleura son bras. Une once de culpabilité pointa sous la fureur de la jeune fille.

— Ouais… OK. J’aurais pas dû m’énerver autant, marmonna-t-elle, piteuse. Mais t’es un sacré têtu !

S’excuser, elle en était incapable. Par sa fierté et son besoin de contrôle, Élianor se refusait le droit à l’échec, éprouvait un désir irrépressible de dominer toute situation. Y compris celles pesant plus de cinq cents kilos, tel cet étalon impétueux. Chaque défi qu’elle s’imposait lui offrait l’espoir nécessaire à sa vie.

Peut-être qu’ainsi, son père la verrait de nouveau.

Peut-être qu’ainsi, elle existerait dans son regard.

— On ne forme pas le couple de l’année, toi et moi, bougonna-t-elle encore avant de se saisir des rênes et de prendre la direction des écuries.

Une fois le cheval rentré dans l’un des luxueux boxes, elle le scruta, la moue boudeuse. Ce superbe équidé à la robe bai-brun avait été rapatrié d’Allemagne après que son père l’ait payé une petite fortune. Les balzanes[1] blanches de ses jambes lui donnaient un air aérien et élégant lorsqu’il évoluait. Il était un vrai athlète, complet, endurant, doté d’un excellent mental.

Le cheval parfait… offert à une cavalière imparfaite et capricieuse.

Un cheval parfait qui n’avait pas hésité à la jeter à terre une fois encore. La bouche de la jeune fille se crispa en raison de l’amertume qui reprenait le dessus. Après l’avoir débarrassé de ses affaires, Élianor le brossa rapidement puis le quitta sans un mot.

L’odeur de terre mouillée supplanta celle des fourrages et des bêtes. L’été tirait déjà sa révérence. Une brise fraîche effleura sa peau et elle s’attarda quelques secondes afin d’en apprécier le contact apaisant. Ses paupières se fermèrent. Cela lui rappelait les caresses de sa mère décédée, ses mains douces sur son visage, son sourire, ses yeux tellement beaux, l’un d’un bleu éclatant, l’autre d’un vert profond ; identiques aux siens.

Dors, dors, mon ange… ma courageuse Gardienne.

Dors, mon enfant.

Dors, le destin t’attend.

La voix mélodieuse de sa mère chantonnait cette berceuse afin de la réconforter. Depuis toujours, ses mots tendres hantaient merveilleusement ses moments les plus difficiles. Le pouls de l’adolescente ralentit, sa colère s’évapora pour inviter la nostalgie. Puis le chagrin. D’Alice Weyndell, il ne restait plus que les souvenirs ainsi qu’un vide douloureux dans son cœur.

D’un geste rapide, Élianor remonta la fermeture de son blouson. Après un ultime coup d’œil à l’écurie, elle gagna la grande allée conduisant à l’immense bâtisse blottie dans les bois du domaine, son foyer.

Le manoir appartenait depuis toujours aux Weyndell ; selon son père, une famille ancienne. Cependant, en dépit de ses nombreuses recherches, elle n’avait retrouvé aucune trace de ses ancêtres dans les livres ou sur le Net. Elle ne connaissait pas leur histoire et seul son père était encore présent, du moins… physiquement, quelque part entre les murs froids de cette demeure. Hector Weyndell ne représentait pour sa fille qu’un fantôme ; une personne lointaine, secrète, autoritaire. Pourtant, cette dernière éprouvait un besoin insensé de briller à ses yeux. Un illogisme dont elle ignorait la raison et qui ternissait chaque jour de sa vie.

Le peu de fois où Élianor l’apercevait, accompagné de Baltor son étrange chien, il agissait de façon glaciale, un air absent constamment inscrit sur ses traits usés. Ses cheveux poivre et sel élégamment ramenés en arrière, son front large et droit, ses iris gris acier, son nez aquilin, ses lèvres fines, chacun de ses attributs amplifiaient son expression continuellement sévère.

Et sévère, le maître des lieux l’était.

Les rares fois où Élianor se retrouvait en sa présence, elle se sentait comme un de ses employés recevant un sermon. Hector Weyndell maniait aussi bien le vouvoiement que le verbe froid et piquant. Depuis bien longtemps, elle se considérait orpheline, et avait tiré un trait sur une relation père-fille normale. Élianor n’aspirait qu’à une chose en dehors de l’espoir vain d’exister aux yeux de son paternel : quitter au plus vite cet endroit pour ne plus avoir à croiser cet homme devenu un inconnu.

Les chênes centenaires qui bordaient le chemin formaient une voûte majestueuse au-dessus sa frêle silhouette, tels des géants silencieux accompagnant ses pas. Quand plus petite elle se baladait, l’adolescente imaginait que les végétaux la protégeaient de leur bienveillance muette. Saisie de frissons, la jeune fille s’immobilisa un instant face à la nature verdoyante, en détailla les contours, en huma les arômes boisés. Une légère bourrasque affola les feuilles dont les extrémités commençaient à brunir, signe annonciateur de l’automne. Le bruissement du vent dans les branches lui remémorait les mots d’amour que sa mère lui murmurait pour s’endormir.

Encore.

Élianor adorait cet endroit.

Un mouvement sur sa droite mit un terme à cet instant de nostalgie. Aleksi apparut, une ratisse à la main, un sourire guilleret aux lèvres. Son abondante chevelure blonde ébouriffée par les courants d’air, il la toisa, fier de l’avoir surprise. Élianor avait oublié que son meilleur ennemi d’enfance était de retour. Après qu’il avait suivi des études de paysagiste, son père l’avait embauché comme jardinier pour l’entretien du parc.

Génial… j’avais bien besoin de ça, soupira-t-elle en son for intérieur.

Ce garçon ne lui avait pas manqué. Ses blagues potaches et son immaturité lui avaient de tout temps été insupportables. Aleksi et Élianor cohabitaient depuis petits pour une unique raison : il était le fils d’Henri et Estelle, les employés de maison.

— Hé, Élie ! Ça roule ? s’exclama-t-il avec joie.

Seul cet énergumène l’affublait de cet horrible surnom. L’amusement d’Aleksi raviva l’énervement de la jeune fille, qui lui retourna son salut d’un regard sombre.

— Comme d’hab’, la miss… rigolote et avenante, riposta-t-il, ironique.

Élianor leva les yeux au ciel avant de rétorquer :

— Comme d’hab’, malpoli et lourd.

— Ta séance avec Elrock s’est bien passée ?

Sa mine insolente indiquait qu’il savait pertinemment comment s’était achevée la fameuse séance. L’adolescente contint un juron puis reprit sa route d’un bon pas.

— Ce fut un plaisir, Élie ! la taquina le blond. J’adore nos conversations ! Prends soin de ton derrière, tu risques d’avoir des bleus demain.

Bientôt, le domaine se détacha sur un fond de firmament azur. Ses hautes tours dessinaient une étrange couronne dentelée. Des pierres noires et de grandes fenêtres closes formaient l’essentiel de la lugubre façade. Seul un lierre épais et odorant apportait une touche de couleur, recouvrant une bonne moitié de la surface. Les branches entremêlées couraient sur les murs, gagnant du terrain chaque année. De vieux arbres entouraient le bâtiment, conférant au lieu un aspect magique qui aurait pu sembler inquiétant pour certains, mais pas pour Élianor. Au contraire. Elle aimait ces magnifiques géants immobiles qui régnaient en maître, traversant les époques avec, en eux, les souvenirs des événements passés. Ils observaient, impassibles et sans peur, les hommes s’agiter dans les tourments de leurs existences.

Étonnée, Élianor constata que le jardin n’avait jamais été aussi bien entretenu et impeccable. Elle ne pouvait retirer cela à Aleksi : il travaillait bien, avec courage et rigueur.

Alors qu’elle empruntait le double escalier en pierre menant à la porte d’entrée, une grimace déforma son visage ; sa hanche pulsait de douleur. La jeune fille pouvait dire adieu à son footing matinal.

— Cheval de malheur, ronchonna-t-elle.

Avec un grognement mécontent, Élianor poussa le lourd battant qui s’ouvrit en grinçant. L’odeur familière qui l’enveloppa ne lui apporta guère de réconfort ; une odeur de poussière, d’humidité et de fleurs séchées. L’odeur d’un foyer mâtiné de tristesse.

Depuis la cuisine s’élevaient les habituels tintements de vaisselles. Estelle, la maman d’Aleksi, cuisinière attitrée du manoir, empilait les assiettes, veillant à la bonne cuisson d’un appétissant rôti. Ses mains rougies par l’eau et les travaux ménagers s’agitaient en une danse exécutée des milliers de fois durant sa vie de labeur au service des Weyndell.

Depuis le hall, Élianor distinguait son visage rond, encadré de boucles brunes et ses yeux chocolat bienveillants. Elle vouait à cette femme une immense affection. Estelle avait remplacé sa mère, pris soin d’elle à sa façon : discrète, pudique, mais attentive. L’employée de maison était toujours là pour s’assurer de son confort, sans toutefois lui donner trop de tendresse.

Élianor gravit les marches menant au premier étage. Quelques timides rayons de soleil perçaient la pénombre du corridor, traversant les hautes fenêtres encadrées de lourds rideaux de velours bordeaux. Sous ses pieds, de larges tapis recouvraient la pierre froide. Aucun portrait d’aïeuls ou photos de familles ne garnissait les murs ; un mystère aux yeux de l’adolescente. En guise de décoration, des bougeoirs dorés tenaient compagnie à d’antiques armures médiévales. Une décoration stricte, ancienne, à l’image du propriétaire des lieux.

En chemin, elle croisa Henri, le mari d’Estelle et père d’Aleksi, occupé à visser une ampoule. Ces derniers temps, l’intendant avait beaucoup changé. Le peu de cheveux qu’il possédait devenait gris, ses rides se creusaient, son dos se voûtait. Il paraissait fatigué, comme s’il portait le poids du monde sur ses épaules.

Henri avait toujours effrayé Élianor. Discret, invisible, il déambulait dans les corridors sombres, son regard indéchiffrable, autrefois bleu perçant, délavé par les années. Il ne prononçait que rarement une phrase entière. Hormis les civilités d’usage, il préférait demeurer muet pour mieux observer son environnement.

Le temps n’épargnait personne. S’il était une vérité unique, c’était bien celle-ci.

La chambre d’Élianor était une vaste pièce meublée sommairement d’un lit, d’une armoire et d’un bureau entouré de piles de livres. Elle n’avait besoin de rien de plus. Du moment qu’elle pouvait se délecter d’une bonne histoire, son quotidien ne lui paraissait plus si difficile.

À l’exception d’Anita, sa seule amie, Élianor n’affectionnait guère les personnes de son âge, qui lui semblaient souvent ennuyeuses, sans intérêt. Ce trait de caractère lui provenait certainement du fait qu’elle suivait des cours à domicile depuis deux ans. Elle n’avait pas eu le loisir d’apprendre à vivre auprès d’autres adolescents.

Elle n’avait surtout pas eu le choix.

Anita et elle se connaissaient depuis cinq ans ; une amitié inattendue, mais forte. Anita représentait pourtant tout ce qu’Élianor évitait en général. Effrontée, fêtarde, cette jolie blonde aux yeux océan possédait une grande popularité au collège, mais elle avait décidé d’ignorer le côté revêche d’Élianor pour se rapprocher d’elle. Au gré du temps, une solide complicité s’était nouée entre les deux adolescentes. Cela ne s’était pas fait sans difficulté, car Élianor préférait de loin la solitude et la compagnie de ses livres, mais la ténacité et le naturel d’Anita avaient fini par payer. Sous ses airs écervelés se cachait un esprit sagace, avec lequel Élianor pouvait partager et débattre de ses idées farfelues. À présent, les jeunes filles ne se voyaient plus l’une sans l’autre, et même si Élianor n’allait plus au lycée, Anita ne l’avait pas pour autant abandonnée.

Poussant un soupir apaisé, Élianor s’allongea sur son lit puis glissa une de ses mèches sombres entre ses lèvres. C’était le meilleur moment de sa journée, entourée de ses livres, plongée dans ses pensées. Elle avait toujours été intriguée par l’inconnu. Son goût pour la lecture lui permettait d’étancher sa soif inextinguible de savoir. À la recherche de nouveautés, Élianor éprouvait une continuelle envie d’apprendre et de comprendre. Il y avait tant d’étrangetés dans ce monde échappant à toute logique. Elle était persuadée que chaque mystère pouvait être percé, et qu’un jour, elle aurait la clé de ses innombrables questionnements : la vie, la mort, l’infiniment grand et petit, les phénomènes inexpliqués, les légendes, la religion, l’univers, la nature, etc. Selon la jeune fille, tout était lié.

À présent calme, Élianor prit l’un de ses ouvrages et s’immergea dans l’histoire.

La lecture… cette merveilleuse évasion.

 

 

[1] Marques blanches plus ou moins importantes sur les jambes d’un équidé.

CHAPITRE 2

Hector

 

Des coups discrets frappés à la porte lui firent redresser le nez de son journal. Las, Hector Weyndell regarda par-dessus ses lunettes en frottant ses yeux.

— Entrez ! lança-t-il d’une voix ferme.

Hésitant, Henri passa la tête par l’entrebâillement.

— Monsieur, je venais voir si vous vouliez quelque chose. Vous n’avez pas bu votre thé. Je m’inquiétais…

Sa sollicitude pesait lourd sur les épaules du maître des lieux. Son employé devinait toujours lorsque quelque chose n’allait pas. Les nerfs d’Hector se tendirent, faisant resurgir son caractère revêche.

— Si je ne vous ai pas appelé, c’est que je n’ai besoin de rien. Maintenant, sortez d’ici !

— Pardon, je pensais…

— Ne pensez plus alors ! le coupa-t-il, tranchant. Vous êtes là pour obéir à mes ordres, un point c’est tout !

Henri recula précipitamment puis referma le battant. Avec un gémissement, Hector se redressa afin de détendre son dos. Ses heures de lectures lui vaudraient, comme d’habitude, de fortes douleurs durant la nuit. Le front plissé, l’œil soucieux, il se tourna vers Baltor, son immense chien au pelage noir. En vérité, rien ne se passait comme prévu, mais il ne souhaitait pas en informer Henri.

Après un long regard échangé avec l’animal, Hector devina que son compagnon était aussi anxieux que lui. Avec les années, ces deux-là se comprenaient à merveille et savaient que le monde allait mal, très mal.

Le vieil homme soupira, réfléchissant aux derniers attentats qui avaient fait couler tant de sang. Il revoyait les larmes des survivants, entendait les détonations des explosions et des tirs, les pleurs des mères cherchant leurs enfants. Même les endroits que tous pensaient à l’écart de cette violence traversaient de durs moments. En parcourant les nouvelles, Hector se rendait compte chaque jour du degré de gravité de la situation et de la cruauté grandissante des humains.

Il se leva pour se rapprocher d’une photo accrochée au mur. La seule qu’il conservait, la seule qu’il tolérait… Du bout du doigt, il effleura le beau visage souriant d’une femme cajolant une petite fille sur ses genoux.

Non pas une simple femme : son épouse.

Fébrile, il se gava de cette vision intenable d’un bonheur lointain, un bonheur éteint. Il observa leurs cheveux d’un noir profond similaire, leurs yeux vairons pétillant de malice, leur bouille adorable. Elles se ressemblaient tant. Hector contint un sanglot douloureux, appuyant son front contre le cliché tandis qu’une larme s’aventurait le long de sa joue parcheminée.

Il s’interdisait de revivre un tel drame.

Alice l’avait quitté, il y a bien longtemps. Douze ans de tristesse et d’isolement. On lui avait arraché si violemment cet être merveilleux.

Alice et lui s’étaient rencontrés une vingtaine d’années auparavant. Il lui avait fallu des mois pour la séduire, gagner sa confiance alors qu’elle se refusait à l’amour. Pourtant, le lien qui les unissait n’avait pu être ignoré. Lorsqu’Alice avait enfin cédé, elle lui avait tout appris sur ce monde. Leur monde.

Aujourd’hui, Hector devait à présent révéler cette vérité à Élianor, son sang, sa chair, car bientôt, elle fêterait ses dix-huit ans et embrasserait sa destinée, endosserait ce rôle qui l’attendait. Le vieil homme réalisait qu’il allait la perdre et que rien ne pourrait changer la situation. Et c’était là l’unique raison de sa froideur à son encontre.

Depuis des années, il tentait d’instaurer une distance avec elle, dans le but de se réserver, et surtout de la préserver, elle. Il s’était imaginé que cela faciliterait leur séparation, malheureusement il n’en était rien. Son âme de père hurlait son affliction en silence. Son impuissance. Il avait déjà tant perdu, dont certaines choses auxquelles il refusait de penser.

Élianor possédait une grande force, de celle qu’on forge dans les épreuves. Suffirait-elle pour faire de son enfant une survivante ? Une guerrière ? Il l’ignorait.

En pensant à sa fille, un léger sourire éclaira ses prunelles. Élianor avait hérité de lui ce goût poussé pour la solitude, son impulsivité et un brin d’orgueil. Pour le reste, elle était le portrait craché d’Alice : une grâce naturelle, la finesse de ses traits, un rire merveilleux pouvant faire fondre la glace. Hélas, il avait presque disparu.

Hector se savait en partie fautif, mais il ne voulait plus ressentir la douleur de pleurer un être aimé, même si dans le fond, il se doutait que ce serait une terrible épreuve.

Foutue destinée…, songea-t-il.

Ce qu’Élianor allait devoir affronter n’avait rien d’une sinécure, malheureusement elle était née pour cela, conçue pour succéder à sa mère.

Hector s’avança vers une petite table sur laquelle reposait un globe de verre. Il scruta avec aigreur l’objet exposé à l’intérieur sur un tissu de satin noir ; un morceau de médaillon. Le morceau de bijou forgé dans un métal argenté représentait le symbole de l’élément Eau. Il était la raison pour laquelle le vieil homme se trouvait dans ce manoir, à repousser ses sentiments, à vivre seul et ruminer sa peine. Une subite envie d’essayer de le détruire pour qu’il disparaisse à jamais le traversa, par chance un souffle chaud sur son bras l’en dissuada. Le cœur battant de haine, mais aussi de son amour pour Élianor, Hector croisa le regard brillant d’intelligence de Baltor.

Cet animal était devenu son unique confident. D’un geste tendre, il caressa le poil soyeux de sa tête, se demandant encore d’où sortait cette bête. Sa taille dépassait celle de tous les chiens normaux. Sa morphologie s’approchait de celle d’un loup, toutefois sa fourrure noire étincelante était plus fournie, et surtout, il n’était pas sauvage. Depuis quinze ans, Baltor se tenait près de lui, le réconfortant de sa présence silencieuse.

— Mon ami, je crois que l’heure est venue, articula Hector. Demain, je parlerai à Élianor.

CHAPITRE 3

Agression

 

D’une main rude, Élianor éteignit la sonnerie de son téléphone. Les cauchemars habituels l’avaient encore harcelée. Depuis des années, elle ne connaissait plus le bonheur d’une nuit réparatrice.

Chaque dimanche, elle sortait aux aurores pour courir dans les bois du domaine, mais, cette fois, ça n’allait pas être possible à cause de sa chute de cheval. Son corps perclus de douleurs risquait de protester.

Grimaçant, la jeune fille s’assit dans son lit puis vérifia ses notifications. Anita lui avait écrit tard, ou plutôt… très tôt ce matin. Son incorrigible amie avait probablement fait la fête jusqu’à l’aube. En parcourant les messages, Élianor se dit qu’elle devait avoir beaucoup bu. Anita lui avait envoyé plusieurs déclarations d’amour remplies de fautes, presque illisibles. De ce qu’elle comprenait, cette dernière souhaitait passer la voir dans l’après-midi.

Un sourire fleurit sur ses lèvres. Anita était la seule personne que son père tolérait au manoir. Sa présence ensoleillée apportait toujours une grande bouffée d’oxygène à Élianor.

Elle poussa un soupir avant de grignoter une de ses mèches.

Quelle vie triste et ennuyeuse pour une adolescente qui ne rêvait que d’aventures, de vérité et d’expériences intenses ! Elle se sentait comme prisonnière d’un cocon doré, mais étouffant. Un cocon où rien ne pouvait venir perturber son terne et répétitif quotidien. Elle ne saisissait pas pourquoi son père s’échinait à la maintenir à l’écart du monde extérieur. Depuis deux ans, elle ne sortait plus, étudiait au manoir sous la tutelle de différents professeurs, croisant rarement des personnes de son âge. Quelque part, cela l’arrangeait, car elle supportait difficilement ses semblables. Depuis toujours, elle se sentait différente, incomprise. Pourtant, la question de cet isolement forcé lui tournait sans arrêt dans la tête.

Ne pouvant pas se rendormir, Élianor décida d’aller s’aérer en marchant. Le besoin constant d’action rongeait son organisme. Elle passa un jogging noir confortable, noua ses longs cheveux en queue-de-cheval et empocha son téléphone. À cette heure, la maison somnolait encore, elle avait donc tout le temps de profiter de son silence.

À l’extérieur, il régnait un calme étrange. Des nappes de brouillard s’étaient installées dans la nuit, limitant la visibilité à quelques mètres. La jeune fille enfila ses écouteurs puis lança « Don’t wanna know » de Maroon 5.

Un élancement pinça sa hanche droite. Élianor retint un juron, s’obligeant à relativiser. Une fois ses muscles chauds, la douleur s’estomperait. D’un pas tranquille, elle contourna le manoir puis emprunta le sentier qui s’enfonçait dans les bois.

L’atmosphère pesait lourd sur ses épaules courbaturées. La brume humide caressait sa peau de son souffle froid, l’odeur d’humus l’enveloppa. Un frisson traversa son corps sous cette ambiance lugubre. Saisie d’un pressentiment, elle mit en pause sa musique puis s’arrêta face au silence oppressant ; plus aucune feuille ne frémissait, plus aucun oiseau ne chantait. Un craquement la fit sursauter. Son cœur accéléra alors que des pas à peine perceptibles se rapprochaient dans son dos. D’un bond, Élianor se retourna, mais ne vit rien de suspect.

Sourcils froncés, elle clama :

— Qui est là ? Aleksi, si c’est toi, c’est pas drôle. Arrête ou tu le regretteras !

Après cet avertissement, l’adolescente reprit sa balade, le ventre noué, quand des bruissements se firent entendre. Une main glacée effleura sa joue, des griffes agrippèrent son sweat, un souffle étrange glissa le long de sa nuque ; tiède, puant, menaçant.

Non, cette fois, cela ne venait pas de son esprit ni même de son meilleur ennemi Aleksi.

Paniquée, Élianor se mit à courir, le regard agrandi par la frayeur, alors que des ricanements lugubres l’entouraient, puis se transformaient en hululements aigus. Un hurlement de terreur surgit de sa gorge nouée, et elle fonça à travers bois afin d’échapper aux doigts froids qui la harcelaient. Une brusque poussée dans son dos la déséquilibra. L’adolescente tomba tête la première avant de rouler sur la mousse humide. De la terre s’invita dans sa bouche, ses cris emplirent la forêt tandis qu’elle dévalait la pente sans pouvoir se raccrocher à une quelconque racine. Finalement, son crâne frappa un rocher. Tout s’obscurcit.

Aveuglée, paralysée, Élianor se retrouva incapable de bouger, en revanche elle entendait et ressentait tout, comme prisonnière de sa propre chair. Du sang s’écoulait de son front et s’immisçait dans ses yeux. Son souffle saccadé devint erratique. La peur l’envahit davantage, une peur instinctive, telle qu’elle n’en avait jamais connu. De celle que l’on éprouvait seulement lorsque l’on s’y trouvait confronté.

Soudain, une écharpe gelée s’enroula petit à petit autour de son cou, effleurant ses cheveux, comme une caresse. L’oxygène lui manqua et la douleur s’estompa dans son corps engourdi. Élianor devint spectatrice de son propre drame.

— Au… secours, tenta-t-elle d’une voix à peine audible.

Incapable de se défendre, la jeune fille ne pouvait que subir la pression qui la faisait maintenant suffoquer. Son pouls chaotique frappait fort dans ses tempes, ses oreilles. Sa poitrine déjà souffrante se soulevait avec frénésie, cherchant l’air qui s’amenuisait. Ses muscles se crispèrent en des spasmes douloureux tandis que ses pupilles écarquillées brûlaient dans leurs orbites. Sa respiration ne se résuma alors plus qu’à un sifflement pendant que le poids sur sa trachée s’intensifiait encore.

Est-ce que je vais mourir ainsi ? songea-t-elle, noyée dans la panique. Seule. Misérable. Terrorisée. Dans cette forêt que j’arpente depuis mon enfance.

Elle pensa à sa mère, entrouvrit ses paupières et, ô miracle, la découvrit face à elle. Magnifique, Alice Weyndell flottait dans une lumière chaude, apaisante et lui tendait le bras avec un sourire rassurant. Ses lèvres formèrent des mots, mais à l’aube de sa mort, Élianor ne les entendait pas.

Alice se rapprocha encore.

La jeune fille agonisante étira ses doigts, ne désirant plus qu’une chose : sentir la tendresse de sa mère contre sa paume. Brusquement, la vie s’imposa, s’accompagnant d’une insoutenable souffrance. L’air s’invita de nouveau dans ses poumons alors qu’Alice s’évaporait.

Élianor hurla, hurla, hurla son affliction, puis pria pour que tout s’arrête. Que sa peur s’éloigne, que sa maman adorée revienne.

Respire, Élianor. Respire ! la supplia son instinct de survie.

Son corps retrouvait déjà des sensations. Le souffle court et douloureux, l’adolescente s’accrocha au rocher puis réussit à s’asseoir avec difficulté.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? articula-t-elle dans un filet de voix rauque.

Son rythme cardiaque reprit sa course folle. Plus loin, elle distinguait la silhouette d’un homme grand, solide. Il tournoyait, bondissait, se baissait et se redressait à une vitesse irréelle, comme s’il volait.

Sourcils froncés, regard étréci, Élianor observa cette apparition. Vêtu d’un pantalon sombre et large, conçu dans une matière fluide lui rappelant les tenues des moines Shaolin, il maniait avec grâce un sabre long et effilé. Son torse était à moitié protégé. Jamais au grand jamais la jeune fille n’avait vu quiconque bouger ainsi. L’inconnu se battait contre un ennemi invisible, probablement son agresseur.

Le coup au front l’avait amochée et son cerveau lui jouait sûrement des tours.

Geignant de souffrance, Élianor essaya de se relever afin de se mettre à l’abri. Mais cet effort fut celui de trop. Son environnement s’évapora, sa vision s’obscurcit. Son corps blessé s’affaissa, mou, tel celui d’une poupée de chiffon. Elle expira un ultime soupir, enfin délivrée de ses malheurs.

CHAPITRE 4

Aleksi

 

J’ai mal. Si mal.

Les paupières d’Élianor se soulevèrent avec difficulté, un éclat de lumière attisa sa migraine. Avec un grognement ténu, elle plaqua ses paumes contre ses yeux, étouffant un faible gémissement. Le simple fait de respirer lui donnait la sensation que ses poumons s’embrasaient. Sa poitrine peinait à reprendre un souffle régulier, sa gorge ne se montrait guère plus coopérative.

Pour la première fois de son existence, la jeune fille expérimentait la véritable souffrance physique qui suivait la peur de mourir. Au souvenir de ces tentacules impitoyables comprimant sa trachée, un élan de terreur affola son organe vital. Une langue glacée lécha ses entrailles.

Était-ce réel ? Ou avait-elle imaginé que cette poigne puissante la privait de son oxygène ?

Non.

Ses maux étaient bien présents, rien de cela ne relevait d’une hallucination. Mais alors, qu’est-ce qui avait bien pu l’attaquer ainsi dans ces bois pourtant sécurisés ?

Ses yeux s’agrandirent d’effroi alors que les souvenirs affluaient. Cet inconnu tout droit sorti d’un blockbuster américain, qui était-il ?

La panique intensifia son vertige, un sanglot secoua son corps malmené. Le froid du sol s’immisça dans chacune de ses cellules et elle commença à grelotter. S’obligeant à respirer avec lenteur, Élianor se calma tant bien que mal, demeurant toutefois en alerte au cas où son agresseur serait resté dans les bois. Avec difficulté, elle essaya de se redresser. Hélas, un éclair de souffrance ravagea son cou et ses poumons, mettant un terme à ses tentatives.

Bon sang, comment je vais rentrer au manoir ? songea-t-elle, désespérée.

Bien sûr, son téléphone se trouvait hors d’atteinte, perdu quelque part dans cette nature hostile. Des craquements suivis de pas précipités lui coupèrent à nouveau le souffle. Pétrifiée, elle ne remua plus d’un pouce, envahie par la peur, puis ferma fort les paupières.

Comme si cela pouvait la sauver…

— Élianor, tu m’entends ? Élie ?

Oh Seigneur ! Aleksi !

Dans le brouillard de sa panique apparurent soudain deux iris bleus pleins d’anxiété. La jeune fille prit une grande inspiration saccadée tandis que le soulagement l’inondait, avant de s’agenouiller, la tête noyée dans un nouveau vertige. Des bras solides vinrent la soutenir avec douceur. Une odeur d’herbe fraîche et d’après-rasage l’enveloppa, une odeur familière, rassurante.

— Aleksi, bégaya-t-elle, paumée.

— Merde, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je… j’ai… chuté pendant ma balade.

Il l’observa avec fébrilité, avisant ses plaies.

— Chut, ça va aller, ne bouge pas, la somma-t-il. J’appelle les secours et je préviens monsieur Weyndell.

Les nerfs d’Élianor se tendirent, sa frayeur redoubla.

— Non !

Alerter son père ? Il en était hors de question.

Hector Weyndell l’aurait considérée avec dédain avant de l’envoyer aux urgences. Depuis le décès d’Alice, Élianor ne supportait plus les hôpitaux ; trop de mauvais souvenirs hantaient ces lieux. Les interminables dédales puant le désinfectant. Les infirmiers courant telles des fourmis agitées. Sa mère allongée entre des draps immaculés, branchée à une multitude de tuyaux, immobile. Si immobile. Et puis le bip lancinant des machines maintenant son corps en vie. Les yeux du médecin qui se baissaient, son père qui s’effondrait.

Puis le néant.

Ce foutu néant dont elle ne parvenait pas à se libérer depuis. Ce jour-là, Élianor était devenue orpheline avec pour seule tutrice, la solitude.

Une main rugueuse sur sa pommette la ramena à la réalité, éloignant ses sombres pensées.

— Sois raisonnable pour une fois, Élie ! chuchota Aleksi. T’as besoin de soins.

Élianor avala avec difficulté un peu de salive puis le supplia :

— S’il te plaît, aide-moi juste à rentrer, ça ira.

Les traits du garçon se tendirent en une expression sévère avant de céder la place à un air résigné.

— Élie…

— En souvenir de notre éternelle inimitié ? le coupa-t-elle.

Il s’esclaffa avant d’analyser son front blessé.

— Je crois pas que ce soit judicieux de…

— Je t’en prie, pas mon père ! s’écria-t-elle en désespoir de cause. Tout, mais pas lui !

Ses larmes dévalèrent soudain ses joues sans qu’elle ne puisse rien faire. Les iris océan d’Aleksi cillèrent de chagrin à sa demande éplorée. Il hésita puis lâcha un long soupir.

— OK, mais si tu crèves, ça ne sera pas ma faute, et tu me laisses te soigner.

— Tout ce que tu veux.

— Vraiment tout ? la taquina-t-il avec un clin d’œil.

Élianor ne put retenir un sourire à son allusion, fronçant tout de même les sourcils avec sévérité.

— Mais elle se marre ! s’exclama-t-il, goguenard. Tu devrais te casser la gueule plus souvent, ça te rend humaine.

— Mouais, bougonna-t-elle. Disons… que ça calme, saletés de racines !

— Maladroite un jour, maladroite toujours.

Élianor tut les détails, préférant garder pour elle l’agression dont elle venait d’être victime. Si elle lui en parlait, sans doute qu’il ne l’aurait plus écoutée pour se précipiter à la porte de son père.

— On y va, et tu te laisses faire, la cascadeuse, énonça-t-il, protecteur. Je vais te soutenir pour remonter jusqu’au chemin.

— Tu vas y arriver ?

— Je ne suis pas Superman, mais tu pèses autant qu’une brindille sèche. Ne t’inquiète pas, Élie, je suis là, OK. Fais-moi confiance… au moins jusqu’au manoir.

La jeune fille opina du chef tandis qu’il passait un bras sous ses aisselles pour l’aider à se remettre sur pied. Touchée par sa compréhension, elle détailla son visage encore juvénile, plein de bonté, d’empathie. Aleksi avait toujours possédé ces qualités qui lui faisaient défaut à elle, même si son comportement avait parfois été insupportable durant son adolescence. Là où Élianor n’était désormais plus que froideur et impulsivité, il était chaleur et calme. Tous deux étaient si opposés.

Après une dizaine de minutes à galérer, ils retrouvèrent le chemin et par la même occasion, le mobile survivant d’Élianor. Un petit miracle.

D’un œil apeuré, elle fouillait les alentours au gré de leurs déambulations maladroites. Mais rien ne remuait dans les fourrés. Elle se demandait de plus en plus si elle n’avait pas halluciné et imaginé cette poigne autour de sa trachée. Pourtant, ses douleurs étaient belles et bien présentes.  

— Allons dans ma chambre, on prendra l’entrée de service, proposa Aleksi. Je m’occuperai de tes plaies. Ça a l’air superficiel, heureusement.

— Je ne me mettrai pas à poil, je te préviens.

— Un merci m’aurait suffi, Élie…, rétorqua-t-il, amusé.

Ils parvinrent tant bien que mal au manoir, tous deux murés dans un silence concentré. Essoufflé, le jardinier poussa le battant en l’aidant à franchir le seuil, puis ils s’enfoncèrent dans le couloir avec une lenteur harassante. Ils gagnèrent l’aile des employés puis Aleksi lui indiqua une porte entrouverte.

— On y est.

Une fois à l’intérieur de la chambre, l’odeur de son parfum les enveloppa. Meublée sommairement, cette pièce ressemblait beaucoup au garçon : chaleureuse et simple.

Si les deux jeunes gens ne s’étaient jamais entendus, Élianor ne l’avait jamais réellement détesté. Mais son humour lourd savait la faire sortir de ses gonds. Elle le trouvait différent aujourd’hui ; grandi et plus mature.

Aleksi la déposa avec délicatesse sur le lit puis inspecta sa blessure au front.

— Le saignement s’est interrompu, constata-t-il avec sérieux. Je pense qu’il n’y a pas besoin de points, mais je vais te mettre des strips.

— J’ai cru que t’avais fait une formation en horticulture… pas en médecine.

— Et si t’arrêtais de me prendre pour un con, Élie.

— Le jour où t’arrêteras de me saouler et de m’appeler Élie, rétorqua-t-elle.

— Ça va se finir en bataille de cannes, cette histoire, ou en course de fauteuils roulants !

Surpris par leur complicité, ils éclatèrent de rire avant que leurs regards se croisent longuement et s’étudient en silence. Sans un mot, Aleksi se rendit dans la salle de bains et revint armé d’une trousse de premiers secours. Pendant qu’il se nettoyait les mains, ses prunelles observèrent Élianor à travers le miroir.

— Quoi ? demanda-t-elle.

— Rien, éluda-t-il.

Il se dépêcha de fermer le robinet puis commença à tamponner sa blessure au front. Ses gestes empruntés arrachèrent un sourire à la jeune fille. De toute évidence, leur proximité le mettait mal à l’aise. Ses pommettes rosées en étaient la preuve et Élianor trouva cette maladresse charmante.

Une sonnerie retentit, elle se détourna afin de fouiller dans les poches de sa veste. C’était un message d’Anita qui la prévenait qu’elle arriverait d’ici une heure. Le temps passait si vite ! La matinée tirait déjà sur sa fin. Elle avait dû être inconsciente un moment. Une nouvelle question trottait dans sa tête : comment expliquer à son amie ses marques et ses plaies ?

Après lui avoir répondu, Élianor reporta son attention sur son soigneur qui achevait de préparer compresses et désinfectant. Tandis qu’il entreprenait de poser les strips, elle le détailla à son tour. Avant qu’il ne parte pour ses études, Aleksi se comportait de façon lourde, toujours à lui jouer des mauvais tours, à se moquer d’elle, de sa maigreur ou de sa pâleur. Ou bien encore de ses iris étranges. C’était insupportable !

Élianor devait bien avouer qu’il avait changé. Il paraissait raisonnable, physiquement, il n’était plus cet adolescent dégingandé. Il était devenu un homme séduisant, grand et élancé. Ses yeux azur pétillaient, ses mèches aux reflets dorés encadraient à la perfection son visage aux traits virils.

Oui, son meilleur ennemi avait bien évolué.

— Élianor, tu vas me raconter ce qui s’est passé dans les bois ? insista-t-il.

— J’ai chuté.

— Ces bleus sur ton cou…

L’index du garçon frôla la peau sensible de sa gorge. Par réflexe, elle le repoussa, ramassa sa veste et se dirigea vers la sortie.

— Ne pars pas comme ça ! s’écria-t-il. Explique-moi !

— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, Aleksi. Je ne me rappelle plus grand-chose. Je suis juste tombée, je… j’ai paniqué.

Le souvenir fugace du garçon vêtu de noir lui revint.

Était-ce un rêve ? Un cauchemar ?

Elle porta une main tremblante à son cou endolori, la peur tortura de nouveau ses entrailles. Son cœur s’emballa, sa vue s’embruma. Aleksi pressa son épaule avec gentillesse tandis qu’elle fermait les yeux dans un long soupir.

— Très bien. Je te laisse tranquille pour le moment, murmura-t-il. Prends du paracétamol, t’en auras besoin. Une dernière chose : parle de ce qui s’est passé à ton père. Si tu n’y vas pas, j’irai. Parce que je sais que tu ne me dis pas tout.

Son autorité ébranla Élianor qui scruta les traits sérieux du jeune homme. C’était certain, il le ferait.

Soit, elle irait voir Hector… mais plus tard.

D’abord, elle devait reprendre le contrôle de ses émotions, évacuer cette peur afin de pouvoir garder son calme face à lui. Face à ce monument de froideur.

— Merci, Aleksi.

— Ouep, pas de souci.

— Je veux dire… merci, énonça-t-elle plus bas. Vraiment.

Il opina du chef avec un rire léger.

— De rien, Élianor… Vraiment.

Elle lui dédia un demi-sourire puis quitta sa chambre d’un pas lent, aléatoire, précautionneux. Son corps allait devoir très vite se remettre pour affronter l’irascible Hector Weyndell sans se trahir.