CHAPITRE 1

Alice

— Il est l’heure, annonça la servante en s’inclinant avec respect.

Occupée à soigner sa longue chevelure face au miroir d’une élégante coiffeuse, sa maîtresse, la Mageresse Ilithyie leva une main impérieuse :

— Silence ! Laisse-moi savourer ma tranquillité un instant encore.

Durant un moment, seul résonna le chuintement de la brosse qui glissait sur sa crinière d’or. Tout en continuant de lisser ses mèches d’ange, Ilithyie observa son propre reflet. Rien ne lui semblait assez luxueux pour rendre hommage à sa beauté. Avec un sourire satisfait, elle caressa du bout de l’index la peau pâle de son visage. Les siècles passaient, mais le temps n’avait pas prise sur elle. La Mageresse était morte depuis des centaines d’années. Du moins, morte dans au sens propre du terme. Depuis sa mutation en vampire, elle ne ressentait plus ni douleur ni maladie, la vieillesse ne la flétrirait jamais et son cœur ne battait plus depuis longtemps. 

Avait-il seulement fonctionné un jour ?

L’esclave prénommée Alice d’Askarys en doutait. Oh… la finesse de ses traits, ses magnifiques yeux gris et son sourire empreint d’une fausse bonté pouvaient tromper. Bien des personnes s’étaient fait piéger par l’apparence douce d’Ilithyie, tous avaient connu une triste fin. Tel un prédateur, la Mageresse adorait manipuler ses victimes.

— Termine donc de me coiffer au lieu de rester plantée dans mon dos, somma-t-elle d’une voix impérieuse. Tu sais que je déteste patienter.

Alice s’exécuta et s’approcha à petits pas nerveux. Bien qu’elle paraisse soumise aux ordres, son regard vairon exprimait une colère froide ainsi que du mépris envers sa maîtresse, ou plutôt, sa geôlière. Cela faisait maintenant dix-sept ans qu’elle se trouvait sous l’emprise de cette garce.

Au départ, elle l’avait simplement pensée cruelle, puis au fur et à mesure, elle avait réalisé que la Mageresse était dotée d’une formidable intelligence, mêlée à une folie sanguinaire ; ajoutez à cela un immense égoïsme et une absence totale de compassion, vous obteniez la plus grande psychopathe de tous les temps. 

D’un geste rendu sûr par l’habitude, elle commença à tresser la longue chevelure d’Ilithyie tout en sachant que ses réactions pouvaient être imprévisibles. Elle faisait d’ailleurs régulièrement les frais de ses sautes d’humeur. Les bleus et les cicatrices qui parsemaient son corps en étaient la preuve évidente.

Elle devait travailler vite ou en payer les conséquences.

Durant ces années de détention, Alice avait imaginé mille façons de fuir ; des plans improbables, voire farfelus et pour la plupart, voués à l’échec. Mais jamais elle n’avait osé en mettre un à exécution. Ilithyie la maintenait prisonnière grâce à quelque chose de plus solide que n’importe quel barreau de métal : la force de son amour pour sa famille.

— Je te trouve pensive aujourd’hui, esclave. Je me fais du souci pour toi, tu sais. Il faut te nourrir et dormir correctement si tu ne veux pas vieillir trop vite.

Elle claqua de la langue avec dédain puis ajouta :

— Regarde-moi ces cernes et ce teint grisâtre.

Cette sollicitude soudaine décontenança Alice ; une preuve s’il en était besoin de son comportement dément. Pire, cette inquiétude était sincère. En plus de son génie maléfique, sa geôlière possédait une multitude de personnalités. Sans prévenir, l’une d’elles prenait le dessus. Cela la rendait lunatique, instable, et surtout dangereuse.

Aujourd’hui, Alice estimait avoir de la chance, la vampire paraissait d’humeur correcte. Elle restait cependant sur ses gardes, car les changements pouvaient survenir à tout instant.

— Réponds-moi, s’offusqua soudain sa maîtresse face à son silence. C’est le fait d’avoir vu Élianor ? Je connais le lien si particulier qui existe entre une mère et son enfant. J’ai moi-même eu une fille quand je n’étais encore qu’une simple humaine, tu te souviens ?

Oui, Alice s’en souvenait très bien.

La Mageresse lui avait quelquefois parlé de son passé, de ses idéaux ainsi que de ses plans machiavéliques. Ce bébé, à qui elle avait donné la vie avant de muter en vampire, n’était qu’un des innombrables engrenages d’une monstrueuse machine lancée des siècles plus tôt. Bien sûr, elle ne savait pas tout, mais le peu qu’elle avait constaté lui suffisait pour comprendre que la Guilde des Gardiens sous-estimait les Sombres. D’autant plus qu’Ilithyie n’était autre que la fille de l’Ancienne Héra elle-même.

Habilement, Alice acheva le chignon compliqué puis recula de trois pas. Sa maîtresse admira encore son reflet avant de se lever avec élégance. Elle semblait si normale, si innocente ainsi vêtue d’une robe blanche qui mettait en valeur sa beauté gracile.

— Esclave, tu sais combien je me suis attachée à toi, susurra-t-elle. Tu n’es qu’une insignifiante créature, mais ta volonté de protéger tes proches m’a toujours impressionnée. En tant que guerrière, je ne peux qu’admirer ce courage. Ne t’inquiète pas, bientôt tout ira mieux.

— Mieux pour vous…, chuchota alors Alice dans un souffle angoissé.

— Je t’ai entendue, ne me manque pas de respect, stupide humaine. N’oublie pas que je peux faire tuer ton cher Hector d’un claquement de doigts.

Sachant très bien qu’elle était capable de mettre à exécution sa menace dans la seconde, Alice baissa le front.

— Pardon, Mageresse.

— Tais-toi, tu m’insupportes. Viens donc près de moi.

D’un mouvement d’index, elle propulsa son Énergie grise dans sa direction, la souleva comme un fétu de paille, puis la ramena à elle. La servante ne chercha même pas à lutter. Ilithyie jubilait de manipuler ainsi l’ancienne Gardienne de l’Eau. Elle aimait tuer, mais torturer la passionnait plus encore.

— Je suis l’Unique, répète-le ! ordonna-t-elle en saisissant son visage entre ses mains.

Sans répondre, Alice la défia de son regard vairon. Sous l’effet d’une subite colère, la véritable nature d’Ilithyie reprit le dessus ; ses iris rougirent, sa silhouette grandit et de fines veines bleutées marbrèrent peu à peu sa peau claire. Deux canines s’étirèrent au coin de ses lèvres. Avec un rictus carnassier, elle attrapa le coup d’Alice d’une main, la faisant décoller de terre, et hurla :

— Répète, ou je te jure que je te coupe la langue sur-le-champ !

— Vous êtes l’Unique ! clama sa victime, les yeux écarquillés par le manque d’air.

— Je suis l’Unique solution pour cette planète.

— Vous… êtes l’Unique… espoir pour cette planète, bredouilla Alice dans un ultime effort avant qu’un vertige l’emporte.

— Tu as de la chance que je ne peux pas te tuer pour le moment.

D’un geste rageur, la vampire l’envoya valser à plusieurs mètres. Le dos d’Alice percuta brutalement le rebord d’un lit en bois. À peine eut-elle le temps de reprendre ses esprits qu’Ilithyie se jetait sur elle afin de l’empoigner par les bras. Avec un cri furieux, elle planta ses crocs dans le cou de l’ancienne Gardienne, lui arrachant un hurlement. Tandis qu’elle aspirait son sang goulûment, Alice se laissa envahir par une torpeur bienvenue.

— Oh non, gronda la créature d’une voix rauque avant de lui assener une gifle. Tu restes avec moi, bien éveillée. J’ai besoin de toi à mes côtés pour ce qui nous attend. Mais d’abord, j’ai envie de m’amuser.

Sans force, résignée, Alice ferma les yeux. Plus elle lutterait, plus ce serait douloureux, la prisonnière en avait parfaitement conscience. Tandis que la Mageresse la malmenait, elle se laissait dériver sur la rivière de ses souvenirs, seul moyen pour lui éviter de devenir folle. Elle se rappela les moments de joie auprès d’Hector, le jour où elle l’avait rencontré, leur premier baiser, puis lorsqu’il l’avait demandée en mariage…

Un cri involontaire surgit de sa bouche quand les dents de son bourreau s’attaquèrent à son épaule. Son sang chaud coulait des différentes blessures qu’elle lui infligeait. L’odeur métallique envahissait son nez. Ce qu’elle subissait en termes de tortures depuis toutes ces années relevait de l’inconcevable, jamais l’ancienne Gardienne n’aurait pu imaginer endurer cela.

Si elle parvenait à supporter ces sévices, ce n’était que pour une unique raison ; la sécurité de ses proches. De ses filles chéries Élianor, Mélissandre. De son époux Hector.

Oui, Alice tiendrait encore un peu… pour ceux qu’elle aimait. Elle le leur devait.

* * *

Misérable, humiliée…

Voilà comment l’esclave se sentait après cette nouvelle séance de torture. Roulée en boule dans un coin de la pièce, Alice tentait de remettre ses idées en place.

Par Dieu, qu’elle haïssait cette folle et tous ses acolytes !

Jamais, elle n’avait cédé ni adhéré à leurs idéaux, feignant de se soumettre. Mais il était plus que temps que tout cela cesse, car elle arrivait au bout de ses forces.

— Il est l’heure, ma chère, déclara soudain Ilithyie toujours sous son apparence vampirique.

Pour d’obscures raisons, sa mère, Héra, l’avait poussée à devenir une de ces créatures immortelles. Et bien que cela provoque divers soucis et restrictions, notamment le besoin d’hémoglobine doublée d’une allergie au soleil quand ils ne buvaient pas de sang humain, Ilithyie n’en restait pas moins puissante. Elle avait hérité du pouvoir Élémentaire de l’Ancienne, celui lié au cinquième Élément : l’Éther. Alice avait appris cela en écoutant les sempiternelles complaintes de sa geôlière.

Avec un soupir dédaigneux, cette dernière s’approcha d’elle tout en se mordant le poignet. Elle grommela, saisit son menton puis posa son bras contre la bouche d’Alice pour la forcer à avaler son hémoglobine noire. Alice se débattit faiblement puis finit par capituler. Peu à peu, ses joues recouvrirent un peu de couleur et son souffle saccadé s’apaisa. Le sang de Vampire contenait des vertus thérapeutiques et cela lui avait permis plusieurs fois de survivre aux maltraitances. Lorsque la prisonnière souleva ses paupières, Ilithyie caressa ses cheveux châtains.

— Je tiens à ce que tu viennes avec moi ! Tu m’es si précieuse…, murmura-t-elle avec une tendresse infinie.

Sans lui laisser le choix, elle se redressa puis l’entraîna vers la sortie. Alice se résigna. Elle ne pouvait lutter contre sa force surhumaine. Avant d’ouvrir la lourde porte de bois, la Mageresse pivota pour la dévisager. Ses iris rouges, parfois traversés par un voile noir, flambèrent à la lueur des bougies, mettant encore plus en évidence les démons qui les habitaient.

— Bientôt, ces petits soucis ne seront plus qu’un mauvais souvenir, tout rentrera dans l’ordre et nous pourrons enfin vivre en harmonie, annonça-t-elle avec un sourire carnassier.

Alice ne répondit rien, réalisant encore une fois qu’Ilithyie croyait vraiment en ses paroles. Elle pensait que les idées de sa mère étaient l’unique solution aux monstruosités perpétrées en ce bas monde et que la paix ne pouvait exister que grâce à son intervention.

Leur mégalomanie s’avérait à la hauteur de leur folie destructrice. Après que la Mageresse et Alice furent sorties de la chambre, deux femmes vêtues de cuir les accompagnèrent jusqu’au rebord d’un balcon surplombant une gigantesque cour. Un frisson d’horreur pure traversa Alice quand elle vit une partie des troupes de la Guilde Sombre réunies à leurs pieds.

À perte de vue, des soldates armées jusqu’aux dents se tenaient le dos droit, en rangs parfaitement alignés. À la vue de la vampire, un murmure admiratif parcourut la foule constituée, non seulement de féroces combattantes humaines, mais également de nombreuses créatures ralliées à leur cause.

Ce qui touchait le plus le cœur de l’ancienne Gardienne était la sinistre vision des enfants installés devant ; des gamines recrutées de force, enlevées à leur famille, la fierté d’Ilithyie. Déjà soumises et formées aux arts de la guerre, elles représentaient une des forces principales de la Guilde Sombre. Mélissandre avait été l’une d’elles et avait subi les mêmes traitements horribles.

Lorsqu’Ilithyie salua d’un geste gracieux, la foule se déchaîna telle une unique entité emplie de rage, acclamant leur meneuse, claquant leurs armes entre elles, rugissant, crachant leur haine des humains, battant des ailes, frappant leurs sabots ou leurs bottes au sol. D’une main autoritaire, la Mageresse obtint le silence. Le visage empreint de fierté, elle rayonnait de puissance. Son Énergie émanait d’elle par vagues. Même les plus débutantes de ses combattantes ressentaient sa force. D’un simple regard, Ilithyie imposait le respect et la terreur. Vicieuse, elle bouscula Alice qui se retint juste à temps à la rambarde, provoquant ricanements et railleries discrètes.

— Moi, l’Unique, la Mageresse, représentante du cinquième Élément, l’Éther, tout puissant et transcendant les autres, je me tiens aujourd’hui face à vous dans un seul but. Glorifiez-moi, car sous peu, je permettrai le retour de la grande Héra. Nous récupérerons notre terre et pourrons de nouveau vivre sans crainte des humains et de leur violence. Au nom d’Héra, je vous promets la paix, l’égalité et l’opulence. Nous mettrons bientôt à bas la Guilde des Gardiens, le Sceau de l’Entre-deux Monde sera détruit, et le sort levé. J’en fais le serment. Il nous faudra du temps et des batailles, mais nous approchons de notre but. Sans ces misérables virus, Gaïa pourra enfin retrouver sa splendeur, mère nature revivra et nous serons libres de prospérer !

Tandis qu’elle continuait de décrire sa grandeur et ses idées mégalos, Alice réalisa que sa folie contaminait de plus en plus de monde. Le futur s’annonçait sombre, et imaginer ne serait-ce qu’un instant le retour d’Héra l’emplissait de terreur.

Alors que les clameurs et les applaudissements retentissaient, ses larmes se mirent à couler. Son espoir fondait comme neige au soleil, et bientôt, elle n’aurait plus la force nécessaire de vivre dans ces conditions. Plus les jours passaient, plus la mort lui semblait salvatrice.

CHAPITRE 2

Jumelles

 

Le soleil d’été frappait sans répit les pierres d’Yparys, engourdissant les habitants dans une langueur apaisante. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis le drame. L’incroyable entraide de la Guilde avait permis à la sublime bâtisse de retrouver sa splendeur d’antan. Les traces de l’attaque persistaient cependant sur certains murs noircis ou fendus, et surtout dans les cœurs blessés des Initiés. L’odieux massacre commis par les Sombre n’avait laissé personne indemne, mais la vie avait repris son cours.

La sécurité des six Sanctuaires avait été renforcée, les sites fouillés de fond en comble, puis équipés des dernières technologies de surveillance. Les rangs des Guerriers avaient été élargis et de nouveaux Novices étaient entrés en formation. Chaque Initié avait vu son passé et ses origines étudiés au crible afin de s’assurer qu’aucun espion ne demeurait parmi eux.

Cette tâche s’avérait laborieuse et vouée à l’échec.

Depuis deux ans déjà, Élianor avait rejoint la Guilde des Gardiens dans les montagnes pyrénéennes. Elle avait brutalement appris qu’elle était la Gardienne du Monde Réel, et depuis, sa vie avait pris un chemin différent ; alternant entre cours, missions périlleuses et histoire d’amour impossible. Cette vie, bien qu’elle soit ponctuée de difficiles épreuves, elle ne l’aurait échangée pour rien au monde.

Sous les rayons brûlants du début d’après-midi, Élianor et Mélissandre, sa sœur jumelle, se faisaient face, à quelques mètres l’une de l’autre. Comme souvent, elles s’entraînaient sur la plus haute terrasse du Sanctuaire, qui offrait une vue panoramique sur les majestueuses montagnes pyrénéennes.

La concentration se lisait sur leurs visages semblables. Noués en queue de cheval, leurs longs cheveux noirs flottaient sous la brise encore estivale de septembre. La sueur rendait leur peau luisante. L’Énergie crépitait au bout de leurs doigts tandis qu’elles se tournaient autour avec lenteur.

À bout de souffle, Mélissandre était épuisée. Ses pas devenaient hésitants, son équilibre précaire. En vain, elle tentait d’apaiser sa respiration, inhalant de grandes bouffées d’air. Brusquement, Élianor tendit les bras et un rayon d’Eau se forma puis fondit en direction de sa sœur qui répliqua sans attendre. Les deux pouvoirs s’affrontèrent dans un grésillement puissant, mais Élianor prit rapidement le dessus. Mélissandre finit par reculer sous l’assaut, puis s’effondra en larmes.

— Je n’y arriverai jamais, j’ai plus de forces.

— Relève-toi, l’encouragea Élianor. Cette force, tu ne dois pas la puiser en toi, mais partout autour de toi dans la nature, l’air, la vie animale, végétale.

— Je ne ressens pas ce dont tu me parles.

— Tu possèdes une aussi grande puissance que moi, le déclic viendra. Fais-moi confiance. On doit y parvenir pour se débarrasser de cette Mageresse, pour sauver notre mère.

— Je le sais, s’écria Mélissandre. Tu penses que je ne fais rien ? Chaque jour, je bosse comme une dingue ; chaque jour, tu me répètes les mêmes choses. Je suis à bout.

Depuis qu’elle avait été libérée du Mal qui la possédait, Mélissandre n’avait pas récupéré sa mémoire. Elle tentait en vain de la remplir par de nouveaux éléments, mais le trou noir de son passé la torturait. Se battre pour une mère dont elle n’avait aucun souvenir s’avérait compliqué.

De son côté, Élianor se sentait triste de la savoir aussi perdue et la culpabilité la rongeait, pourtant elle devait brider son Empathie lors des entraînements jusqu’à ce que Mélissandre retrouve sa puissance. Il en allait de sa sécurité ; elle ne l’avait pas tirée des griffes de la Guilde Sombre pour la voir tuée quelques mois plus tard.

La Gardienne de l’Eau inspira profondément :

— Fin de la séance pour aujourd’hui.

Elle tendit ensuite une main secourable à sa sœur pour l’aider à se relever. La prenant par les épaules, elle lui offrit un sourire réconfortant.

— On stoppe là pour le moment. Une heure de méditation, puis on ira se reposer.

— Merci, murmura Mélissandre avec reconnaissance.

— Je sais à quel point tu es perdue. Mon Empathie me permet de ressentir chacune de tes émotions, mais on doit rester fortes ; fortes et soudées.

— Bien sûr, je fais tout pour y arriver.

— Et je suis super fière de toi, la félicita Élianor. Tu dois garder le moral, nos ennemies se fichent de nos états d’âme, de nos difficultés. Un jour ou l’autre, ils attaqueront et nous devrons les affronter.

Une grande émotion luit dans le regard vairon de sa sœur.

— Merci d’être là.

— Toujours, tu peux compter sur moi.

— Ça vaut pour toi également. Je sais que tu souffres en silence.

— Mais non, et puis, ça n’a pas d’importance, s’empressa de répondre la Gardienne, peu encline aux confidences.

— T’as le droit, c’est compréhensible. Il y a eu tous ces morts, et maman… et Guillaume te manque.

— Ne parle pas de lui, la coupa-t-elle, le cœur serré. C’est gentil, mais inutile. Je vais bien.

Élianor s’éloigna d’un pas nerveux, mettant ainsi un terme à leur conversation. Avec souplesse, elle se hissa sur le muret qui surplombait la hauteur vertigineuse du Sanctuaire, puis gagna une colonne de pierre où elle s’installa en tailleur.

La dernière chose qu’elle désirait, c’était penser au Guerrier.

Entre les missions qu’il effectuait régulièrement et ses entraînements, elle ne l’avait que peu croisé depuis l’attaque. À la suite de leurs échanges, il respectait la volonté de la jeune femme de se tenir à distance et n’essayait pas d’entrer en contact avec elle.

En effet, la proximité se révélait trop dure à vivre pour elle, comme pour lui. Il avait choisi de rester un Guerrier dans le seul but de pouvoir la protéger et ça la mettait en colère. La dernière fois qu’elle l’avait vu remontait à plusieurs semaines maintenant. Pourtant, lorsque leurs regards se croisaient, plus rien n’existait. Jamais la flamme de leur passion ne s’éteindrait, et c’en était d’autant plus insupportable pour les amoureux. Injuste.

Élianor ne pouvait s’empêcher de revivre le moment où, enfin, ils avaient pu laisser libre cours à leur amour impossible. Ce moment où il lui avait pris sa virginité ; le plus beau de son existence. Elle n’aurait pu espérer une meilleure première fois. Elle savait qu’attendre après lui n’était pas raisonnable, que toute relation sérieuse était proscrite pour les Guerriers qui ne devaient se consacrer qu’à la protection de la Guilde. Hélas, les sentiments ne se contrôlaient pas. Ils s’aimaient, c’était une certitude, une évidence, même si la vie avait décidé de les séparer.

La Gardienne refoula d’un grognement ses sombres pensées, maudissant Mélissandre de raviver sa souffrance, puis ferma ses paupières pour entamer sa méditation. Sa sœur rejoignit une colonne à son tour afin de profiter de ce moment de relaxation. Les jumelles n’étaient ni l’une ni l’autre au meilleur de leur forme, ressentir et faire le vide s’avéra compliqué. Élianor se concentra sur ses cinq sens, oubliant au mieux les tracas de leur vie. Son esprit s’ouvrit lentement. Une légère brise glissa sur sa peau tandis que l’odeur de terre séchée émanant des pierres envahit son nez. Le chant des oiseaux de la vallée en contrebas, mêlé au murmure du vent, forma une mélodie harmonieuse qui lui permit de se laisser aller. Sous elle, la roche dure la rafraîchissait, une sensation agréable. Son cœur ralentit petit à petit. Doucement, elle se connecta à l’Énergie.

Son chemin avait été long, difficile et chaotique depuis son arrivée à Yparys. D’une jeune fille arrogante et fermée, elle s’était transformée en une Initiée puissante qui maîtrisait ses nombreux pouvoirs presque sur le bout des doigts. Elle avait gagné le respect de ses pairs après avoir montré sa valeur sur le terrain et avait fait de l’Énergie une alliée de choix. À présent, elle devait aider Mélissandre à retrouver sa force, lui redonner sa place de Gardienne de l’Eau, mettre fin aux agissements de la Guilde Sombre et sauver sa mère.

Ses objectifs étaient ambitieux et complexes, néanmoins clairs ; jamais elle ne s’en détournerait.

Elle soupira en constatant qu’elle ne réussissait pas à se vider la tête, trop tourmentée par ses pensées. Un bruissement au-dessus d’elle la fit tressaillir. Élianor se releva tandis qu’une ombre noire s’abattait sur la terrasse. Elle ne craignait pas le nouveau venu, elle l’avait senti approcher. La pierre trembla alors que le magnifique Dragon bleu atterrissait avec élégance ; son plus précieux compagnon depuis qu’elle avait été sacrée Gardienne de la Guilde. Il referma ses gigantesques ailes et baissa la tête vers elle. Heureuse de sa visite, elle ne put retenir un rire léger quand son souffle balaya ses cheveux. 

Encore peu habituée, Mélissandre eut un mouvement de recul et observa d’un œil inquiet l’énorme créature. Élianor posa ses doigts sur la peau soyeuse des naseaux, seul endroit dépourvu d’écailles. Un grondement sourd indiqua que le Dragon savourait sa tendresse. Ils échangèrent des ondes apaisantes et de leurs Énergies. Quelque temps auparavant, elle avait décidé de lui donner le surnom de Blue, bleu en anglais. Au début, ce dernier n’avait guère apprécié ce sobriquet indigne de sa condition d’être supérieur, puis voyant que cela plaisait à la Gardienne, il avait fini par l’accepter. Élianor tendit la main vers sa jumelle en lui lançant un sourire de défi.

— Je pense que tu es prête pour une petite virée.

— Quoi ? Non, je ne crois pas, s’affola Mélissandre.

— Et moi, je crois que si. Allez, ça nous changera les idées, et il est OK pour que tu m’accompagnes sur son dos.

— Parce qu’il pourrait ne pas l’être ?

— Il pourrait même te carboniser en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Viens, salue-le. Tu dois être respectueuse avec les Dragons. Ils sont très sages et nous soutiennent depuis toujours, mais… tu ne dois pas les contrarier.

Plus inquiète encore, Mélissandre s’enquit :

— Il sait que je suis anciennement Salandra et que j’ai fait du mal ?

— Viens.

Mélissandre obtempéra puis finit par approcher ses doigts tremblants de l’impressionnante gueule. La peur malmenait son ventre, mais au fond, cette expérience, elle en rêvait depuis des mois. Lentement, Blue inclina la tête pour jauger avec intensité Mélissandre qui rougit, mal à l’aise. Les pupilles reptiliennes, noyées au centre de l’iris doré, la contemplèrent sans ciller pendant de longues secondes. Soudain, le Dragon claqua de la mâchoire à plusieurs reprises. Une étincelle amusée illumina son regard tandis que Mélissandre sursautait avant de battre en retraite.

— Ils savent faire preuve d’humour aussi, s’esclaffa Élianor. T’en fais pas, il ne te fera rien. On grimpe !

Elle la précéda, s’aidant des écailles proéminentes, et s’installa sur la magnifique selle de cuir brun que son ami Baltor lui avait offerte l’année passée. Cet équipement lui avait permis de remonter malgré ses membres paralysés. Tremblante, Mélissandre s’élança puis avec précaution, s’assit derrière sa jumelle. Entre leurs jambes, elles percevaient la chaleur de l’animal ainsi que les puissants battements de son cœur.

Élianor ferma les yeux puis propulsa son Énergie pour lui intimer de partir. Tandis que le Dragon déployait son envergure et gainait ses muscles pour décoller, la cavalière débutante ne put retenir un cri de frayeur. Sans même une secousse, ils s’élevèrent loin au-dessus du Sanctuaire. Au visage ébahi de sa jumelle, la Gardienne se remémora son premier vol, alors qu’elle n’était qu’une toute nouvelle Initiée. Jamais, elle n’oublierait cette sensation merveilleuse d’invincibilité, de liberté. Et surtout, elle avait partagé ce bonheur avec Guillaume ; leur premier moment en tête-à-tête. Un moment qui resterait gravé à jamais dans son cœur.

Dans son âme.

Émue, elle savoura l’Énergie salvatrice que libérait son compagnon et soupira de contentement. Lorsque le Dragon fila soudain en piqué, les bras de Mélissandre la serrèrent à l’étouffer, son hurlement strident lui perça les tympans.

Peu importait, la sensation grisante de vitesse étreignit délicieusement sa gorge, l’adrénaline coula à flots dans ses veines, et elle accompagna sa sœur en criant de joie. L’animal rétablit son vol pour adopter une allure raisonnable tout en slalomant entre les cimes des montagnes. Mélissandre se détendit peu à peu puis se laissa finalement aller au bonheur de cette sortie imprévue.

CHAPITRE 3

Fragile guérison

 

Rires et discussions résonnaient contre les murs de pierre de la salle commune d’Yparys. À l’heure du dîner, de nombreux Initiés se pressaient pour prendre place tandis que les employés s’agitaient, apportant des plats remplis de mets fumants.

Installés autour d’une table, Élianor, Mélissandre et leurs amis échangeaient avec entrain. D’un œil extérieur, on aurait pu croire que le drame survenu quelques mois auparavant n’avait jamais eu lieu. Pourtant, la joie ambiante tenait à un fil. L’apparente légèreté des convives cachait en réalité une peur bien ancrée au fond de leurs entrailles. Les Sombre avaient laissé des traces en frappant en plein cœur de la Guilde des Gardiens, faisant comprendre qu’ils n’étaient à l’abri nulle part. Plusieurs d’entre eux avaient perdu des proches lors de l’attaque. Les blessures se refermaient peu à peu, mais ne guériraient pas.

Alors qu’Élianor observait ses compagnons en train de bavarder, sa gorge se noua. En dépit de leur jeune âge, ils avaient traversé tant d’épreuves. Des épreuves qui resteraient gravées en eux. Comme chacun d’eux, elle tentait de reprendre le dessus dans un quotidien millimétré. Mais un creux béant malmenait son cœur. Guillaume manquait encore et toujours à l’appel.

Pourquoi ses pensées la ramenaient-elles sans cesse au Guerrier absent ? Était-elle masochiste à ce point ?

Chagrinée, elle s’efforça de repousser loin de son esprit les yeux noirs de celui qu’elle aimait pour se recentrer sur l’instant présent. Son regard s’attarda alors sur Serena ; la Gardienne du Feu avait perdu sa mère dans des circonstances dramatiques et s’en remettait difficilement. Seule l’idée de la vengeance permettait à la jeune fille aux boucles rousses de tenir. De continuer à se lever chaque jour. Elle souriait d’un air absent, faisant mine d’écouter les blagues de ses voisins de table, toutefois son assiette était encore pleine, ses cernes violacés et ses doigts tremblants ne trompaient personne. Incapable d’effectuer son deuil, elle souffrait.  

Une exclamation de Damian sortit Élianor de sa contemplation. Les yeux bleus du garçon insolent flamboyaient à la lueur des chandelles alors qu’il attirait les regards désapprobateurs des personnes assises aux alentours. Égal à lui-même, il enchaînait quolibets et anecdotes, gesticulait en assénant parfois des tapes dans le dos d’un Elliot imperturbable.

Sans ses amis, Élianor n’aurait pas pu surmonter les derniers événements.

Bien sûr, il y avait eu par le passé des tensions et des moments compliqués entre eux. Il y en aurait d’autres dans le futur, mais ils formaient désormais sa famille, son soutien. S’ils ne l’avaient pas entourée, elle n’aurait pas tenu plus de quelques mois dans cette nouvelle existence, oh combien passionnante, mais surtout éprouvante. Pourtant, sa vie d’aujourd’hui, la jeune femme de bientôt vingt ans ne l’aurait échangée pour rien au monde. En dépit des difficultés qu’elle avait traversées et traverserait encore, jamais elle n’aurait voulu retrouver son état de non-Initiée, ignorante des réalités de cette planète. La découverte du Monde Réel avait été une véritable révélation et enfin, elle avait obtenu un début de réponses à ces questions qui la hantaient depuis son enfance ; et elle n’en était qu’aux prémices de son aventure.

De longs doigts maigres approchèrent de son assiette, coupant court à ses réflexions.

— Rory… c’est mort, gronda-t-elle. Je déteste quand tu me piques mes frites.

Le sourire chevalin que lui offrit le jeune homme assis à sa droite atténua ses tourments. Elle s’esclaffa de bon cœur en poussant son ami de l’épaule.

— Ne fais pas cette tête-là. Tu sais que j’y résiste pas.

— Justement, miss, c’est l’but ! la taquina-t-il avec un clin d’œil malicieux. Leur portion de moineau, ça me suffit po.

Elle lui asséna une tape sur le bras.

— Arrête de te plaindre. Et méfie-toi, ou je me verrai dans l’obligation de prendre des mesures plus importantes.

— Non, mam’zelle, je vous en prie, j’ai trop la peur en moi.

Un coup sur la table l’interrompit et fit sursauter tout le monde. Elliot se tenait droit et le toisait d’un air peu amène.

— Si tu oses voler la Gardienne de l’Eau, tu vas le regretter misérable humain…, articula-t-il d’une voix saccadée.

Les épaules du frêle garçon commencèrent à se soulever plus rapidement. Les regards des convives changèrent. L’apparente gaieté laissa place à l’inquiétude. Alors que les pupilles d’Elliot se dilataient, rendant ses yeux plus noirs que la nuit, Rory toussota, puis bondit loin du banc en balbutiant :

— Euh… Élianor, t’veux bien calmer le p’tit monsieur, s’te plaît !

Elliot devenait de plus en plus menaçant. Tout le monde se figea et l’ambiance s’alourdit encore. Soudain, le Gardien de la Terre partit dans un grand éclat de rire, bientôt suivi de Damian et d’Élianor. Le soulagement fut immédiat. Les Initiés reprirent leurs repas non sans jeter de temps en temps un œil inquiet à leur table.

— Tu sais très bien qu’il se maîtrise parfaitement maintenant. Même sans mon intervention, souligna Élianor, ravie de leur blague.

— Mouais… On n’est jamais à l’abri d’une rechute ! Rory, il aime pas trop vos trucs de magie, ronchonna ce dernier avec une moue réprobatrice, secouant ses mèches hirsutes.

— Oh allez, fais pas la gueule ! rétorqua Damian avant de lui balancer un morceau de pain. On adore se donner en spectacle.

Élianor cessa de rigoler et se renfrogna. Sa sœur se tenait à l’écart du groupe, complètement effacée. En dépit des mois qui s’étaient écoulés, Mélissandre ne trouvait toujours pas sa place parmi eux. La situation restait difficile : personne n’oubliait le mal qu’elle avait perpétré au nom d’Héra. Même si elle n’était pas vraiment elle, elle avait causé beaucoup de souffrances et de morts. Il faudrait encore du temps avant que les gens ne lui accordent leur confiance. Et cela, la jeune femme amnésique le ressentait avec force.

Les conversations s’atténuèrent de nouveau lorsque la large silhouette de Youri se profila dans l’entrée de la salle commune. Le Grand Maître ne venait que rarement se mêler aux Initiés et ce fut donc avec étonnement qu’ils le regardèrent s’avancer jusqu’à la table des Gardiens. Sa simple présence imposait le respect. Les yeux remplis d’admiration des convives suffisaient pour comprendre que Youri était aimé de tous. Même Élianor avait fini par lui pardonner son écart de l’année passée, quand ce dernier avait perdu de vue ses véritables valeurs au détriment des otages retenus par la Guilde Sombre.

Égal à lui-même, enveloppé de son habituelle odeur de lavande, il arborait un sourire jovial tout en marchant de son pas ample et assuré.

— Bonsoir, mes jeunes amis, j’espère que vous vous régalez, les salua-t-il de sa voix grave. Je vous dérange dans votre repas et j’en suis désolé, mais j’ai des nouvelles. Je vous veux au plus vite dans mon bureau. Nous devons nous entretenir.

Sur ces mots, il ne leur laissa pas le temps de poser de questions et effectua demi-tour sans attendre. Les jeunes gens échangèrent des regards inquiets ; pas de doutes… les ennuis recommençaient.

CHAPITRE 4

Annonce imprévue

 

À peine les quatre Gardiens avaient-ils passé la porte du bureau que Youri se lançait dans des explications nerveuses :

— La situation est préoccupante. Le Grand Maître Hendel du Sanctuaire Hellspell de New York m’a informé d’une série d’enlèvements aux États-Unis. Ça a commencé il y a quelques mois, mais ils se sont multipliés depuis deux semaines. Cela touche principalement des créatures du Réel. Nous suspectons une réapparition de la Guilde Sombre. Rien de sûr, mais au vu de l’ampleur que ça prend, nous devons nous préparer pour un éventuel départ.

— Aller aux États-Unis ! s’exclama Damian avec un large sourire. Wouhou, j’en rêve !

— Ce ne sera pas un voyage d’agrément, le modéra le Grand Maître avec sévérité. Comme je viens de le dire, ce n’est pas certain et ça n’a rien d’une plaisanterie. Des créatures disparaissent dans des circonstances plus qu’étranges.

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas me montrer aussi léger.

Après leurs aventures à Jukai au Japon, Élianor avait réalisé que Damian n’était pas si froid qu’il le laissait paraître. En réalité, il dissimulait un lourd passé et ne permettait à personne de l’approcher. Ce jour où il s’était confié, elle ne l’oublierait jamais ; il lui avait avoué son attirance pour elle ainsi que les maltraitances qu’il avait endurées, étant petit. Hélas, elle avait dû briser tous ses espoirs ; jamais elle ne pourrait aimer quelqu’un d’autre que Guillaume malgré les souffrances que leur étrange relation occasionnait. 

— Pourquoi la Guilde Sombre enlèverait des gens du Monde Réel ? le questionna alors Elliot d’un ton grave. Elles en ont bien après les humains à la base ? Cela n’a aucun sens.

— Nous sommes en train d’enquêter, continua Youri en se tournant vers lui. Hendel a mobilisé l’ensemble de ses Guerriers et de ses Maîtres, mais pour le moment, nous n’en savons pas plus.

— Que pouvons-nous faire en attendant ? s’enquit Serena avec inquiétude.

— Voilà la raison pour laquelle je vous ai réunis. Nous allons peut-être avoir besoin d’un maximum d’effectifs, et d’effectifs prêts à agir. Vous serez certainement appelés en premier lieu si nos soupçons s’avèrent justes. Je souhaite que vous soyez préparés au mieux. Dès demain, vous entamerez donc la formation des Guerriers d’Yparys.

— Guerrier ? Le coupa Damian. Mais enfin, ce n’est pas notre rôle !

— Je n’apprécie pas ton impertinence ! Le fustigea Youri en fronçant les sourcils. Reste à ta place, mon garçon. Vous ferez ce que je vous ordonne, il en va de votre sécurité. Bien que la Guilde Sombre n’ait pas fait de vagues ces derniers mois, nous sommes inquiets, d’autant plus avec ces enlèvements.

Damian inclina la tête en marmonnant des excuses. Avec discrétion, Serena attrapa sa main pour lui apporter son soutien, mais il la repoussa sans ménagement. La jolie rousse vexée se mordit les lèvres, ses yeux se voilèrent de colère. En dépit du comportement de Damian, elle espérait qu’il tombe enfin amoureux d’elle. Élianor se sentait triste pour elle. Serena aurait tant eu besoin d’une épaule sur laquelle s’appuyer.

Youri reprit la parole :

— Bien… Maintenant que vous gérez mieux vos pouvoirs, vous allez vous astreindre à un entraînement plus intensif au niveau physique, et également apprendre le maniement de diverses armes.

Élianor s’exclama :

— Quelles sortes d’armes ?

— Armes à feu, sabres, arbalètes et tout ce que le Maître d’armes jugera utile.

Damian leva un sourcil intéressé.

— Ah ça y est, le nouveau a enfin été désigné.

— Oui. Comme vous le savez, ce poste est très prisé. Les Grands Maîtres et moi avons dû faire un choix compliqué, mais nous sommes d’avis qu’il sera à la hauteur de sa mission.

— Et qui est l’heureux élu en charge de nous supporter ? enchaîna Damian avec empressement.

Youri s’esclaffa, puis répondit d’un air amusé : 

— Il me semble que vous l’avez croisé par le passé, et je vous laisse la surprise de le découvrir demain. Dans tous les cas, il a mon entière confiance. Si vous n’avez pas de questions, il est temps de mettre un terme à cet entretien. Est-ce que vous m’avez tous bien compris ? Pas de vagues, de rébellions ou autres idées tordues.

— Oui, Grand Maître, répondirent d’une même voix les quatre Gardiens.

— Vous pouvez donc disposer. Demain à huit heures, vous vous rendrez dans la cour des Guerriers pour commencer votre formation. Je vous souhaite une bonne nuit.

Tandis que les jeunes gens se dirigeaient vers la sortie, la main de Youri se referma sur le bras d’Élianor. Cette dernière grimaça de gêne ; elle avait pris l’habitude de fuir tout contact physique depuis que la Sorcière Odessa Dakota lui avait appris qu’elle était une Imprégnante.  

Chaque fois qu’elle touchait une personne possédant un pouvoir, elle risquait de l’absorber et par conséquent, de mettre sa vie en danger. En effet, déclencher plusieurs dons en peu de temps utiliserait trop de son Énergie, et à terme, la tuerait. Sur les conseils d’Odessa, elle cachait toujours ce pesant secret à tout le monde et le vivait mal. Fort heureusement, depuis plusieurs mois, aucune nouvelle capacité n’avait troublé son quotidien. Elle avait déjà suffisamment à faire avec celles qu’elle apprenait à gérer.

— J’ai besoin qu’on parle, juste quelques minutes, indiqua Youri avec un sourire. Prends place, je t’en prie.

Bien qu’elle le connaisse depuis un certain temps, elle ne s’habituait pas à son imposante stature. Elle se sentait comme une petite souris à côté de lui, minuscule et vulnérable. Tout en s’efforçant de maîtriser son trouble, elle s’assit dans le grand fauteuil face à la cheminée ; elle devinait le sujet de la conversation à venir.

— Huit mois sont passés depuis l’attaque du Sanctuaire et votre retour du Japon, entama-t-il d’un ton grave.

Elle baissa les yeux et acquiesça tandis qu’il continuait :

— Je t’ai laissé la liberté que tu m’as demandée pour t’occuper de Mélissandre. À présent, j’ai besoin de connaître son évolution. Sa mémoire montre-t-elle des signes d’amélioration ?

— Pas vraiment, non, avoua-t-elle en toute sincérité.

Youri prit un instant de réflexion puis s’enquit d’un ton préoccupé :

— Ses pouvoirs sont-ils toujours aussi faibles ?

— Nous nous entraînons chaque jour, s’empressa de préciser la jeune femme, mal à l’aise.

— Tu ne réponds pas à ma question. Mélissandre est un sujet délicat pour la Guilde, les Grands Maîtres attendent d’être rassurés.

— Eh bien… elle commence doucement à dompter notre Élément, l’Eau. Mais elle manque de condition physique, et surtout, de confiance en elle. Elle a encore besoin de temps.

— Hum… S’intègre-t-elle mieux au groupe ?

— C’est compliqué.

— Tout cela me semble bien flou. Mélissandre est fragile. Nous devons être sûrs qu’elle ne constitue pas une menace. Les pouvoirs qu’elle possède demandent une grande maîtrise. Cela n’est en aucun cas rassurant, et si ça n’évolue pas, nous serons contraints de la brider.

Le cœur d’Élianor se serra. Elle espérait que sa sœur progresse, qu’elle trouve enfin sa place au sein de la Guilde, et encore plus, sa place en tant que Gardienne de l’Eau. C’était devenu une de ses priorités dès lors qu’elle avait découvert l’existence de cette jumelle cachée, censée être morte depuis des années. Depuis qu’ils avaient réussi à la sortir des griffes de ces folles, Élianor était d’autant plus motivée à atteindre cet objectif.

— C’est de ma sœur que vous parlez, Youri ! Je sais qu’elle est aussi courageuse que moi et que notre mère ! Nous sommes du même sang. Il n’y a plus aucune noirceur en elle, juste de la peur, je vous le certifie. Et surtout, elle est la véritable Gardienne de l’Eau, ne l’oubliez pas. Elle est née la première et possède un pouvoir Élémentaire semblable au mien.

— Oh, je ne l’oublie pas…, soupira-t-il. Ni ton idée saugrenue de lui léguer ta place.

— Pas saugrenue, non, évidente. Cela lui revient de droit.

— Cette situation est extrêmement complexe. Je ne souhaite pas aborder plus longuement ce sujet aujourd’hui.

— Laissez-nous du temps, c’est tout ce que je vous demande, insista la jeune fille. Je vais lui parler, lui dire qui elle est vraiment, peut-être que ça la motivera de savoir qu’elle est la Gardienne légitime.

Inquiet, Youri se passa les mains sur le visage.

— Je ne sais pas, il nous faut du temps.

— Je veux qu’elle suive la formation de Guerrier avec nous, déclara soudain Élianor avec assurance.

Le Grand Maître se figea de surprise. Depuis deux ans que la jeune fille était au Sanctuaire, le temps avait affecté Youri. Son visage, si lisse et rond auparavant, arborait de nombreuses ridules. Des cernes se dessinaient sous ses yeux et quelques cheveux argentés pointaient sur son crâne brillant. Les durs moments qu’ils vivaient s’inscrivaient sur ses traits.

Profitant de son trouble, elle reprit :

— Si elle doit devenir la Gardienne de l’Eau, et elle le deviendra, alors elle doit être préparée tout autant que nous. L’avenir est sombre, Youri, et nous devons réunir autant de forces que possible pour faire face. Mélissandre est encore faible, mais une fois remise, elle sera aussi puissante que moi, voire plus. Elle saura gagner la confiance de tous. Même si ça prend du temps, nous ne pouvons pas nous passer d’une personne comme elle.

— Je reconnais que tes mots sont sages, concéda son interlocuteur, impressionné par sa maturité. Où est donc l’adolescente revêche et solitaire de nos débuts ?

Il lui sourit avec une émotion non dissimulée.

— Ta mère serait fière de toi, de la femme et de la guerrière que tu es devenue.

— Merci, ces paroles me vont droit au cœur, murmura Élianor, touchée. Alors, faites-moi confiance.

— Très bien, mais je dois en parler aux autres Grands Maîtres avant de te donner un accord définitif. Ne t’emballe pas, ce n’est pas gagné. Pendant ce temps, je t’autorise à tout expliquer à Mélissandre ; sois pédagogue et surveille ses réactions. Et surtout, ne fais rien sans mon feu vert pour sa formation.

Malgré leurs conflits passés, une vague de soulagement et de reconnaissance envahit Élianor. Youri représentait un second père à ses yeux. Entendre ces compliments de sa bouche l’emplissait de bonheur.

Elle le remercia, le salua puis prit la direction des dortoirs. Avant d’aller se coucher, une tâche l’attendait et pas des moindres : annoncer à sa sœur qu’elle était la véritable Gardienne de l’Eau.

Depuis leur retour, Élianor avait pris en charge la réhabilitation de Mélissandre. Après de longues discussions, les Grands Maîtres avaient accepté de lui laisser cette tâche délicate ; sous haute surveillance évidemment. Hector, leur père, venait régulièrement leur rendre visite et les soutenait dans ces durs moments. La Gardienne appréciait de veiller sur sa s

Après le Japon, Élianor avait choisi de ne pas lui révéler la vérité à propos de leur ordre de venue au monde, et donc, que le titre de Gardienne de l’Eau légitime lui revenait de droit. Elle avait jugé cela prématuré vu qu’elle ne se souvenait même pas de sa famille, et encore moins des actes monstrueux commis lorsqu’elle était Salandra, la Grande Prêtresse de la Guilde Sombre : enlèvements, meurtres et tortures.

Mais à présent, l’heure des aveux approchait.