CHAPITRE 1
Seule dans la nuit
Malgré l’heure tardive et la température fraîche de ce début novembre, Perpignan pulsait encore de vie. De nombreuses voitures sillonnaient les rues, croisant des groupes de fêtards joyeux ; un samedi soir habituel pour le centre-ville.
Au milieu de l’agitation ambiante, une silhouette solitaire marchait d’un pas énergique en longeant les murs. Vêtue d’une veste cintrée noire qui descendait mi-cuisse et d’une paire de bottes satinées, elle attirait les regards masculins. Ses doigts manucurés de rouge agrippaient une épaisse enveloppe.
Après avoir jeté un bref coup d’œil, elle traversa au milieu de la circulation. Le hurlement d’un klaxon fusa tandis qu’elle s’enfonçait dans une ruelle sombre. Elle ne s’attarda pas et s’empressa de continuer son chemin, ignorant les vociférations du conducteur mécontent.
À présent qu’elle était loin des bruits de la ville, ses talons claquaient fort sur le bitume au rythme de sa marche rapide. À quelques mètres derrière elle, un groupe de cinq hommes la suivait en ricanant. Ils se bousculaient et plaisantaient vulgairement. Peu à peu, ils se rapprochèrent et commencèrent à l’interpeller en sifflant. De toute évidence bourrés, ils semblaient vouloir en découdre.
Étrangement, elle n’accéléra pas, au contraire, elle réduisit son allure et finit même par s’immobiliser pour les laisser la rejoindre. Déstabilisés, les fêtards échangèrent des regards intrigués avant de s’arrêter à quelques pas d’elle. Celui qui paraissait les mener lui offrit un salut théâtral.
— Bonsoir, jolie demoiselle.
Le dos droit, bien plantée sur ses pieds, elle ne bougea pas d’un pouce.
— T’es pas très polie, dis donc ! poursuivit-il avec un ricanement.
Encouragé par ses amis et les grammes d’alcool que contenait son sang, il posa une paume sur son épaule, la faisant tressaillir.
— Mes potes et moi, on a très envie de te connaître, t’sais.
Les quatre autres les encerclèrent en gloussant. La tête de la femme pivota à droite puis à gauche, glissa son enveloppe dans une poche intérieure, puis tout s’enchaîna alors très vite. Du bout de ses ongles surgit une fumée grisâtre qui engloutit la main invasive du chef de la bande. Sans qu’il ait le temps de réagir, ce dernier se retrouva projeté contre un mur.
La bouche grande ouverte de stupéfaction, ses amis restèrent figés, semblant ne pas comprendre le revirement de situation. Le gémissement plaintif de l’homme à présent allongé au sol les sortit de leur torpeur.
L’un d’eux brandit un couteau.
— T’es cinglée ! Tu vas payer ça, connasse ! Allez, les mecs, on va la calmer !
La jeune femme pivota pour affronter ses assaillants. Elle savait que ça tournerait mal, elle l’avait senti avant même qu’ils le comprennent eux-mêmes. L’alcool, mélangé à leur nature de voyous et à leur testostérone exacerbée, ferait obligatoirement déraper la situation.
Son Empathie ne la trahissait jamais.
Ses iris vairons vrillèrent le regard de celui qui venait de l’invectiver. Comme ses acolytes, il était vêtu dans le style motard et portait du jean de la tête aux pieds. Un foulard rouge recouvrait ses cheveux noirs, de nombreuses bagues ornaient ses doigts. Sa haute stature et sa musculature auraient dû l’impressionner, pourtant elle ne ressentait aucune angoisse. Son cœur battait lentement, son corps athlétique se préparait naturellement à l’assaut.
Pourquoi aurait-elle eu peur ?
Elle était désormais l’une des créatures les plus puissantes de cette planète. Les changements qui s’opéraient en elle depuis que l’Ether l’avait contaminée lui procuraient des sensations contradictoires ; parfois extatiques, d’autres fois emplies de culpabilité et de frayeur quant aux conséquences, un peu comme si deux Élianor avaient cohabité dans un même corps. La bonne et la mauvaise… le Yin et le Yang.
Un grondement de son assaillant la ramena à l’instant présent. Elle inclina le visage, lui offrit un adorable sourire à fossettes, puis le provoqua sans une once d’hésitation :
— Viens plus près de moi, gros dégueulasse.
— Tu… t’as dit quoi là ? articula l’homme, rouge de fureur.
— Gros. Dégueulasse.
Dans un cri enragé, il bondit avec la ferme intention de lui enfoncer sa lame dans le ventre. Ses acolytes le suivirent dans un même mouvement. Leur assaut fut vite stoppé par une force invisible qui les fit se tordre en deux. Leurs traits déformés indiquèrent une souffrance extrême tandis que la jeune femme inspectait leurs esprits.
— Vous êtes pires que ce que j’avais perçu, gronda-t-elle avec mépris en découvrant les dents. La dernière fille que vous avez violée n’a même pas eu le loisir de se défendre.
Encore sonné, le meneur se releva puis la contourna dans l’ombre dans le but de l’attaquer par-derrière. La terreur et l’incompréhension se lisaient sur son visage violacé.
Les iris de la jeune femme auparavant respectivement bleu et vert s’assombrirent au fur et à mesure qu’elle intensifiait son emprise mentale sur le reste de la bande. Ses bourreaux, devenus ses victimes, étaient au bord de l’inconscience, seuls d’infimes râles surgissaient de leurs lèvres entrouvertes.
Les délaissant, elle se tourna vers le meneur qui s’apprêtait à lui bondir dessus. Ses paumes s’illuminèrent. Les yeux de l’agresseur s’écarquillèrent face au phénomène qu’il ne pouvait comprendre, et dans un sursaut de courage, il balbutia :
— Qu’est-ce que t’es, espèce de sorcière ?
— Oh, pardon…
Elle lui sourit avec un air angélique. Le regard de l’homme s’étrécit face à sa beauté emplie d’innocence avant de s’arrondir sous une vague de terreur. De cette enveloppe angélique émanait une obscurité que même un simple humain pouvait ressentir : le Mal à l’état pur.
— Je suis Élianor, Gardienne de l’Eau, ravie de vous rencontrer.
Avant qu’il n’ait le temps de répondre, un jet d’Énergie le souleva à trois mètres au-dessus du sol. Ses glapissements résonnèrent dans la ruelle, mais personne ne l’entendait. Et de toute manière, personne n’aurait pu lui venir en aide. Ce soir, ils s’étaient trompés de victime et se retrouvaient face à plus dangereux qu’eux.
La jeune femme tendit sa paume dans sa direction.
— Vous ne ferez plus jamais de mal, je vais m’en assurer, déclara-t-elle avec un calme stupéfiant.
Du bout de son index apparut alors un long filament gris qui s’enroula autour du cou du fêtard terrifié. Doucement, le fil se resserra, le voyou commença à suffoquer, les yeux exorbités. Elle prenait du plaisir à le sentir souffrir, toutefois le temps lui manquait. D’un geste brusque, elle ramena son bras à elle et l’homme cessa de se débattre. Le craquement sinistre ne pouvait induire personne en erreur, elle venait tout simplement de lui briser la nuque.
Toujours à terre, les quatre autres se pétrifièrent dans l’espoir qu’elle s’en aille sans s’occuper d’eux. Elle ne pouvait cependant pas laisser de témoins. Ses paumes s’activèrent à nouveau, bien plus puissamment.
— Désolée, les mecs, rien de personnel… Vous ne manquerez pas au monde de toute façon.
L’Énergie bleue qui s’abattit sur eux les cloua au sol. Pendant un bref instant, la ruelle s’illumina comme en plein jour. Les cris d’agonies s’éteignirent, tout redevint sombre et silencieux. Avec un demi-sourire satisfait, Élianor lissa sa veste tout en s’assurant que personne ne les espionnait. Ce tumulte risquait d’attirer les badauds, elle ne devait pas traîner. Après avoir vérifié que son précieux courrier était toujours à sa place dans sa poche intérieure, elle repartit d’un bon pas, sans un regard en arrière.
Après avoir emprunté plusieurs rues annexes, elle déboucha sur une large avenue où se trouvait son objectif. Avec un sourire, elle glissa l’enveloppe dans la boîte aux lettres d’une vieille bâtisse, puis reprit son chemin sans plus s’attarder. De son sac élégant, elle sortit une bouteille miniature de Whisky, et avala une gorgée d’alcool.
Ce soir, comme tous les samedis, elle comptait bien se lâcher ; oublier qui elle était, les drames passés, son rôle et ce qui l’entourait. Depuis quelque temps, elle éprouvait le besoin irrépressible de profiter d’une vie de jeune femme normale, celle dont elle avait été privée durant si longtemps.
Avec un sourire, elle poussa alors la porte d’un club sélecte où elle venait régulièrement. Elle aurait cependant dû vérifier que les voyous étaient bien morts… car dans l’ombre de la ruelle, l’un d’eux s’était relevé. Ses yeux bien ouverts avaient enregistré chaque détail, tout comme son mobile avec lequel il avait filmé une partie de l’attaque.
CHAPITRE 2
À bout de nerfs
Trois semaines plus tard
La mine sombre, Guillaume vérifia l’heure sur son téléphone.
Vingt minutes de retard… Elle allait le rendre dingue.
La patience ne représentait pas sa plus grande qualité et, depuis qu’il connaissait Élianor, le peu qu’il possédait était mis à rude épreuve, encore plus depuis ces derniers mois. Appuyé contre sa Ducati à l’entrée du Sanctuaire d’Yparys, son casque posé à ses côtés, il décida d’attendre. Ce n’était pas la première fois qu’elle lui faisait faux bond, il redoutait que ce soit à nouveau le cas.
En réalité, c’était même régulier.
Auparavant, elle lui avait servi des excuses valables ; une mission de dernière minute, une convocation du Grand Maître, ou un souci familial. Mais depuis quelques semaines, elle ne s’embêtait plus à argumenter ses retards ou ses absences. Il la soupçonnait de lui mentir et cela le plongeait dans une colère noire.
Qu’arrivait-il à celle dont il était tombé amoureux trois ans plus tôt ?
Il l’ignorait, cependant il fallait que ça cesse, car il détestait qu’on le prenne pour un imbécile. Il admettait que la confrontation avec Héra à Yellowstone ait pu ébranler la jeune femme, lui-même en gardait d’ailleurs un mauvais souvenir. La mort de Youri avait été un drame pour tous. Or depuis ce jour funeste, elle avait changé. Plus agressive et désinvolte, cette dernière faisait souvent preuve d’irrespect envers ceux qui l’entouraient. Comme si elle était redevenue cette adolescente revêche, un brin égoïste, qu’elle était à ses débuts dans la Guilde. Fort heureusement, la véritable Élianor réapparaissait parfois, lui confirmant qu’elle existait toujours ; la Gardienne forte, mature et généreuse. C’était pour cette raison qu’il prenait sur lui. Bien que son comportement empire de semaine en semaine, il lui faisait confiance, elle se ressaisirait. Il le fallait, car il ne tiendrait pas non plus éternellement.
La nuit régnait à présent. Les nuages qui s’amoncelaient annonçaient une dégradation de la météo. Un vent glacial se leva, cela augmenta d’un cran sa mauvaise humeur. Heureusement que sa chaleur de Lycanthrope le protégeait, sans cela, il aurait fini par geler sur place. Novembre tirait sur sa fin, l’hiver prenait de l’avance cette année dans les montagnes. Un grincement retentit, la porte en chêne pivota sur ses gonds en laissant apparaître Aleksi, le récent Guerrier, ami d’enfance d’Élianor.
— Salut, lança-t-il avec un air faussement léger. Tu vas bien ?
Guillaume serra la main qu’il lui tendit, mais perçut sa gêne.
— Balance…, bougonna-t-il alors.
— Désolé, elle n’est pas là.
— Non ? Incroyable ! rétorqua-t-il avec une pointe ironique dans la voix.
Ce n’était pas la première fois qu’Aleksi sortait le prévenir. Les Guerriers surveillaient de près les alentours du Sanctuaire, l’un d’eux avait dû informer le jeune homme de sa présence. Ils le connaissaient tous. Son absence n’était pas encore digérée parmi les combattants, autrefois ses frères d’armes. Lorsqu’il avait affiché au grand jour sa relation interdite avec Élianor, il n’avait eu d’autres choix que de les quitter. Une terrible épreuve pour lui qui n’avait eu qu’un objectif depuis son enfance : devenir Guerrier de la Guilde. Il ne regrettait cependant pas sa décision, car découvrir l’amour, le vrai, dans les bras de la Gardienne, se révélait la plus incroyable des expériences. Une expérience forte en émotion, à l’instar de ce soir où elle mettait ses nerfs à vif.
Aleksi toussota, puis rompit le désagréable silence :
— Elle déconne pas mal, je ne comprends pas ce qui lui arrive. J’ai tenté de lui parler, mais ses sarcasmes ont eu raison de moi.
— J’y ai droit aussi.
— Tu as essayé de l’appeler ?
Agacé, Guillaume acquiesça avec un grognement, puis remonta la fermeture éclair de son blouson.
— Je me tire.
— Tu veux que je lui dise que tu l’as attendue, si je la vois ? proposa le Guerrier avec sollicitude.
— Je le lui dirai moi-même.
Son ton résonna sèchement. Bien qu’il sache qu’Aleksi n’était pas responsable de leurs soucis, il ne pouvait empêcher son humeur de le trahir. Ce dernier se balança d’un pied sur l’autre, a priori mal à l’aise et frigorifié. Un sentiment de culpabilité piqua les tripes de Guillaume qui décida de détendre l’atmosphère.
— Sinon, ça se passe bien ? Comment est le nouveau Maître d’armes ?
— C’est super, il est plutôt pas mal. Je me renforce un peu plus chaque jour. J’ai trouvé ma vraie vocation, c’est le top.
— Heureux pour toi.
Aleksi se mordit une lèvre, devinant sûrement que son ami était nostalgique de son vécu au sein des combattants.
— T’étais carrément mieux en Maître d’armes… Tu manques à pas mal de mecs ici.
Guillaume hocha la tête, reconnaissant de sa gentillesse qui lui réchauffait le cœur.
— Tu deviens quoi, toi ? continua Aleksi avec curiosité.
— Je baroude à droite et à gauche, j’explore les coins. Je suis retourné voir ma famille aussi.
— OK. Cool…
— Pour tout te dire, je me fais chier, avoua-t-il. Heureusement qu’Élianor me complique la vie, ça m’occupe.
Ils s’esclaffèrent de concert, puis Aleksi le dévisagea avec sérieux.
— Reviens au Sanctuaire. On aura toujours besoin de personnes comme toi, même si tu n’es plus dans nos rangs.
La poitrine serrée, Guillaume passa une main nerveuse dans ses mèches brunes mi-longues, puis attrapa son casque, soudain impatient de quitter ces lieux. Il en était incapable et le lui expliquer aurait été trop compliqué. Il préférait garder pour lui ce qu’il dissimulait dans son cœur.
— Je vais y aller, éluda-t-il alors.
Aleksi pressa son épaule.
— Je pense vraiment ce que je t’ai dit.
— Je sais et je t’en remercie. Je vais y réfléchir.
— Je comprends.
Non, il ne comprenait pas, mais il choisit de se taire pour ne pas devenir agressif. De plus, la lune s’arrondissait, ce n’était donc pas le moment de s’attarder sur ce genre de sujets. Son caractère bouillonnant aurait pu prendre la main. Il enfila son casque puis démarra le moteur de l’Italienne. Aleksi ne chercha pas à le retenir, mais afficha toutefois un air préoccupé. Après un dernier signe d’adieu, Guillaume s’élança sur la route sinueuse des Pyrénées. Tout en poussant les chevaux de l’engin, il réfléchit à sa destination. En réalité, il était sûr de savoir où traînait Élianor. Ce ne serait pas la première fois qu’il la retrouverait, éméchée, dans un de ces endroits branchés en ville.
Une seule question le hantait : avait-il envie d’aller la chercher ?
Il n’était pas convaincu de pouvoir apaiser ses nerfs déjà à rude épreuve, et l’idée d’une énième dispute avec elle ne l’enchantait guère. Depuis peu, ils se prenaient la tête pour un oui ou un non, ça engendrait des conflits plus ou moins violents. Cette façon qu’elle avait d’user de sarcasmes et de condescendance mettait à mal son calme. Il peinait parfois à la reconnaître. Et il y avait aussi cette nouvelle manie de sortir chaque week-end, de boire, d’avoir l’air de se ficher de tout, lui y compris.
Chaque jour, elle s’éloignait de ses vraies valeurs, chaque jour il la perdait un peu plus.
Et cette pensée le terrorisait. Il refusait d’imaginer sa vie sans elle à ses côtés.
Ses entrailles se tordirent, sa gorge se noua. Sans plus réfléchir, il prit alors la direction de Perpignan.
* * *
Après avoir visité deux bars et une boîte de nuit dans laquelle elle se rendait régulièrement, Guillaume finit par la retrouver dans l’un des clubs les plus branchés du coin. Avant même de la voir, son odorat aiguisé de loup perçut son effluve reconnaissable entre mille. Comme à chaque fois qu’il la humait, son cœur accéléra et ses tripes se serrèrent. L’effet qu’elle lui faisait ne changeait pas.
Le jeune homme soupira avant de bousculer des danseurs éméchés qui s’agitaient sur son passage. Les lumières puissantes des spots éclairaient la salle par intermittence et des stroboscopes donnaient l’impression que les gens se déhanchaient au ralenti. Toutes ces informations malmenaient ses sens aiguisés et le crispèrent davantage. Les relents d’alcool, de parfums et de sueurs mélangés, les flashs aveuglants, la musique stridente et répétitive, ainsi que ces nombreux corps en mouvement qui l’effleuraient, agressaient son odorat, menaçant de lui faire perdre définitivement patience.
Il détestait ce genre de lieu où se pressaient les humains dans l’espoir d’oublier leur quotidien ; effort illusoire et surtout pitoyable.
Il se figea soudain, le souffle court. Elle se tenait là, à deux mètres devant lui, magnifique, comme toujours. Vêtue d’une robe pourpre légère, de bottes élégantes, affichant un maquillage aguicheur, elle dansait, les yeux fermés et les bras relevés. Ses longs cheveux noirs, réunis en queue haute, ondulaient au rythme de ses mouvements lascifs. Elle ignorait les regards gourmands posés sur elle, mais lui les voyait.
Ce fut le détail de trop.
Dans un grognement, il se rua dans sa direction, repoussant ceux qui croisaient son chemin, puis attrapa le coude de la jeune femme pour l’entraîner loin d’ici.
— Hé ! protesta-t-elle, plantant ses talons dans le sol.
Il fronça les sourcils puis indiqua la sortie afin de clarifier ses intentions. À sa grande surprise, elle éclata de rire avant de lui sauter au cou.
— Tu es là ! Je suis trop heureuse de te voir !
Décontenancé, il la laissa poser ses lèvres sur les siennes. Comme toujours, son baiser déclencha un brasier ingérable dans ses tripes. Il l’enlaça avec fièvre puis pressa son corps contre le sien, oubliant l’espace d’un instant sa colère. Le goût d’alcool le fit néanmoins vite redescendre, et il la repoussa d’un geste ferme.
— Arrête ça ! tonna-t-il.
— Viens danser, mon amour.
Elle glissa une main sur son torse puis l’attira contre elle en attrapant sa ceinture. Il saisit son poignet pour l’obliger à lâcher, puis recommença à la tirer vers la sortie.
— Je ne veux pas partir ! se rebella la jeune femme. Fous-moi la paix.
Un coup dans le dos le surprit. Quand il se retourna, il constata qu’un des mecs qui matait Élianor le toisait avec un air mauvais.
— La demoiselle t’a dit de la laisser tranquille. Lâche-la, ou je te défonce la gueule, enculé !
Son sang ne fit qu’un tour et dans un grondement de fureur, il s’élança les poings serrés, prêt à en découdre.
Le pauvre type ne savait pas ce qu’il venait de provoquer.
CHAPITRE 3
Infernal désir
Lorsque Guillaume bondit sur le gros lourd qui la draguait depuis presque une heure, le premier sentiment qu’Élianor ressentit fut une immense satisfaction, suivie de près par une pointe d’excitation. Elle l’aimait comme une dingue, et son désir pour lui explosa quand le poing de l’ancien Guerrier s’abattit sur le visage de l’imbécile.
Sa jalousie l’exaltait.
Dans le fond, elle savait que se délecter d’un tel spectacle n’était pas correct, mais c’était plus fort qu’elle. L’Ether manipulait son comportement, elle en était consciente, et en dépit du danger, la Gardienne savourait ce sentiment grisant de puissance. Entre ses deux personnalités, la jeune femme se perdait chaque jour davantage. D’autant plus que lorsque l’Ether prenait la main, sa mémoire connaissait de graves défaillances. Personne n’était au courant. Elle ne voulait pas les mêler à ce souci, après tout, il ne s’agissait que d’un pouvoir en plus.
À elle d’apprendre à le gérer.
Seul Guillaume l’avait compris, après qu’ils avaient fait l’amour sur la plage après Yellowstone. Elle avait préféré manipuler son mental pour qu’il efface cet épisode de sa mémoire et oublie ses paroles. À coup sûr, il serait allé le raconter au nouveau Grand Maître d’Yparys, Arnaud Van Helsing. Pour le moment, elle souhaitait que ça demeure entre elle et… elle.
De toute façon, elle n’avait plus qu’une confiance modérée envers ceux qui dirigeaient la Guilde. Ils avaient prouvé leur incompétence en fermant les yeux sur les enlèvements de toutes ces créatures du Monde Réel pour nourrir le dessein d’Héra l’an dernier. Elle tairait donc le problème avec l’Ether jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’Arnaud soit à la hauteur. Et ses amis ne pouvaient que mieux se porter en restant dans l’ignorance. S’ils avaient su, ils auraient eu le devoir de la dénoncer, et ça, c’était inenvisageable.
Tandis qu’elle le contemplait avec amour, Guillaume se défoulait sur son adversaire. Le pauvre type n’avait pas une once de chance face au loup déchaîné, il se contentait d’encaisser les coups furieux. Ils avaient roulé au sol et nombre d’insultes fusaient à droite et à gauche, mais personne n’osait intervenir.
Quand elle aperçut plusieurs videurs arriver au pas de course du fond de la salle, elle décida qu’il était temps de mettre les voiles et enveloppa Guillaume de son pouvoir mental pour le calmer. Il se pétrifia avant de se prendre le crâne à deux mains, le visage crispé de douleur.
Elle s’accroupit, puis lui chuchota au creux de l’oreille :
— Il vaut mieux qu’on parte maintenant.
Sans laisser l’occasion aux vigiles de s’interposer, elle saisit les doigts du jeune homme pour le tirer derrière elle. Déstabilisé par l’emprise qu’elle avait eue sur son esprit, il la suivit sans rechigner. Au pas de course, ils traversèrent la piste de danse sous les regards assassins des clients et déboulèrent dans la rue avant d’être rattrapés. Tant mieux, car les pauvres videurs auraient eu du fil à retordre avec la Gardienne. Elle n’avait aucune intention de laisser de simples humains lui dicter sa conduite. Main dans la main, ils filèrent sur le trottoir puis s’engouffrèrent dans une rue perpendiculaire.
Guillaume se ressaisit enfin et siffla avec rage :
— Plus jamais tu fais ça !
Le cœur battant à tout rompre, la jeune femme leva un sourcil intrigué.
— Tu parles du mec ? Serais-tu jaloux ?
— Bordel, non ! Je parle de ton putain de pouvoir ! Tu m’as défoncé le cerveau, tu t’es introduit en moi sans que je t’y autorise.
Elle s’esclaffa puis l’attira contre elle par le col de sa veste.
— On s’en fiche.
— Moi, je ne m’en fiche pas, l’interrompit-il en s’écartant.
Les traits d’Élianor se crispèrent quand elle comprit qu’il ne plaisantait pas.
— Je te signale que ça ne te dérange pas de t’introduire en moi…, rétorqua-t-elle d’un ton ironique.
Le visage de l’ancien Guerrier se tordit sous un mélange de stupeur et de fureur.
— Putain, mais quel est le rapport ? Je…
Il secoua la tête sans terminer sa phrase avant de cracher :
— Non, stop, tu vas me rendre dingue et je vais dire des trucs que je regretterai.
Elle émit un rire idiot qu’elle ravala lorsqu’il la fusilla d’un regard assassin.
— T’es complètement bourrée en plus, articula-t-il avant de s’éloigner d’un pas furieux. Je me tire.
Éberluée de le voir si agressif, elle le rattrapa puis lui sauta dessus pour l’entourer de ses bras. Jamais il ne résisterait à un contact physique, entre eux, c’était si fort. Presque animal.
— Oh, allez, ne fais pas la gueule. Je suis désolée.
Les pupilles du jeune homme brillaient de colère. Celles de la Gardienne également, mais plutôt en raison des nombreux grammes d’alcool qui circulaient dans ses veines.
— Mon amour… Pardonne-moi, murmura-t-elle. Là, je n’ai pas envie qu’on se dispute.
Il leva les yeux au ciel sans répondre tandis qu’elle continuait d’une voix alanguie :
— En fait, je veux qu’on se réconcilie et qu’on oublie tout ça.
Elle accompagna sa phrase de petits baisers au creux de son cou, puis remonta lentement en le goûtant du bout de la langue.
— Tu te fous de moi, grogna-t-il sans la repousser, cette fois.
Elle devinait sous son courroux un désir flamboyant. Sa nature de Lycanthrope le rendait plus sensible qu’un homme normal. Et en jouer ne la dérangeait plus. Dorénavant, elle voulait, elle prenait, et à cet instant, elle le voulait lui. L’Ether lui apportait une confiance en elle décuplée et c’était un effet secondaire des plus plaisants.
Elle saisit son visage entre ses paumes avant de l’embrasser avec passion. D’abord résistant, il demeura figé, puis très vite, leurs langues se trouvèrent, se mêlèrent. Il la plaqua contre le mur le plus proche, glissa sa main le long de sa taille puis de ses fesses. Les entrailles de la jeune femme s’éveillèrent à ses caresses. Elle adorait le sentir fondre tout contre elle, et dans un gémissement, elle enroula une jambe autour de lui. Jamais elle ne se lasserait de cet homme, son héros, celui que son cœur avait choisi. Tous les deux étaient faits pour être ensemble. À chaque fois qu’ils faisaient l’amour, leurs âmes fusionnaient. Elle le connaissait à la perfection à présent ; ses failles et ses faiblesses aussi bien que ses forces.
— J’ai envie de toi, Guillaume.
Avec un râle, il attrapa ses cheveux puis tira dessus pour basculer sa tête en arrière.
— Tu me rends fou. Et tu le sais, bordel.
Avec un petit sourire mutin, elle posa sa main contre son sexe gonflé.
— Oui, et tu apprécies, je crois…
— Élianor, arrête.
— Jamais. Tu es à moi.
— Putain, mais tu dis quoi là encore ? On doit parler !
Ignorant ses mots, elle intensifia sa caresse puis entreprit ensuite de déboutonner son pantalon. Hélas, il ne sembla pas vouloir la laisser mener la danse et retint son poignet. De toute évidence, ce soir, elle n’aurait pas droit à sa dose d’amour. Le pouls encore affolé par leur étreinte, elle recule en croisant les bras.
— Bon, qu’est-ce qu’il y a ? bougonna-t-elle.
Le jeune homme s’efforça de calmer sa respiration saccadée, puis passa une main dans ses mèches pour les remettre en place. Quand il braqua son regard noir dans le sien, elle réalisait qu’il était vraiment contrarié et baissa les yeux.
— Tu n’étais pas là, je t’ai attendue, l’informa-t-il rudement. Tu n’as même pas daigné me prévenir.
La gorge d’Élianor se noua. Elle avait encore merdé… Prise dans son délire, elle avait oublié son rendez-vous avec lui. Que pouvait-elle répondre à son accusation ? L’alcool et l’Ether mêlés mettaient à mal sa mémoire de plus en plus souvent. Son côté sombre ricanait, mais l’Élianor douce et amoureuse culpabilisait atrocement. Cette dualité en elle l’épuisait parfois. Elle ne souhaitait pas le blesser, cependant il devait comprendre son besoin de liberté.
— Je suis désolée, lâcha-t-elle.
— Vraiment ? Tu n’en as pas l’air.
— Écoute, on ne va pas se gâcher la soirée pour des futilités. On est tous les deux, c’est ce qui compte, non ?
— T’es sérieuse ?
— Ben… oui.
Ses sourcils se froncèrent davantage.
— Tu me prends pour un con et je déteste ça.
— T’en fais des tonnes.
— La Élianor dont je suis tombé amoureux n’aurait jamais agi comme ça.
La tristesse luisit dans ses yeux et la culpabilité de la jeune femme redoubla d’intensité. Peut-être aurait-elle dû se confier au moins à lui à propos de l’Ether ? Très vite, elle renonça à cette éventualité et une vague de rancœur remonta dans son ventre. Elle refusait qu’on lui dise quoi faire ou qu’on lui reproche des choses. Elle avait une vie, et ça, la Guilde et ses amis allaient devoir l’accepter.
— Je me suis excusée. Je ne veux pas te faire de mal, mais si la nouvelle Élianor ne te convient pas, alors tu es libre de tracer ta route.
Les sourcils du jeune homme se soulevèrent de stupéfaction. Il hocha la tête plusieurs fois, en proie à de multiples émotions.
— Tracer ma route…, répéta-t-il à voix basse.
— Ouais.
Ses mâchoires tressaillirent. Il emprisonna ses bras avec force.
— Je t’aime, c’est une évidence, mais je refuse d’en supporter davantage. Depuis des mois, tu n’es plus la même, et je ne suis pas le seul à le subir. Alors, tu sais quoi, je vais la tracer, ma route. Et ce, dès maintenant. Soit, tu changes et arrêtes tes conneries, soit tu ne me reverras plus jamais.
Son ultimatum glissa sur elle sans l’atteindre. Elle n’avait pas envie de le retenir, il finirait par revenir de lui-même. Une petite voix en elle lui cria tout de même de réagir avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle devait lutter contre cette noirceur qui la rendait insensible et odieuse. Mais d’un reniflement agacé, elle l’étouffa. Leur amour les liait à jamais et bien que l’Ether la perturbe, elle maîtrisait la situation.
Après un dernier regard empli de déception, il tourna les talons et repartit en direction de l’avenue où était probablement garée sa moto. Un pincement au cœur la fit grimacer. Dommage, elle aurait préféré passer une nuit torride dans ses bras.
CHAPITRE 4
Jeune Vampire
— Damian ?
L’entrée de Serena extirpa ce dernier de ses réflexions, et d’un hochement de tête, il accueillit son amie qui affichait un air soucieux. Elle se remettait de la mort de sa mère et redevenait peu à peu elle-même. Il s’en réjouissait, mais ne désirait pas une énième discussion avec la Gardienne du Feu. Depuis un moment, comme elle ressentait son mal-être, elle avait décidé de lui sortir les vers du nez.
Il s’efforça de sourire pour dissimuler ses tourments, puis fixa son attention sur l’objet qui flottait sous une bulle de verre à quelques centimètres de lui : le Sceau de la Terre. De minuscules éclairs crépitaient autour du précieux bijou, une Énergie puissante émanait de l’ensemble.
D’un commun accord, les Gardiens et les Grands Maîtres avaient décidé de le séparer d’Elliot afin de le sécuriser. En effet, la Guilde Sombre, leur ennemie, détenait les trois autres, Air, Eau et Feu. Si Héra s’emparait de cette ultime partie, cela serait une catastrophe. Il avait donc été placé dans une pièce, entouré de divers sorts de protection, où seuls les Gardiens avaient accès. Magie et technologie mêlées assuraient que personne ne puisse le voler.
Damian venait régulièrement dans cette pièce sombre afin de se raccrocher à sa mission première : défendre le monde Réel. Mais aussi et surtout, car il était presque certain de ne pas être dérangé dans cet endroit. Hélas, ce n’était pas le cas aujourd’hui, et connaissant le caractère borné de la rousse, il sait qu’elle ne le laisserait pas tranquille.
— Qu’est-ce que tu veux ? marmonna-t-il en croisant les bras.
Elle glissa une main tendre sur ses épaules.
— La même chose qu’hier, avant-hier, et chaque jour qui a précédé depuis… plusieurs semaines.
— M’emmerder donc ? Bien, t’as gagné ! Tu peux me laisser maintenant.
— Arrête ton numéro de connard. Avec moi, ça ne marche plus.
Le Gardien souffla en se dégageant de son étreinte, fatigué de devoir toujours justifier son humeur maussade. Depuis que Myriam, la Vampire, fille du Grand Maître Hendel, l’avait mordu, son existence était chamboulée. Elle lui avait transmis le gène des buveurs de sang quand il avait cédé à ses avances lors de leur passage au Sanctuaire de New York. À la suite de cette nuit, il s’était transformé lentement, et bien qu’il ait tenté de joindre la Vampire pour trouver du soutien et des conseils, elle restait aux abonnés absents. Incapable d’en parler à ses amis, il supportait donc sa situation seul.
Et, peu lui importait, il avait l’habitude d’affronter les aléas de la vie sans aide.
Quand son cœur avait cessé de battre un beau jour du mois de juin, il s’était effondré en pleine séance de jogging. Mettant ça sur le compte de la fatigue, personne ne s’était inquiété. Il avait passé une semaine enfermé dans sa chambre sous prétexte d’une grippe, tentant de maîtriser ses nouvelles capacités, surtout celle de garder son apparence humaine. À ce moment, il avait réalisé que plus jamais il ne serait le même. La soif de sang l’avait assailli, et il avait dû se débrouiller, s’adapter.
Depuis, il évitait ses amis, notamment le trio de l’Eau comme il les appelait, Alice, Mélissandre et Élianor, qui possédait un grand pouvoir d’Empathie et qui aurait vite compris le souci.
Aujourd’hui, même s’il gérait son apparence et réussissait à ne pas montrer son physique de Vampire, il ignorait sa véritable nature ; monstre ou humain amélioré, créature du Bien ou du Mal, mort ou vivant ? Et cette incertitude le rongeait un peu plus chaque jour.
— Tu dois parler, lâcher ce que t’as sur le cœur, reprit Serena.
— Fiche-moi la paix.
— Jamais.
Leurs regards s’affrontèrent dans un lourd silence. Son amie était si jolie avec ses boucles cuivrées relevées en chignon flou et ses iris émeraude. Il pouvait y lire combien elle l’aimait, combien son inquiétude était sincère. Son ventre se noua, l’angoisse s’intensifia.
Peut-être devrait-il se confier. Serena serait apte à le comprendre, le conseiller et le soutenir.
L’espace d’un instant, il imagina tout lui révéler et se soulager un peu du poids de ses problèmes. Mais il rejeta cette idée, ne se sentant pas la force d’affronter la tempête qui s’en suivrait : la surprise, les reproches, les innombrables questions.
Ses yeux glissèrent dans le cou délicat de la jeune femme et s’arrêtèrent sur la jugulaire bleutée qui affleurait. Dorénavant capable de renifler une goutte de sang à des dizaines de mètres de lui, il percevait les battements de cœur des êtres qui l’entouraient. Celui de la Gardienne cognait à une vitesse folle à cet instant. Cette faculté le déroutait et surtout le dégoûtait. Il détestait se nourrir de ce liquide gluant aux relents métalliques, a contrario, il ne pouvait s’en passer.
Oh… il avait bien essayé, malheureusement cela avait été un cuisant échec. En quelques jours, il avait perdu le contrôle de son corps ; ses canines étaient sorties, ses iris avaient rougi et ses veines étaient apparues sans qu’ils ne puissent les en empêcher. Ses muscles s’étaient doucement contractés jusqu’à presque le paralyser, et son esprit s’était mis à le torturer, lui soufflant l’idée d’attaquer tout ce qui contenait du sang.
Depuis cette horrible expérience, il buvait quotidiennement la dose minimum d’hémoglobine nécessaire à sa survie en récupérant du sang de bête dans les cuisines du Sanctuaire. Il luttait constamment contre cette addiction afin de ne pas céder à ses pulsions violentes qui le poussaient à consommer davantage. Une chose était sûre : les Vampires n’avaient rien de créatures fiables et bienfaisantes.
— Tu regardes quoi là ? demanda soudain Serena en passant une main dans son cou, mal à l’aise.
Le jeune homme se mit une gifle mentale, puis choisit l’ironie pour cacher son trouble.
— Mais toi, sublime créature du Feu.
— N’importe quoi.
Elle faisait mine de s’en ficher, mais il savait très bien l’effet qu’il avait sur elle. Depuis toujours, elle était amoureuse de lui, et… depuis toujours, il la repoussait.
— Arrête et réponds-moi, qu’est-ce qui cloche chez toi en ce moment ? insista-t-elle avec sérieux.
— T’es vraiment une emmerdeuse.
Avec un sourire mutin, elle acquiesça.
— Une emmerdeuse que tu adores et que tu vas aduler d’ici peu.
Elle fouilla alors dans un sac en toile qu’elle portait en bandoulière, puis en sortit deux bières encore luisantes d’humidité qu’elle brandit avec fierté.
— Oh putain ! s’exclama Damian ravi. T’as dégoté ça où ?
— Je ne dévoile pas mes sources.
L’alcool au Sanctuaire était rare, sa consommation allait à l’encontre des principes de vie saine que la Guilde leur imposait. Cependant, un écart de temps en temps ne se refusait pas. Et par chance, son organisme modifié lui autorisait encore une alimentation humaine.
Elle rangea les bouteilles dans son sac, le scrutant avec une moue amusée. Résigné, il soupira et grogna :
— OK ! Tu veux quoi ?
— Juste discuter, rien de plus.
— T’es une vraie sorcière quand tu t’y mets. Je t’accorde cinq minutes.
Côte à côte, ils quittèrent discrètement l’antique bâtiment, puis s’éloignèrent pour se poser dans un coin à l’abri du vent. Par chance, les nuages bas dissimulaient le soleil. La nouvelle nature de Damian le rendait sensible aux rayons UV.
Une fois assis, il ouvrit une bière et tapota sa montre.
— Trois, deux, un. C’est parti, tu as exactement trois cents secondes.
— T’es un vrai tyran ! Bon… OK. Pour résumer, je veux qu’on se retrouve comme avant. Tu me manques, Damian ! T’es la personne à qui je tiens le plus au monde, je supporte plus ce froid entre nous. Je sais que c’est aussi ma faute, après la mort de ma mère, j’ai été distante et…
— Arrête, l’interrompit-il, conscient de la détresse de son amie et ne souhaitant pas raviver des souvenirs douloureux. S’il y a un coupable dans l’histoire, c’est moi. Je ne t’ai pas soutenue comme j’aurais dû, et… je ne suis pas facile ces temps-ci. Je m’en rends compte. Mais crois-moi, tu n’as pas envie d’en apprendre davantage.
Elle posa une paume douce sur la joue du jeune homme puis planta son regard dans le sien. Mal à l’aise, il s’obligea à ne pas fuir son contact.
— On se fait confiance nous deux, non ?
Il ferma les paupières et grommela :
— Ouais, évidemment.
— Je t’aime et tu le sais,
— Serena… s’te plaît…
— Laisse-moi parler, merde !
Surpris par sa véhémence, il décida de se taire pour l’écouter et avala une longue gorgée d’alcool.
— Quand tu ne vas pas bien, je ne vais pas bien, continua Serena. En ce moment, tu es au bord du gouffre, et ne le nie pas, ça serait inutile. Tu ne veux pas me parler, très bien, mais permets-moi d’être là et de te soutenir, de te prouver combien je tiens à toi.
— Je le sais déjà.
— Tu as besoin de moi.
— Non !
Il bondit sur ses pieds, peu enclin à accepter ses paroles qui sous-entendaient qu’il était faible.
— T’es qu’une tête de mule, s’emporta-t-elle en se relevant pour emprisonner ses mains entre les siennes. Tu ne peux pas toujours être le plus fort, si tu ne lâches pas du lest, un jour, tu vas craquer. Je ne sais pas ce qui t’arrive, mais je te promets d’être là pour toi.
Les épaules du Gardien se soulevèrent au rythme de sa respiration saccadée ; il refusait d’en écouter davantage. Ces mièvreries le saoulaient, il ne voulait surtout pas que son bouclier s’effrite. Il évita d’ailleurs Mélissandre pour cette raison. Alors non, hors de question que Serena s’immisce plus près, dans sa vie.
Tomber amoureux ou s’attacher trop fort à quelqu’un, même amicalement, n’était pas une option envisageable. Pas dans ce monde où rien n’était sûr, où tout pouvait basculer du jour au lendemain, où les gens mouraient sans cesse dans d’atroces conditions. Le décès de Youri et sa transformation l’avaient conforté dans ce ressenti. Il termina en quelques gorgées sa boisson, puis tendit la bouteille vide à la jeune femme, adoptant son habituelle attitude sarcastique.
— Merci pour la bière, ton temps est écoulé. J’espère que tu as eu ce que tu voulais. Sur ce, à plus.
Il s’éloigna de quelques pas, s’arrêta puis se retourna vers elle.
— Et s’il te plaît, ne me prends plus la tête. Je n’ai jamais eu besoin de personne dans ma vie, et ça ne sera jamais le cas.