Deux opposés, un destin,

Le mal sera le bien,

Pour sauver les Ferrale,

Au cœur de ce dédale,

Fée et loup s’uniront,

À jamais liés, s’aimeront,

Interdit infini,

Éternel paradis.

(Prophétie Ferrale)

 

Prologue

 

Je m’appelle Elsie, j’ai vingt-six ans et des joues à cajoler des glands — bien sûr, je n’évoque pas ceux de l’arbre. Entendez par là que je mesure la taille d’un Hobbit, ou plutôt d’un pygmée, ils ont les pieds moins velus. Je toise 1,55 mètre, j’ai arrêté de grandir à douze ans un quart, excepté mon arrière-train qui a fait le choix de l’indépendance. Atteinte d’une étrange forme d’épilepsie par le passé, aujourd’hui, tout est différent… mais cela tu vas devoir le découvrir entre ces pages.

Je détiens la crinière la plus indomptée d’Europe, une crinière qui m’a valu le doux sobriquet de « Poil de carotte » — super original… — ou de « la nabote sans âme ».

Vous allez me dire… quel début ennuyeux. Certes.

Mais il faut bien démarrer par quelque chose, non ? Et puis, avouons-le, les habitudes, parfois, ça rassure. Si je prends la parole, c’est pour une bonne raison. Toi et moi possédons un point en commun — ou deux, si tu fais partie de la team « tout ce qui est petit est mignon ». Cela commence par Ro et finit par mance.

La Romance.

Les livres d’amour.

Et sous toutes les formes : à suspens, érotique, comédie romantique, dark, fantastique ou fantasy.

Le plus chouette ? Je partage cette passion avec le dernier membre de ma famille, Lady M, ma géniale Granny.

Je disais donc… Je m’appelle Elsie et voici ma plus belle histoire, mais aussi la plus tragique. Une histoire d’amitié, une histoire aussi rock qu’incroyable, une histoire qui a changé mon existence, ma vision du monde, avant tout une histoire d’amour.

L’unique, le vrai, l’improbable.

Mon histoire, notre histoire.

Alors… ? On rock ensemble ?

 

À toi, mon loup, mon alpha, mon éternel.

1

Et bonne année, bien sûr

 

 

Santenay, France

 

 

Elsie

 

— Meilleurs vœux tout de même, mesdames.

Le ton guindé du maître de cérémonie m’extirpa de mes pensées. Je m’obligeai à lui offrir un sourire poli, relevant le menton pour tenter de me grandir. Cependant, le cœur n’y était pas.

Comment aurait-il pu l’être ?

Le vent glacial de janvier ébranlait mon corps épuisé, affolait mes boucles rousses. Au-dessus de nos têtes, des nuages plus ou moins gris s’agitaient, loin de nos préoccupations humaines.

J’aurais souhaité me trouver partout, sauf ici.

Partout, sauf dans ce cimetière.

Partout, sauf près des cendres de ma défunte mère.

Mes paupières se fermèrent.

En me concentrant, l’odeur de terre mouillée me donnait la sensation de m’envoler loin au cœur d’une forêt, dans un autre monde, une autre époque, là où plus personne ne serait venu me présenter des condoléances pour une femme que j’avais à peine aimée.

— Je comprends que les circonstances soient difficiles, reprit le quinquagénaire, le patron des pompes funèbres engagé pour les funérailles. Mais votre chèque a été rejeté et…

— Il suffit, bigre de bouse ! intervint ma grand-mère en s’interposant entre nous. Aucun sens de la bienséance, celui-là !

Énervée, elle secoua ses mèches blanches coupées au carré. D’une main leste, elle lui balança au nez une liasse de billets dont j’ignorais la provenance. Mon étonnement affronta un instant ma tristesse pour finalement s’évaporer.

— Doucement, Granny, marmonnai-je, gênée.

— Ce malotru aurait au moins pu attendre que les cendres de Jeanie soient froides ! Et puis, ne m’appelle pas Granny, on dirait une vieille pomme !

— Cela dit… t’as pas tort.

— J’ai toujours raison, tu le sais bien.

Alors que le croque-mort se répandait en excuses tout en ramassant sa fortune éparpillée au vent, je me détournai puis offris mon visage aux bourrasques. Aucune larme ne sillonnait mes joues, aucune angoisse ne nouait ma gorge, aucune tristesse ne rongeait ma poitrine, j’étais incapable d’exprimer la moindre émotion.

En vérité, je me perdais entre soulagement, regrets et colère.

Cela passerait. Je n’étais pas du genre à m’épancher sur mes soucis.

Bien que je n’aie jamais tissé de liens forts avec ma génitrice, elle demeurait cependant une des rares personnes de ma famille encore vivante. Aujourd’hui, il ne restait plus que moi et… ma si chère Margaret Fraser, ma grand-mère maternelle. La bien nommée Granny, surnom qu’elle détestait pour lui préférer le sobriquet de Lady M.

Un modèle de non-humilité.

Un modèle tout court.

À bientôt quatre-vingts printemps, mon aïeule possédait une énergie inépuisable, une verve inénarrable, un aplomb mémorable.

En un mot, elle était… inoubliable.

Son élégance s’opposait à ses manières parfois rock’n’roll. Son look s’avérait à la hauteur de ces caractéristiques. Aussi désuet que moderne, mélange de cuir, dentelle, baskets et escarpins. Telle la météo, ma grand-mère changeait d’humeur et de style comme bon lui semblait.

Jamais je n’aurais pu me passer d’elle.

Granny m’avait élevée. Elle avait été la main douce et rude de mon enfance, la tendresse, mais également les limites nécessaires à l’éducation d’une adolescente. À ses côtés, j’avais découvert combien la vie pouvait être merveilleuse, à quel point apprendre était important et que jamais, au grand jamais, il ne fallait s’imposer de limites. Encore moins si elles étaient érigées par notre société.

Eh oui, Granny avait le goût de la rébellion. Et je l’en aimais d’autant plus.

Son carré strict de cheveux blancs, ses rires rauques d’ancienne fumeuse, son odeur de patchouli, ses vannes pourries, son autodérision, tout en elle me ramenait à ces moments de mon enfance qu’elle avait rendus magique en dépit d’une mère démissionnaire et d’un père inconnu.

J’effleurai du bout des doigts l’urne déposée dans un casier de marbre puis reculai d’un pas, frissonnant dans ma veste de cuir noir trop fine.

Bye, Jeanie, j’espère que tu seras heureuse où que tu te trouves…

De son vivant, ma mère avait toujours traîné dans son sillage une mélancolie contagieuse. D’échec en échec, elle avait cumulé les dettes et les histoires d’amour catastrophiques.

Et sa mort avait été à son image.

Une plage déserte, elle dans sa voiture attendant que la marée monte. Des flics la repêchant à temps. Un acte manqué qui s’était finalement soldé par une malencontreuse chute alors qu’elle tentait de les fuir. Un mauvais choc à la tête et la voilà qui déployait ses ailes pour ce monde inconnu.

Même son suicide, elle l’avait foiré.

— On se tire ? proposa Granny avant de soupirer. J’en ai ras la noisette.

— Ton langage…

— Arrête, on dirait ta mère.

— Qui était ta fille, je tiens à te le rappeler.

Elle se renfrogna puis bougonna :

— Une déception de A à Z. Jeanie ne mérite pas notre tristesse, seulement nos regrets. J’aurais pu faire mieux, j’aurais dû. Mais maintenant, ces atermoiements n’ont plus lieu d’être. L’heure est aux changements.

— Quels changements ?

— Laisse-moi digérer cette affreuse journée, ma fée, on en reparle bientôt.

Je haussai une épaule, me demandant quel genre d’originalité Lady M allait bien pouvoir trouver.

— Dis-moi. Où as-tu déniché autant d’argent en cash ? lui demandai-je tandis que nous prenions la direction du parking.

Je préférai ne plus aborder le sujet de ces funérailles pour ne pas verser dans la complainte, cela aurait été inutile. Ni Granny ni moi n’éprouvions le besoin d’évoquer les déboires de Jeanie.

Qu’elle repose donc en paix loin de nous, c’est tout ce qu’elle désirait.

— Les billets ? Je les ai imprimés hier soir. Tu sais, sur Gogole.

— Pardon ? m’égosillai-je, choquée, en m’immobilisant. Tu veux dire Google ?

Ma grand-mère continuait son chemin d’un pas tranquille comme si ce qu’elle venait de m’avouer n’avait aucune espèce d’importance.

Bon sang, c’était un coup à terminer en taule !

Sa silhouette menue perdue dans un large caban sombre déambula jusqu’à sa petite C1 rouge dans laquelle elle s’installa. Après un grognement de dépit, je la rejoignis au pas de course alors que les nuages commençaient à déverser une pluie fine et glaciale.

— T’étais pas sérieuse ?

Elle pouffa en lançant le moteur.

— À ton avis, Ginette ? rétorqua-t-elle, taquine.

— J’ose espérer que c’étaient de vrais billets.

— Au pire, tu viendras me filer des oranges en prison. Quoique je ne suis guère agrumes. Des bananes, plutôt. Oui, c’est bien les bananes.

— Dans tes rêves… Lady M.

— Moi aussi je t’aime, mon Elsie. Ta mère a au moins réussi ça, donner la vie à une gamine en or.

Touchée, je lui dédiai un doux sourire avant de lui lancer un clin d’œil. Ma tristesse resterait dans ce cimetière lugubre ; nage droit devant comme disait Dory[1].

D’un geste élégant, Granny saisit ses lunettes de soleil mouches puis les plaça sur son nez. Je fis de même et augmentai le chauffage à fond. Dans l’habitacle résonna « Welcome to the jungle » des Guns & Roses, et nos têtes se mirent à se balancer en rythme.

— À la revoyure, ma chère fille ! lança-t-elle avec un signe de main. On se retrouve au paradis… ou en enfer.

Le moteur de la citadine ronfla quand elle s’engagea sur la route campagnarde, direction le bourg de Santenay, un village proche de Dijon.

Pour la cérémonie, nous avions préféré le minimum et pas de prêtre. Maman n’avait jamais été croyante, rien n’aurait justifié de telles dépenses. Personne en dehors de nous n’avait trouvé utile d’effectuer le déplacement et c’était bien cela le plus triste. À force de repousser tout le monde autour d’elle, ma mère avait terminé vraiment seule sur terre.

À présent, des soucis concrets se posaient.

Comment payer la société de pompes funèbres et les innombrables dettes qu’elle m’avait laissées ?

Granny et moi vivotions dans un vieil appartement en location au centre-ville. Mon boulot d’infirmière me prenait toute mon énergie, mais ne remplissait guère les assiettes. Quant à ma grand-mère, elle ne possédait quasiment rien en dehors de notre incroyable collection de romans ; notre passion commune.

Principalement dans le genre Romance.

Nous avions dédié à ces livres une pièce entière de notre logement alors qu’il ne faisait que soixante mètres carrés ainsi qu’une grosse partie de notre budget mensuel. Autant dire que nous commencions à nous sentir à l’étroit et… que notre portefeuille sonnait creux. Personne ne comprenait cet amour fou, personne ne le pouvait sans avoir dévoré au moins un de ces ouvrages. Nous étions des incomprises, mais nous étions de plus en plus nombreuses.

Force aux lectrices de Romance qui assument, s’assument et le hurlent au monde, même en silence.

— Bon, Elsie, parlons sérieusement.

Mes sourcils se froncèrent à son ton grave.

— Si c’est à propos de nos finances, je vais essayer de prendre un second job et…

— Les journées ne font que vingt-quatre heures, Ginette, tu ne pourras pas te dédoubler, et je crois bien qu’aucun Cameron millionnaire aux muscles hypertrophiés ne nous attend au détour de la route. Même si j’adorerais ça et que je l’accueillerais les cuisses ouvertes.

— Granny !

Elle dédaigna ma pudeur choquée pour poursuivre sur sa lancée :

— Aucune chance non plus de se faire enlever pour développer ce fichu syndrome de Stockholm que t’aimes tant dans tes dark romances de la mort.

Je lâchai un long soupir las, fermai les yeux, consciente que nous allions nous retrouver dans une vraie merde d’ici peu. Les beaux gosses riches ou les retournements de dingues n’arrivaient que dans les histoires, c’était pour cette raison que j’aimais tant lire.

M’évader de mon quotidien difficile.

— Écoute… il y a des choses que tu ignores, poursuivit Granny. Je voulais attendre, mais finalement, ne perdons pas de temps.

— Quelles choses ?

Elle toussota avant de lever sa main, l’auriculaire et l’index tendus.

— On rock ensemble ?

— Granny…

— Ginette ! On rock ensemble ?

Quand elle usait de notre mantra, notre tradition, je ne pouvais lui résister. M’esclaffant, je collai mes deux doigts aux siens et clamai :

— On rock ensemble, Lady M ! Yeah ! Et maintenant, crache ta connerie.

— T’es d’accord qu’on survit ici ?

— Hum…

— T’es d’accord que notre appartement est pourri ?

— Ouais, assez.

— T’es d’accord qu’on n’a rien à perdre et qu’on s’emmerde royalement ?

Je fis pivoter mon visage dans sa direction, baissai le son de l’autoradio, de plus en plus curieuse. Impatiente.

— Va droit au but.

Ses lèvres fines teintées de rouge s’étirèrent en un sourire lumineux.

— Je plaque tout, je me barre en Écosse. Et… tu viens avec moi, ma fée !

 

[1] Un des personnages du dessin animé « Le monde de Nemo » des studios Pixar

2

Ma vie pour un Highlander

 

Elsie

 

L’Écosse ?

J’avalai ma salive de travers puis commençai à cracher mes poumons dans une brusque quinte de toux.

— Postillonne pas sur mon tableau de bord, Ginette.

Sa main gantée de cuir essuya le plastique, un Klaxon hurla et notre petite voiture évita de peu un utilitaire. Mon cri de frayeur se perdit au milieu des jurons de la conductrice tête en l’air. Le bonhomme au volant nous assena un joli doigt d’honneur auquel ma grand-mère répondit du même geste. Elle ajouta une grimace qui me fit pouffer en dépit de mon coup de stress.

— Un jour, tu nous tueras, grommelai-je dans ma barbe. Pourquoi tu t’échines à ne pas vouloir me laisser conduire déjà ? Ah oui…

Je levai les yeux au ciel puis continuai de marronner :

— Parce que je suis qu’une gamine maladroite qui serait bien incapable d’éviter un chêne sur sa route.

— Rhooo, j’ai pas dit ça comme ça.

— Ah si, mot pour mot, et je te signale que j’ai eu mon permis.

— Oui, au bout de trois essais, et je te soupçonne presque d’avoir taillé une pipe à l’inspecteur pour l’obtenir.

Mes yeux s’écarquillèrent :

— Granny ! C’est… c’est…

— Je plaisante, ma fée. Quoique… Et pour info, je n’ai jamais évoqué de chêne, mais un cocotier. Vois-tu, l’important se trouve dans les détails.

— Des cocotiers en Bourgogne, ça ne risque pas d’arriver.

— Et en Écosse encore moins, ajouta-t-elle d’un ton sérieux.

Je cessai de glousser pour fixer mon regard sur ma voisine qui ne cillait pas d’un iota.

— Tu veux partir en voyage ? C’est vrai qu’on en rêve depuis toujours.

Je soupirai puis lâchai d’une voix langoureuse :

— Ma vie pour un Highlander…

Nos rires s’élevèrent de concert alors que Granny tournait dans notre rue, ralentissait puis entamait un créneau pour garer la C1. Bien qu’elle approchait les quatre-vingts ans, elle maîtrisait la manœuvre sans souci, beaucoup mieux que moi par ailleurs. Toutefois, j’étais consciente que ça ne durerait pas. Le temps faisait son office, un office long, insidieux, contre lequel nul ne pouvait lutter.

Et ça me terrifiait.

La perdre m’était inconcevable.

Cette foutue Faucheuse n’avait de cesse de nous rendre la vie difficile.

— Je sais qu’on traverse une période compliquée, que partir en Écosse serait juste génial et nous changerait les idées, mais… nos finances ne sont pas…

— Qui te parle d’un voyage ? m’interrompit-elle en coupant le moteur.

Je me redressai, sourcils froncés, soudain anxieuse pour sa santé mentale.

— Toi, il y a trente secondes ? T’es sûre que tout va bien ?

— Tout roule, ma fée. T’as simplement pas saisi.

Elle quitta la voiture, me laissant dans l’incompréhension la plus totale. Je lui courus après, râlant contre la météo déchaînée. Ma crinière serait sous peu hors de contrôle et ma grand-mère en profiterait comme toujours pour se moquer de cette touffe héritée de mes ancêtres gaéliques. Ses mèches lisses et anciennement brunes m’avaient toujours rendue jalouse, même si j’appréciais ma couleur naturellement flamboyante qui me différenciait. Identique à celle de ma mère. Une des seules choses qu’elle m’avait léguée, avec ma petite taille, qui ne me coûtait pas une fortune.

Humour noir… bonjour.

— Tu t’expliques, s’il te plaît, sommai-je alors.

Elle ricana comme une gamine et se contenta d’accélérer ses pas dans les marches de pierre irrégulières. Cet immeuble deviendrait également inhabitable un jour ou l’autre pour elle. Pas d’ascenseur, des escaliers tuent-viocs comme elle disait, et des murs de plus en plus suintants d’humidité.

Au cinquième étage, nous étions aussi essoufflées l’une que l’autre. Le sport n’avait jamais été ma plus grande passion, mon cul joufflu en était la preuve. Granny arborait une silhouette bien plus fière que la mienne grâce à ses cours de gym aquatique et de yoga. Elle se targuait de ne pas intégrer les cours seniors, car selon ses dires… « ces vieilles peaux l’angoissaient, tellement elles étaient molles du derche ».

Fin de la citation.

No jugement

Du Granny tout craché.

Alors qu’elle déverrouillait puis s’engouffrait dans notre nid, mes lèvres s’étirèrent en un tendre sourire. Ma grand-mère, c’était mon foyer. À vingt-six ans, je n’avais jamais vécu qu’avec elle, ma mère étant toujours par monts et par vaux, additionnant les excuses bidon pour m’éviter, s’évertuant à perdre le peu d’argent que nous avions. Oh, elle ne possédait pas le vice du jeu ou de la drogue, non, pire venant de sa part. Ses dents rayaient le parquet et son envie de conquérir le monde n’avait aucune limite. Son cerveau bouillonnait d’idées diverses et variées, et selon elle, son génie allait nous rendre millionnaires.

Raté.

Avec ma génitrice, pour devenir millionnaire, il aurait fallu démarrer milliardaire.

Sa dernière boîte en date lui avait coûté son moral et sa vie. Une sombre affaire de perruques pour personnes âgées, tissées avec des poils d’animaux.

Bref… un fiasco.

Un gouffre financier.

J’abandonnai mes Docs dans l’entrée, pendis mon caban puis rejoignis ma grand-mère qui gardait un silence amusé. Le regard perdu sur nos innombrables romans rangés avec soin dans les rayonnages, elle demeurait immobile et songeuse. D’un pas, elle approcha de nos livres doudous puis attrapa l’un d’eux : « Arrogant Highlander » de Mina Zadig.

— Tu dirais quoi de rencontrer un Fyfe ou un Fark ? murmura-t-elle rêveuse.

— J’en dis que ça serait trop bien…

— Culotte en feu ?

— On fire[1] ! m’exclamai-je, hilare.

— Inondation de la foufoune ?

— Opé !

Une main sur le front, je fis style de me pâmer sur la méridienne en velours pourpre. J’en faisais des tonnes, toutefois, si nous avions bien un projet en commun, c’était de sillonner les routes d’Écosse à la recherche de beaux mecs en kilt.

Un pur condensé de clichés. Mais qu’est-ce qu’on aimait !

Je déboutonnai le haut de ma chemise noire puis bougonnai en découvrant un trou sur mes précieux collants fantaisie. J’adorais m’habiller rock aussi, mais ça coûtait cher, hélas.

Granny me rejoignit et s’assit à mes côtés.

— Tu sais que nos racines sont écossaises ?

— Bien sûr, tu m’en as assez parlé, d’ailleurs notre nom de famille ne laisse aucun doute… Fraser. Comme le beau Jamie[2].

Je soupirai, lascive, tandis que ma grand-mère s’esclaffa en s’éventant.

— Heureusement qu’on n’a pas le même âge, Lady M, sinon j’aurais eu peur que tu me piques mes mecs.

— Faudrait-il encore que t’en aies. Et sache que l’amour n’a pas d’âge, un minot de trente ans me plairait bien. C’est vigoureux, solide… aaaaah. Je croquerais bien dedans oui.

— Bordel, à ce stade, tu ne serais plus une cougar, mais une dragonne en bigoudis.

— Bon, trêve de plaisanterie. Tu te souviens de mon grand-père, Jack Fraser ?

— Vaguement, il vivait en Écosse avec tes parents, c’est ça ?

— Bingo. Eh bien… peut-être qu’il nous a légué un lopin de terre, tout du moins je l’ai hérité de mes parents qui eux en avaient hérité de ce vieux roublard.

Je me redressai, perplexe, cherchant à capter si elle me sortait des conneries ou non.

— T’es sérieuse ?

— Hum… il se pourrait même qu’il y ait quelques pierres sur ce lopin.

— Tu possèdes une maison en Écosse, dans les Highlands ? Vrai de vrai ?

Elle toussota avant de préciser :

— En quelque sorte, oui.

Je bondis sur mes pieds, envahie par une vive excitation.

— Chauuuud ! Mais pourquoi tu m’as jamais rien dit ? C’est dingue ! Ouf ! Énorme !

— Comme ma bi…

Je la coupai d’un index levé :

— Granny, tes jeux de mots salaces ne te sauveront pas. Tu m’expliques tout de A à Z.

— Y a rien à expliquer, on se tire, ma Ginette.

— On se… tire ? En voyage ?

— Bigre de bouse ! T’es épuisante. Non, on se tire pour toujours, on va aller voir à quoi ressemble notre héritage. On va vivre notre rêve écossais. C’est comme le rêve américain en plus… pluvieux. Et sexy.

Je me laissai tomber de tout mon poids sur un fauteuil, encore incertaine de ce qu’elle avançait.

— Tu veux dire, on plaque tout ? On abandonne notre logement, nos amis, mon taf ?

— Et mon club de tricot ? riposta-t-elle, sarcastique. Espèce d’ânesse, on n’a rien qui nous retient ici à part des foutues dettes. Des amis ? Ils étaient où aujourd’hui alors que tu incinérais ta mère et moi ma fille unique ? Ton job ? Si être payée à coups de pelles pour t’épuiser te plaît, très bien, je me barre solo. Et ne m’oblige pas à parler de cet appart moisi.

— On dit à coups de lance-pierres…, murmurai-je, secouée par ses mots.

— Arrête de corriger sans cesse mon français ! Il ne nous servira pas là-haut. Partante ou non ?

— Mais c’est super compliqué pour les visas. Toi, tu as la double nationalité, mais moi non. Et pour l’argent, nos dettes ?

— On y arrivera, je vais péter mon livret A. On va se renseigner. N’oublie pas, aucun rêve ne mérite de passer à la trappe par peur. On rock ensemble ?

Une petite étincelle s’alluma au plus profond de mes entrailles, chassant la grisaille de ces funérailles.

Quitter la France ?

Arpenter ces étendues sauvages sur lesquelles j’avais tant fantasmé ?

Croiser de vrais Highlanders ?

Peut-être trouver l’amour comme dans nos bouquins ?

Était-ce seulement envisageable ?

Mon cœur s’emballa, l’étincelle devint flamme puis brasier. Granny m’observait avec attention, étudiant le déluge d’émotions qui m’assaillait puissamment. Elle hocha la tête d’un air entendu tandis que je réalisai que oui, on pouvait le faire.

Qui aurait pu nous en empêcher ?

Personne.

Rien ne me retenait ici. À présent que ma mère était décédée, je n’avais même plus d’attaches en dehors de cette femme merveilleuse. Mes yeux s’ouvrirent en grand sur un monde d’infinies possibilités et ce fut comme une résurrection.

— Oh oui, Granny ! On rock ensemble ! m’écriai-je en lui sautant au cou.

Je cernai soudain mieux cette expression :

« Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une. »

Vivante, j’étais vivante.

Pourquoi me contenter de ce quotidien terne et sans surprises, de ces heures à trimer, de ces lendemains sans espoir alors que je pouvais redémarrer ailleurs ? Me bâtir un nouvel avenir. Mes prunelles se posèrent sur nos romances, nos précieux livres, des heures d’évasion passées aux côtés de Granny à rêver notre vie.

Et si nous vivions notre rêve à présent ?

 

 

[1] Trad de l’anglais : en feu

[2] Héros masculin de la série « Outlander »

3

I want to break free

 

Aéroport d’Édimbourg, deux mois plus tard

 

Elsie

 

Armées de nos énormes valises contenant une bonne partie de notre vie, on quitta l’agitation du hall pour la météo maussade de l’extérieur. Un vent glacial nous frappait au visage sans une once de pitié pour nos pauvres carcasses. Une pluie fine l’accompagnait.

Et je souriais.

Et je revivais.

Oui, j’avais imaginé ainsi mon arrivée en Écosse : des nuages, de l’humidité quelques cornemuses et mecs en kilt. Mais pour ces deux derniers points, la déception était au rendez-vous. Autour de nous déambulaient des personnes normales. Ordinaires. Alors oui, je me doutais bien que la réalité n’allait pas dépasser la fiction ni même l’atteindre, toutefois, un petit cul en kilt ne m’aurait pas déplu.

— Mais ils sont où nos Highlanders ? bougonna encore Granny en jetant des coups d’œil désabusés aux badauds.

— Moins fort, ça fait dix fois que tu répètes la même chose.

Avec Lady M, nous passions rarement inaperçues. Son goût pour la discrétion s’avérait aussi aléatoire que son look, autant dire qu’il ne fallait pas craindre les instants de gêne. Ma grand-mère en plein show, ça valait le détour.

Et un froncement de sourcils par ci.

Une moue agacée par là.

Un regard empli d’amusement sur ma droite.

Et sur notre gauche, une bande de jeunes curieux qui la matait comme si elle avait été la huitième merveille du monde.

— Non, mais c’est vrai, Elsie, ils sont où le dépaysement et l’exotisme ? Ils sont où nos héros de roman ?

Elle tendit les bras au ciel puis ajouta :

— Where. Are. Zi. Highlander. Pliz?

Cette fois, les adolescents éclatèrent de rire depuis leur banc. Chose à ne pas faire au risque d’attirer l’attention de Granny. Pire… de l’encourager dans ses délires. Bien sûr, elle détala pour les rejoindre de son petit pas énergique qui lui donnait l’allure d’une trottinette. Je plaquai une paume lasse sur mon front, soupirai puis levai les yeux sur le ciel gris.

Pourquoi avais-je accepté de partir en Écosse avec elle déjà ?

Ah oui.

Parce que j’adorais ce bout de femme caractériel.

Je ne pus retenir un sourire quand elle échangea des checks puis brandit les deux doigts des métalleux, se faisant ainsi des amis pour la vie. Elle était comme ça, Granny. Touchante, attachiante, unique et lumineuse. Et… un poil sans filtre également. 

Lorsqu’elle commença à mimer des kilts en esquissant une jupe puis un zizi dressé, je courus la rejoindre. J’adoptai l’anglais. Par chance, je détenais un meilleur niveau que mon aïeule.

— Désolée, vraiment, allons viens, fiche la paix aux gens.

— Ah, Ginette !

— Elsie, la corrigeai-je en rougissant.

— Ginette, comment on dit kilt in english ?

Elle reporta de nouveau son attention sur les mômes, agita son index devant son ventre en articulant :

— Kilt. Jamie. Jupette d’Écossais. Bite à l’air…

J’enroulai mon bras sur le sien pour la tirer vivement en arrière. Seigneur, elle me collait une honte internationale dont je me souviendrais longtemps. Après une dernière excuse auprès des jeunes hilares, je l’emmenai plus loin.

— On se bouge, je voudrais éviter de voyager de nuit sous la pluie.

— À gauche, t’imagines ? On va rouler à gauche, comme dans nos romans.

À cette idée, j’oubliai tout pour ne plus penser qu’à notre rêve en train de prendre vie.

— Trop bien, j’ai hâte.

Elle prit mes joues entre ses mains puis ancra son regard délavé au mien :

— En vérité, nous sommes les héroïnes de cette histoire, mon Elsie. Merci de me suivre dans cette aventure. Cela représente énormément.

Je l’étreignis, le cœur battant d’amour pour ma chère mamie. On resta ainsi quelques secondes, enlacées sous une météo déchaînée, secouées par les bourrasques, emportées dans notre fantasme.

Heureuses, unies, apaisées.

— En revanche, ne compte pas conduire.

Je m’écartai pour la scruter d’un regard sévère :

— Granny…

— Hors de question, gamine.

Et voilà, elle avait lâché le fameux mot « gamine », celui qui signifiait qu’elle ne changerait pas d’avis et que j’avais juste à baisser le nez sous peine de finir au coin.

En gros, elle ferait ce qu’elle voulait.

La pluie s’intensifiait. On se hâta donc de rejoindre l’agence de location où nous avions réservé une voiture. Je réunis mes longues mèches en une natte brouillonne afin d’éviter de ressembler à un caniche détrempé. Bien sûr, ni l’une ni l’autre n’avaient pensé à prendre un parapluie aux boutiques de l’aéroport.

— Regarde cette asperge, il porte un costume trois-pièces, ronchonna-t-elle en apercevant un jeune homme au guichet.

— Tous les Écossais n’ont pas des kilts, Granny.

— Je sais, mais là c’est le désert du Sahara.

— On en croisera plus tard peut-être, on n’est même pas encore dans les Highlands.

Un sourire poli aux lèvres, je demandai en anglais :

— Bonjour, nous avons réservé une voiture au nom de Fraser.

— Vous portez le kilt parfois ? m’interrompit Lady M dans toute son impudeur.

Le garçon plissa les yeux sans comprendre. Elle toussota puis reprit :

— You. Avoir… kilt ? Bon sang, Ginette, comment ça se dit kilt en anglais ? Aide-moi !

— Navrée, monsieur.

J’assenai un coup de coude à la folle qui me servait de grand-mère puis forçai un rictus à l’employé décontenancé.

En France, noyée dans notre quotidien terne, j’avais oublié combien Granny pouvait être embarrassante. J’étais partagée entre l’envie d’éclater de rire et celle de prendre la fuite. Ou de l’abandonner dans un loch aux bons soins de Nessie[1].

 

***

 

Installée dans la petite citadine bleue qu’on nous avait octroyée, je n’en menais pas large. La conduite à gauche de Granny se rapprochait plus d’un parcours du combattant en mode warrior que d’une balade du troisième âge.

Presque cinq heures de route à tenir pour nous rendre à notre première étape à Dornie… ça allait être épuisant.

Les Écossais, pourtant réputés calmes et tolérants avec les touristes, passaient leur temps à l’engueuler ou à klaxonner. Il fallait dire que toute personne normalement constituée aurait roulé lentement et aurait pris des précautions pour ne pas se faire remarquer.

Mais Granny n’était pas normalement constituée.

Trottoirs, pancartes, quilles… on se serait crues dans Mario Kart, les bananes en moins, et je me demandais si un véhicule tout-terrain n’aurait pas mieux convenu. Par chance, elle ne mettait jamais en danger les piétons et autres usagers, se contentant de bousculer le mobilier urbain.

J’essayais de savourer la vue de cette superbe ville qu’était Édimbourg, ses pierres brunes, son atmosphère particulière, le passé qui émanait de chacun de ses bâtiments, mais j’étais bien trop crispée pour y parvenir. J’imaginais qu’après notre installation définitive, si je réussissais à obtenir mon visa, je trouverais le temps d’y retourner.

Et seule.

Une fois sorties de la cité ancestrale, on emprunta les routes plus calmes de la campagne environnante. Et enfin… enfin, les contrées sauvages se dévoilèrent peu à peu à nos regards émerveillés. Landes infinies entrecoupées de ruisseaux agités, collines verdoyantes où gambadaient quelques moutons éparpillés. Monts et vallées se succédaient, enchanteurs, et pour le coup, la nature se révélait au-delà de nos plus beaux fantasmes.

— Oh des vaches, olala, olala, ma fée ! s’excita soudain Granny quand, au détour d’un virage, elle aperçut un troupeau de magnifiques Highlands cornues.

On soupira à l’unisson tandis qu’elle se garait.

— Magique, murmurai-je en me remémorant la scène d’un de mes romans chouchous.

Dans cette histoire, l’héroïne débarquait dans les contrées paumées des Highlands à la recherche de son frère. De mésaventure en mésaventure, elle rencontrait les vaches puis ce mec méga torride…

— Tu crois qu’un Archibald Macrae[2] nous attend au prochain village ? demandai-je, le regard perdu sur les plaines.

— J’espère bien ! Et surtout, j’espère qu’il portera le kilt et le tartan[3].

— Tu devrais parler à un psy de cette obsession pour les kilts, rétorquai-je, mordante.

— Et toi, tu ferais bien de te dénicher une belle queue. Ça te détendrait un poil, bougresse.

— Je ne me ferai jamais à ta vulgarité.

— Et moi, à ton manque d’engouement pour la gent masculine. Même moi du haut de mes quatre-vingts balais, j’ai sous la main quelques amants et…

Je levai une main précipitée afin de la stopper :

— Pop ! J’veux rien savoir.

— Frigide.

— Délurée.

— Frustrée.

— Emmerdeuse.

— Nabote.

J’éclatai de rire, incapable de résister.

— Tes aussi petite que moi, hein !

— Et alors ?

— Rien, rien, Granny. Reprenons la route… vieille bique.

— Foutue gamine, marmonna-t-elle en m’emboîtant le pas.

Cependant, son sourire en coin m’indiqua qu’elle vivait sa meilleure vie et mon bonheur enfla davantage. J’enfilai ma clé USB, lançai à fond « I want to break free » de Queen puis m’écriai :

— Dornie, nous voilà ! Archibald, Fyfe, bande de beaux gosses, nous arrivons en force ! Yeah !

— On rock ensemble, Ginette ?

— On rock ensemble, Lady M.

— Je suis amoureuse de ce pays.

— Et moi donc ! I’ve fallen in love, i’ve fallen in love for the first time ![4]

On checka nos doigts à la métalleux dans ce geste complice propre à nous. Excitées comme des puces, on reprit la route dans une ambiance festive. Jamais je n’avais été si heureuse de toute mon existence.

Pourvu que ça dure.

 

 

 

 

[1] Monstre légendaire du loch Ness

[2] Héros de la romance « Colosse – Le maître du jeu »

[3] Étoffe de laine écossaise propre à un clan.

[4] Parole de la chanson de Queen « I want to break free »

Traduction : je suis tombée amoureuse, je suis tombée amoureuse pour la première fois.

 

4

Putain d’yeux

Greig

Bon sang, ça pique !

Le ronronnement de la machine à tatouer dans les oreilles, je retins mes jurons alors que les aiguilles mordaient la peau de ma nuque. Marquer la peau d’un métamorphe demandait bien plus de technique que sur un simple humain. La cicatrisation accélérée rejetait l’encre et il fallait au tatoueur tout un doigté et une rapidité hors pair.

Mon ami Keith se marra en me tendant un verre empli de liquide ambré.

— Cuvée Macdonald, le meilleur sky du coin à ce qu’on dit.

Je me marrai. Ce whisky provenait de la distillerie familiale que je gérais ; ancien, reconnu, et effectivement un des plus grands noms d’Écosse.

— Merci, mon pote, lâchai-je en grimaçant avant d’avaler cul sec le shot qu’il venait de me donner.

— Pas de quoi, fillette.

— Te fous pas trop de ma gueule, l’endroit est sensible.

— Qu’est-ce que ce sera quand tu feras tes couilles !

— Jamais de la vie on touche à mes bijoux.

— Oh, les mecs ! s’énerva Lucy, sa sœur jumelle. L’opération est délicate, donc t’es gentil, frérot, tu vas voir dans la boutique si j’y suis. Et toi, le beau gosse, t’arrêtes de bouger et picoler. Marquer de la viande saoule, c’est hors de question.

À califourchon sur une chaise, la jolie brune aux iris bleu nuit reprit son office avec un soupir agacé. Aussi grands et élancés l’un que l’autre, les jumeaux Belong avaient toujours fait partie de mon paysage. La douce torture des aiguilles m’apportait une certaine satisfaction, du plaisir masochiste, et en général, je ne pipais pas mot. Cependant, ce coin de peau me paraissait un peu trop sensible et les longues volutes du dessin me semblaient interminables.

Vivement l’ombrage, c’est moins douloureux.

— On finira à la prochaine séance, m’informa-t-elle.

— Oui, pas de souci.

Enfin la machine se tut. À l’aide du miroir, j’avisai d’un œil affuté la boussole viking, Vegvisir, symbole ancestral de notre Royaume, qui tenait à présent compagnie à mes nombreux autres tatouages.

— Superbe, appréciai-je.

Mon grand corps se déplia, quittant cette position inconfortable, je fis craquer mon cou puis toisai Lucy avec satisfaction. Mon mètre quatre-vingt-dix n’impressionnait guère son mètre soixante-quinze. Elle me sourit sans ambages. Ce genre de comportement n’aurait jamais été accepté au sein de ma famille. Jamais un Oméga ne faisait preuve d’autant de familiarité avec un Alpha. Mais nous étions différents, je l’avais décidé ainsi.

— T’as un côté fragile, mon louveteau, me taquina-t-elle avec un clin d’œil. Ramène ton cul, faut que je mette le pansement.

— Je te rappelle que c’est toi, le louveteau. Et j’en veux pas de ton truc.

— Greig, je sais que tu cicatrises vite, mais c’est mieux, j’ai dû percer en profondeur.

— Ça ira, je te dois combien ?

— Joyeux anniversaire, et je t’offre aussi la prochaine séance.

— Nan, tu sais que…

— Cent berges, ça se fête, m’interrompit-elle. Tu passes du côté obscur de la force.

— Aucune joie à me souvenir du jour de ma venue au monde, donc, je te dois combien ?

Elle claqua un bisou sur ma joue mal rasée, replaça mes mèches sombres en bataille avec tendresse puis haussa une épaule. Son air malicieux et déterminé m’indiquait que rien ne la ferait changer d’avis.

Cette nana, je l’aimais comme une sœur, quand bien même j’étais plus âgé et qu’elle me devait le respect du fait de notre nature. Tout comme son jumeau. Un respect ancestral, ancré dans nos veines, nos gènes. Un respect que j’abhorrais. Je n’avais jamais voulu ça. Je n’avais pas demandé à naître dans la célèbre et redoutée famille Macdonald.

J’enfilai mon épaisse chemise de coton, lissai mon kilt à carreaux rouges et rejoignis Keith dans la boutique où deux clients observaient les lourds bijoux de fer créés par Lucy. Nous adorions porter la tenue traditionnelle, d’autant plus que ça faisait craquer les femmes. Les touristes notamment.

L’idéal pour assouvir mes besoins sans risquer d’attaches.

— Tu reviens, ce soir ? On va se prendre quelques bières au pub ? me lança mon pote quand il me vit arriver. Lucy est partante.

Aussi brun que sa sœur, aussi costaud que moi, bien que plus petit, des iris turquoise, il arborait un look identique au mien. Sa barbe le rendait plus animal, pourtant, Keith était le sympathique de la bande.

— Non, j’ai à faire au domaine.

— Lâche un peu le taf, Greig, avec ton argent, tu pourrais être à la retraite.

— J’attends un heureux évènement. C’est que du plaisir, pas question de retraite.

— Ouais, mais badiner, c’est aussi du plaisir.

Je m’esclaffai et répondis du tac au tac :

— Baiser, tu veux dire.

— Oui, mais c’est dit de façon plus élégante.

— Depuis quand tu te soucies de la bienséance, toi ?

Il effectua un bref signe du menton puis rétorqua :

— Depuis que deux clients écoutent nos moindres mots et que Lucy menace de me les couper si je fais encore fuir la clientèle.

— Rien à foutre, je suis sûr qu’ils sont français, ils ne captent rien.

— T’as toujours une dent contre les Gaulois, ma parole ! Oh, reviens-en !

— Ça risque pas, mon pote. Tu sais pourquoi.

Après une accolade amicale, je sortis du studio de tatouage pour retrouver l’air frais de Dornie, son odeur de pluie, sa brume. Mars continuait d’offrir son lot habituel d’averses et de grisaille, néanmoins j’aimais cette région dans son entièreté. Ses défauts y compris. Soleil, plage et palmiers ne m’avaient jamais attiré. J’étais un Écossais dans l’âme et rien au monde ne m’aurait fait quitter ce bout de terre des Highlands.

Le peu de fois où j’avais foulé un sol étranger, rien ne s’était déroulé comme prévu et j’en gardais encore les cicatrices, physiques et mentales. J’affectionnais ma tranquillité, mon domaine, mes bêtes et ce rythme de vie si particulier aux gens d’ici.

Personne ne venait me chercher des poux, on me laissait en paix et ça n’avait pas de prix.

— C’en est un ! retentit en français une voix excitée dans mon dos. C’est un vrai de vrai, en kilt et tout et tout.

— Granny, chuuuut.

— Je te dis que c’en est un, oh bigre, il a de ces cuissots ! Oh la la, toute cette virilité affichée…

Une paix somme toute relative, a priori.

Je soupirai, ralentis et m’immobilisai, mon ouïe fine aux aguets.

Était-ce réellement de moi que ces deux importunes discutaient sans aucune discrétion ?

— Il nous a entendues, bravo, Lady M !

— M’en tape le coquillard, pis arrête de paniquer, je suis sûre qu’il n’a rien capté. Il est trop loin, et puis ça parle pas français ces bêtes-là.

— Rhoo, ton langage, Granny…

Je me retournai afin de fusiller du regard ces deux greluches, certainement des touristes. Même s’ils se faisaient rares à cette époque de l’année, certains osaient affronter notre rude climat.

En lieu et place des greluches attendues, je tombai sur un improbable duo. Une mère et sa fille. Ou plutôt une grand-mère et sa petite-fille, vu la différence d’âge flagrante.

Aussi minuscules l’une que l’autre, affichant un look rock et possédant le même regard déterminé, les deux femmes se raidirent soudain. Si je discernais de la surprise, il ne résidait aucune trace de gêne ou de crainte sur leurs mines intéressées. Pourtant, j’impressionnais toujours par ma stature, ma tenue et mon air sombre. Mais ces deux-là ricanaient comme deux pestes adolescentes alors qu’elles avaient passé l’âge. Une largement plus que l’autre.

La plus jeune, une minuscule rousse tout en courbes harmonieuses, arqua un sourcil provocateur avant de se détourner pour partir à l’opposé. Mon sang ne fit qu’un tour. Ce genre de personnes m’insupportait avec leur manque de politesse. La grand-mère ne remua pas le petit doigt quand je chargeai la demoiselle impertinente et lui barrai la route. Elle sursauta, jura entre ses lèvres boudeuses puis redressa son nez rond pour m’affronter du regard.

— Problème ? lâcha-t-elle en anglais.

Je lui offris un demi-sourire carnassier et rétorquai dans la langue de Molière :

— Il se pourrait, ouais.

Ses prunelles se firent plus hésitantes et je remarquai alors leurs incroyables nuances de vert, mais également autre chose dans une de ses pupilles qui me hérissa les poils de la nuque. Ce fut bref, de toute évidence une simple hallucination. Mais mes tripes réagirent, se tordirent, une ancienne haine vint tordre mon bas-ventre.

Putain d’yeux…


FIN DE L’EXTRAIT