PROLOGUE
Dis Pater
Elle se meurt, je vis.
Douce ritournelle se disputant notre infini.
Plus rien d’autre n’existe dans ce lit. Dans ces draps froissés par notre sinistre opéra, par le ballet de nos silhouettes affamées.
Rien à part mes doigts enfoncés dans sa chair. Ces bourreaux qui compriment inexorablement sa trachée, qui la vénèrent à la tuer.
Mon sexe accélère, ma main se desserre.
Épargnée par ma clémence, sa gorge rougit de plaisir tandis qu’elle inhale notre funeste parfum érotique. Sa peau s’en imprègne, capture notre essence à en intoxiquer ses bronches.
C’est ça, respire mon ange.
Inspire-moi. Expire-toi.
Exaltée par mes va-et-vient endiablés, sa voix rauque m’implore de la prendre plus fort. Plus vite. Plus loin. De creuser son corps jusqu’à cet Enfer qui nous attend.
Lentement, langoureusement, je caresse la courbure de ses seins. Frôle sa carotide, cajole son pouls.
Peu à peu, sa fougue s’apaise. Mon amante s’abandonne à notre étreinte, aussi confiante qu’un cheval mené à l’abattoir par son propre jockey. Je reprends donc les rênes autour de son cou, et mon phallus devient cravache.
Je la chevauche avec ardeur, la bride tandis que sa jouissance part au galop.
Mon étranglement n’a plus rien de dément. C’est une communion, une union et ses spasmes étouffés par notre rituel sont mon amen.
Je pourrais m’arrêter.
Je devrais m’arrêter.
Mais notre rencontre l’a condamnée à se donner. Alors je prends.
En bon prince, je décide de lui laisser une bouffée d’oxygène tandis que mon membre demeure sujet de sa reine.
Partagée entre fureur et luxure, elle tousse, crache son venin. Toutefois, elle continue de réclamer le mien.
Mes coups de boutoir la maltraitent, la crucifient sur la croix de notre boulimie. Mon gland cogne avec violence au fond de ses entrailles.
Je veux la marquer, la posséder.
Que son corps soit meurtrissures.
Que son âme soit ecchymoses.
Afin qu’elle dégueule ses hématomes à mes pieds pour que je sois le seul à les dévorer.
Dévorer. Bouffer. Engloutir. Consommer.
Autant de synonymes pour dessiner mes sentiments. Aucun assez fort pour les peindre sur sa toile porcelaine.
Je suis amoureux, je deviens cannibale.
N’est-ce pas la plus merveilleuse des paraphrases ?
Mes dents mordent, son sang m’avale. Je la bois, mais c’est elle qui m’aspire dans ses veines.
La purger de mon système, éradiquer son virus avant qu’il ne propage mes émotions. Je dois le faire. Je le dois. Débrancher nos corps, redémarrer mon esprit, rebooter le sien.
Mais il est trop tard. Beaucoup trop tard. La surchauffe me guette, la délivrance aussi.
Alors, je serre encore un peu plus fort. Je me trahis tout autant que je trompe sa jugulaire.
Elle panique, se débat, ouvre la bouche pour absorber de l’air.
Peine perdue, il n’y en a pas dans cet espace qui nous sépare. Seules prolifèrent les étoiles mortes dans ses yeux. Et ce vide intersidéral que je comble pour deux.
Mes poumons se gonflent, les siens flanchent.
Mes ongles l’écorchent, ses griffes me lacèrent.
Sa peur est le meilleur des aphrodisiaques, j’avale donc son teint sclérosé comme une pilule bleue.
Mon sexe choyé, vibre de ce traitement administré en apnée.
Merde que c’est bon de baiser la mort !
Putain, ce que c’est bon de faire l’amour à cette femme !
Ma queue est un animal sauvage qui la ravage. De deux prédateurs accouplés naît une proie terrorisée. La plus obscène et la plus sacrifiée qui soit.
Et elle m’appartient. Elle est à moi. À moi seul.
Je serre, je relâche.
Je resserre, je m’attache.
À elle, à nous.
À tout ce que ce fichu destin nous réserve demain.
Soudain, au fond de mon ventre, une sensation familière grignote ma retenue. Des vers d’affections, des rimes de déclarations et ce sonnet de désir qui grandit, rugit jusqu’à devenir un poème, un emblème clamé à ses yeux voilés.
Elle se meurt, je vis.
Pour la première fois en vingt-neuf années d’existence, je sens s’éveiller mon euphorie. Elle enflamme ma conscience, me met en transe.
Je ne vois plus rien si ce n’est elle. Cette femme, cette déesse, pour qui je serais prêt à brûler le monde entier. Pourtant, c’est moi le carbonisé.
Je serre, j’oublie de relâcher.
Quelque chose vient, prend le contrôle de mes pensées. Je m’éloigne de moi alors que je n’ai jamais été aussi proche d’elle.
Encore un peu.
J’y suis presque.
Presque.
Dans ses yeux verts, ses vaisseaux capillaires éclatent. Et moi, je me noie dans cette mer écarlate.
Encore un peu.
Juste un peu.
Je serre, je m’oublie.
Tout à coup, j’explose en un millier de galaxies et gémis le nom de la mienne.
Ma peau se pare de délicieux frissons. Mes muscles déclarent leur abandon. Je ne suis plus rien. Je suis son tout. Un amas de cellules mêlé à son épiderme. Je touche du doigt l’éternité avant qu’elle ne me rejette.
Progressivement, ma jouissance redescend de notre Eden. J’atterris, heureux comme un cosmonaute qui viendrait de planter son drapeau sur la lune. Le mien est au nombre de cinq, semé sur le cratère de son cou.
C’est cela que l’on ressent quand on fusionne avec sa moitié.
Cette plénitude.
Ce doux supplice.
Cette fureur gourmande.
Encore. J’en veux encore. Mon érection retrouvée semble donner son accord.
D’un sourire satisfait, je m’apprête à annoncer à mon égale que sa torture ne fait que commencer lorsque son mutisme m’informe qu’elle s’est déjà arrêtée.
Non. Non ! NON !
Paniqué, je tâte de mes doigts son pouls silencieux. Je la secoue, la malmène, l’implore de me revenir. Mes larmes tombent dans ses yeux vitreux, débordent de ses cavités trépassées.
Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ?
En mauvais prince, j’embrasse la belle endormie. Je lui fais du bouche-à-bouche. Je pratique le bouche à âme. Rien n’y fait.
Elle ne bouge plus, ne respire plus.
Je l’ai tuée, je me suis suicidé.
Mon Dieu, mon diable, réveillez-moi de ce cauchemar, je vous en supplie !
Elle est morte, je vis.
Et mes hurlements désespérés déchirent notre infini.
Chapitre 1
Concarneau, France, vingt ans plus tôt
Évangéline
Papa sourit.
J’adore quand il sourit. Ça fait tout chaud dans mon cœur. Et surtout, maman est heureuse.
Nous n’étions pas sortis nous balader depuis un moment, parce que mes parents travaillent beaucoup. Ils se disputent parfois. Mais ce n’est pas grave, ce sont des discussions énergiques d’amoureux, comme dirait papa.
Ce matin, il a posé son journal et tapé dans ses mains joyeusement. Ma jumelle Megan et moi avons sursauté avant d’éclater de rire, excitées. Parce que oui, quand papa tape dans ses mains, ça veut dire qu’une belle journée d’aventures nous attend.
Une. Super. Belle. Journée !
Assise sur mon siège enfant, j’observe la route. Mon ventre picote de plaisir. Le soleil brille même s’il fait froid. J’adore quand les feuilles deviennent tout jaune et orange.
Cela annonce l’arrivée de Noël.
Megan me tient la main, comme souvent. Nous détestons être séparées. Maman se retourne avec un joli sourire. Ses boucles blondes si douces s’agitent sous les tremblements de la vieille voiture. Notre guimbarde d’amour, comme elle l’appelle.
— Mes puces, ça vous dit un peu de musique ? demande-t-elle avec un clin d’œil.
— Cat, épargne mes oreilles, râle papa.
— Jack, détends-toi, tout va bien. Il nous reste un peu de route, on s’occupe ! Les filles ont très envie de bousiller tes tympans. Las Ketchup ?
Elle éclate de rire en embrassant papa sur la joue. Avec Megan, nous nous regardons puis crions ensemble :
— Oh oui !
Même si à cinq ans, on est encore petites, on sait ce que l’on veut. Papa grogne dans sa moustache, mais maman place quand même le CD dans l’autoradio.
— C’est parti, mes puces !
Et voici maman qui commence à gigoter sur son siège. Je rigole, remue, secoue la tête et mes nattes dorées. Megan s’amuse aussi. C’est notre chanson préférée. Nous avons dansé tout l’été dessus.
— Y aserejé-ja-dejé ! s’écrie maman en tapotant l’épaule de papa. Fais pas ton bougon, Jack mon amour.
Il soupire, puis à notre plus grand bonheur se met à fredonner avec nous. J’ai presque envie de pleurer tellement je suis heureuse.
Nous chantons mal, mais ensemble.
Ensemble. Pour toujours.
Dehors, le soleil se cache. Les doigts de ma sœur me réchauffent. Nous serons bientôt près de l’océan. Je pourrai enfoncer mes pieds dans le sable, écouter les vagues et faire un beau château avec ma famille.
— Bordel, c’est quoi ça ! hurle soudain papa.
— Jack ! Freine !
Je me redresse, ma gorge serrée par la peur. J’ai le temps de voir une silhouette sur la route. Petite et floue. Ma mère crie encore. Les freins grincent et je me sens emportée à l’avant. La ceinture me blesse quand elle me retient. Megan presse ses doigts sur les miens. Puis tout se met à tourner. Le ciel devient sol. Le sol devient ciel. Ma tête cogne la vitre, je hurle, hurle, hurle.
Et j’ai mal. Si mal.
Ça ne s’arrête pas. Tout tremble, nous filons droit sur la forêt plus bas. Le bruit est fort. Il vient de partout autour de nous. Les mains de papa s’agitent sur le volant. Maman s’accroche.
Et j’ai peur. Si peur.
J’aperçois les feuilles jaunes trop proches. Et de nouveau, le ciel disparaît. Il n’y a plus que le sol et beaucoup trop de secousses. Je ne respire plus. Je ne vois plus rien, mais je sens encore les doigts de ma sœur. Les cris de mes parents diminuent. Un dernier choc violent me fait gémir.
Las Ketchup s’arrête de chanter.
Puis le silence, puis le noir.
***
Mes yeux se rouvrent doucement. Autour de moi, il n’y a que la nuit et le froid. Une drôle d’odeur âcre pique mon nez. J’essaye de me le frotter, mais je comprends que je suis bloquée. La peur vient manger mon ventre.
Et je me souviens.
Le bruit, la douleur, quelque chose sur la route, la voiture qui tourne et tourne et tourne.
— Papa ? Maman ?
Ils ne me répondent pas. Ma voix s’entend à peine. J’ai mal à la gorge. J’ai mal à mon visage. J’ai mal partout. Une larme coule sur ma joue. Les doigts de ma jumelle remuent entre les miens.
— Megan ? murmuré-je.
Toc toc.
C’est elle qui réussit à taper contre la vitre de son autre main. Je crois qu’elle ne peut plus parler. Alors, je pleure, je n’ai plus que ça pour lui répondre. Je me sens soudain comme dans un nuage.
Ma douleur disparaît et je m’endors.
***
Lorsque je me réveille, je vois mieux. Le soleil est revenu. Le regard de maman me rassure. Elle est là et veille sur nous. Mais quand je lui souris, elle ne bouge pas. Papa est immobile et paraît dormir.
Nous sommes dans la voiture. Je comprends qu’on a glissé depuis le haut de la route. Mes parents vont bientôt se réveiller pour nous sauver de cette prison. Je dois être sage.
Les yeux de maman fixés sur moi commencent à m’effrayer.
Pourquoi ai-je peur de ma maman ?
— Megan ? appelé-je ma sœur.
Ses doigts se relèvent tout doucement pour frapper la vitre.
Toc toc.
Elle ne dort pas. Je me sens mieux.
— Je veux sortir, Megan ! Maman, papa, on veut sortir !
Je m’agite, la ceinture me retient. J’ai mal et crie sous la douleur. Je ne parviens qu’à m’étirer un peu vers maman. Ma main se tend dans sa direction pour frôler son épaule. Elle ne remue toujours pas. Je touche quelque chose d’humide et quand je regarde mes doigts, ils sont rouges.
Maman saigne.
Maman souffre.
Est-ce pour cela qu’elle ne bouge plus et me dévisage ainsi ?
Mes larmes reviennent.
Je me sens seule, si seule.
Toc toc, fait Megan.
Oui, seule, mais avec ma jumelle.
Et je pleure, sanglote.
J’ai envie de crier mon chagrin, sauf que je ne veux pas embêter mes parents. Le temps passe, ma peau a plein de frissons. J’ai soif, faim, froid.
Et je pleure encore.
— Megan ?
Mon murmure est si faible dans la nuit. Ma sœur ne bouge plus. Ses doigts m’ont abandonnée eux aussi. Ma gorge se serre.
— Megan, fais toc toc.
Mes larmes font de la brume devant mes yeux.
— Fais toc toc, s’il te plaît. Fais toc toc.
Le silence me répond.
Megan ne fera plus toc toc. Elle dort également.
Mon cœur se déchire. Je crie.
***
Le temps passe.
Froid. Douleur. Terreur. Faim. Soif.
J’ai mal. Je somnole puis m’éveille. J’observe les yeux vides de maman et gémis, pleure, supplie. La nuit revient encore et encore. Ma langue est sèche, colle dans ma bouche. Moi aussi, je veux dormir, ne plus me réveiller.
Tant pis, Noël ne compte plus, les chansons ne comptent plus. Nos rires non plus.
Comme dans un rêve, ou un vilain cauchemar, je ne suis plus vraiment là.
Et soudain, un craquement. Une silhouette. Des yeux étranges, un peu dorés, si beaux.
Quelqu’un me regarde.
Je supplie en silence, ma voix ne fonctionne plus. Mais on me laisse comme ça. Je veux dormir.
Dormir.
Dormir avec ma famille.
On me murmure une mélodie à l’oreille, douce, mais effrayante. Je ne comprends pas les mots, car je suis perdue maintenant.
— Nuit éternelle, astre vermeil, diable et archanges, tous se vengent.
Il est là, il me dévisage. Pendant très longtemps. Il chante et nous observe sans nous aider, comme un monstre, un monstre innocent, car ses yeux d’ambre ne m’effrayent pas. Et peut-être que j’ai moins peur. Peut-être que je peux partir à présent.
Alors, je m’envole, mon regard dans le sien et enfin je m’endors.
pour lui répondre ? on attend une fin de phrase
Chapitre 2
Vingt ans plus tard, Paris 13e
Évangéline
Une brise rafraîchissante caresse mon visage. Des rires résonnent, des voix familières s’additionnent, des silhouettes floues me font signe au loin. Je me sens bien et me perds dans ce champ d’herbes folles. Devant moi, une infinité bleu vert ondoie sous le vent, un paysage vertigineux de montagnes et de plaines.
La liberté. L’amour. La sécurité.
Et j’avance…
Heureuse, sereine, souriante, savourant chaque relief du sol moelleux sous mes pieds, inspirant l’odeur enivrante des pins mêlée à celle plus timide des fleurs sauvages. Plus loin, j’entends le ressac de vagues contre les falaises, le souffle de l’océan. Le soleil réchauffe ma peau, attise mon bonheur, fait naître de délicats frissons en mon ventre.
Et j’avance…
Une mélodie s’élève. J’en reconnais chaque note, chaque nuance, chaque trémolo. Semblable à une comptine, elle m’enveloppe, remplace peu à peu le chant du vent. Les rires s’évaporent, je m’y accroche tout autant qu’aux arômes de cette nature rassurante.
Et j’avance…
Le soleil m’abandonne à son tour. Je ne distingue plus les voix apaisantes, même les bourrasques se font plus menaçantes alors que les nuages s’invitent dans le ciel terni. Mes longs cheveux s’affolent, s’agitent, s’emmêlent, mon cœur s’emballe. Et la peur s’immisce, insidieuse et pourtant si attendue. Ma liberté devient chaînes, mon paradis, un enfer. Mes yeux se relèvent sur la fureur céleste à présent aussi sombre que la nuit. L’orage gronde, la tempête menace. Mais la comptine poursuit son éloge, imperturbable.
Sinistre.
Et j’avance… toujours, plus vite, plus loin…
Mes pas tranquilles accélèrent dans cette étendue désormais inhospitalière. Une silhouette apparaît pour mieux disparaître, toutefois elle n’a plus rien de rassurant. Plus rien de familier. La brume s’installe, me noie dans ses bras impitoyables.
Et je cours…
Des iris d’ambre me poursuivent, semblables à ceux d’un rapace. Immenses, immuables, sublimes, mais dangereux. C’est le monstre.
Lui.
Devant moi, un miroir, et je réalise que je ne suis encore qu’une enfant.
Je m’arrête, le cœur affolé, puis tends ma main vers la surface lisse. Un froid mordant me parcourt alors que je m’enfonce dans cette substance molle, que mes doigts se nouent à ceux de mon reflet.
C’est insensé, mais étrangement familier.
Apaisant.
Soudain, mon double saisit mon poignet puis me tire au travers du miroir. Effrayée, je me blottis tout contre elle, emportée dans un tourbillon d’obscurité. La mélodie nous accompagne, les iris ambrés s’éloignent, mais se tiennent toujours tapis dans l’ombre. J’étouffe dans l’étreinte de mon reflet tandis que nous chutons dans un gouffre sans fond, flottant dans une infinité sinistre. La peur me dévore à présent et quand enfin je retrouve la terre ferme, le paysage n’est plus que désolation.
Stérile.
Sordide.
Mon double s’écarte d’un pas et je découvre alors que son visage se désagrège en une poussière à l’odeur de soufre. Cette vision d’horreur m’arrache des geignements de terreur, j’essaye de reculer, mais comme aimantée, je ne réussis pas à bouger.
Et je hurle, hurle, hurle, parvenant de moins en moins à respirer tandis que l’inquiétante silhouette revient, que les iris ambrés emplissent le ciel ténébreux. Il est là, partout, omniscient, et je ne peux plus échapper à mon destin.
La mort. Elle me veut.
Sa faux vengeresse va s’abattre sur moi et je n’entends alors plus que les notes désespérées de cette funeste comptine.
Tu n’aurais pas dû survivre ! Il vient ! Bientôt, il t’offrira à moi, te jettera entre mes griffes acérées et rien ne pourra te sauver, Évangéline.
***
Mes propres cris me tirent d’un sommeil agité. En sueur, essoufflée, je m’assois dans un sursaut les yeux écarquillés de terreur. Déjà, les images floues de mes visions nocturnes s’évaporent. Je n’en retiens qu’avec peine les contours.
Chaque nuit, mes cauchemars reviennent me hanter et je les abhorre autant qu’ils me fascinent. Aucun des nombreux psys que j’ai consultés durant ma vie n’a réussi à décrypter leur sens.
Peut-être y parviendrai-je un jour.
Dans un réflexe, je jette un coup d’œil à mon Smartphone. Comme toujours, mes entrailles se crispent en une délicieuse samba enflammée. Je n’ai pas de notification, ce qui vu l’heure tardive, n’a rien de surprenant. Je ne peux néanmoins réprimer une certaine déception.
Un manque. Un manque de lui.
Lui. Un pseudo, Dis Pater, une fascination commune, les ténèbres et la mort.
Il est le seul à connaître cette facette de ma personnalité. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, et c’est bien ainsi. Le virtuel a quelque chose de beau, d’intime, de mystérieux. Passer au réel risquerait de casser le mythe. Dis Pater donne du relief à ma vie sans que ça n’impacte mon existence de chair.
Je soupire puis m’oblige à reposer mon téléphone avant de commencer à relire tous nos messages échangés depuis cinq mois. Si je veux tenir le coup au taf, je dois absolument dormir.
La langue pâteuse, je m’extirpe de mes draps humides afin de rejoindre ma salle de bain. La lumière blanchâtre de l’ampoule éclaire la petite pièce et m’offre la vision désagréable de mon visage. Des cernes creusent mes joues, mes iris d’ordinaire vert émeraude arborent une couleur fade, délavée, ma bouche se craquelle sous le manque d’eau. Une paume sur ma poitrine menue, je tente d’apaiser les battements erratiques de mon cœur. Mon organisme pourtant habitué au sport met toujours du temps à récupérer de ces péripéties nocturnes.
— Regarde-toi, Évangéline, pitoyable, marmonné-je à mon reflet.
Le flash de mon propre visage se décomposant dans mes songes me revient puis s’envole aussitôt. Je me secoue, en proie à des remontées acides fort désagréables. Dans un soupir résigné, j’ouvre le placard au-dessus du lavabo pour en sortir un de mes meilleurs amis, Zolpidem. J’en avale un puis ajoute également son homologue Tercian. Ce traitement me transforme en zombie, mais il m’est nécessaire depuis que je suis enfant. Je les hais autant que je les vénère. Tout comme ces terreurs nocturnes inexplicables.
Depuis peu, je le prends toutefois de façon moins assidue, lasse de sans cesse naviguer en eaux troubles. Quelque chose me pousse sur un chemin de vie différent et j’ai bien l’intention de ne pas ralentir. Plus le temps défile, plus mes cauchemars s’imposent, rendant mes nuits compliquées et interminables. Impactant ma santé.
Nouveau soupir épuisé.
La fatigue ternit mon teint, mes sourires se font rares et ma motivation atteint son plus bas niveau. D’un geste habituel, je relève mes longs cheveux blond foncé en un chignon brouillon, avant de passer un gant frais sur ma nuque trempée de sueur.
Autour de moi, mon bordel organisé paraît presque se foutre de moi. Je déteste les surprises, j’ai besoin d’un quotidien bien réglé, mais bizarrement, la notion d’ordre m’échappe.
C’est tout moi, Évangéline Montaure. Dans toute ma splendeur, ma contradiction.
Toute ma folie.
— Allez, bouge, Évy, ou sinon ça va pas le faire, menacé-je mon pitoyable reflet. Demain, faut assurer, la mort n’attend pas. Et ton boss encore moins.
Mes dents grignotent mes lèvres de nervosité. Mon patron n’est pas seulement un collègue, mais également mon petit-ami. Ça ne l’empêche pas de se montrer sévère, je dois être en forme.
J’ouvre de nouveau le robinet d’eau froide puis m’asperge de sa fraîcheur. Si je veux retrouver les bras de Morphée, il me faut apaiser mes neurones bien trop actifs. Ce contrôle que je parviens à maintenir m’échappe, comme si je marchais sur un fil entre deux falaises.
Qu’une tempête menaçait à l’horizon.
Un jour je chuterai, et ce jour-là, qui sera là pour me retenir ?
Chapitre 3
Dis Pater
Comme tous les matins, mon réveil sonne à sept heures précises.
Comme tous les matins, je m’étonne d’être encore en vie.
Une lointaine mélodie se rappelle soudain à moi. Je la fredonne. Ma voix, à la tonalité lugubre, récite les deux dernières phrases d’un refrain que je ne connais que trop bien.
— Diable et archanges, tous se vengent.
Il semble que ma carcasse ne mérite pas leur vendetta.
D’un soupir affligé, je scrute le plafond à la recherche de la moindre faille, de la moindre anomalie qui pourrait venir bouleverser ma sempiternelle routine.
Mais il n’y a rien de tel.
La peinture blanche demeure aussi inviolée que le reste de l’appartement à l’organisation méticuleuse.
Les draps rejetés, je m’assois au bord du lit et pose un pied l’un après l’autre au sol, dans cet ordre absurde choisi par ce que les enfants de l’orphelinat nommaient mes « bizarreries ».
Droite puis gauche.
À la gauche du diable. À la droite du Père.
Rasséréné par la fraîcheur glaciale du carrelage, je me lève et me dirige vers la salle de bain située en face de ma chambre.
Douze pas exactement.
Je les compte, je me maudis. Je continue.
Ce contrôle imposé par mon esprit est le seul moyen pour ne pas me disloquer dans cette réalité. Si je n’avais pas ce rituel pour contenir mes pensées tourmentées, je serais sûrement figé sur mon balcon. À lorgner le vide, l’infini qui me tendrait les bras dix mètres plus bas. Pourtant, un jour, je le sais, je chuterai. Je le sens, du plus profond de mes entrailles putrides. Et ce jour-là, personne ne sera là pour me retenir.
Peut-être qu’elle le voudrait.
Je chasse cette idée bien trop séduisante et presse l’interrupteur de la salle de bain. Une lumière vive digne d’un bloc opératoire m’accueille de son halo aseptisé. Patient ou chirurgien, quel rôle mon corps choisira-t-il aujourd’hui ?
Des démangeaisons insoutenables prolifèrent aussitôt sur ma peau diaphane. Je contemple mon épiderme à la recherche du moindre insecte, du moindre intrus qui pourrait expliquer cette soudaine irritation.
Mais il n’y a rien de tel.
Mes bras presque à sang à cause de mes doigts aux ongles courts, j’ouvre le tiroir et observe la pierre ponce.
Chirurgien, donc.
Avec précaution, je la pose sur le rebord de l’évier et retire mon pyjama. L’un après l’autre, tee-shirt et short viennent se plier à ma volonté sur l’étagère. Pas un seul ourlet disgracieux, pas un seul drapé froissé.
Satisfait, j’entre dans la baignoire, m’empare de la pierre et commence ma purification. Agenouillé contre la faïence blafarde, je frotte la roche poreuse sur mon corps frigorifié par ce matin gelé. Habituellement, le rituel demande à ce que ma peau soit humidifiée afin de faciliter l’exfoliation.
Pas le mien.
La douleur, la souffrance. Les deux uniques émotions que je connaisse depuis l’enfance. Les deux seules que je souhaite chérir.
Par des mouvements secs et rapides, j’écorche mon enveloppe jusqu’à la sentir rougir de plaisir. Toujours dans le même sens, toujours avec la même violence. Les bras, le torse, les cuisses, les pieds. Seul le visage est épargné.
Pour l’instant.
Mon regard s’égare sur les peaux mortes jonchant le sol porcelaine. De l’écorce, rien de plus. Des croûtes inertes, des cellules inutiles tout juste bonnes à servir de combustible. Comme ces foutues poutres de bois dans la cabane crasseuse de mon enfance. Un horrible frisson s’attarde sur mon échine. Je le repousse d’un frottement plus agressif sur ma malléole externe.
Je sanglote mon supplice. Je gémis mon délice.
Cependant, l’intensité de cette brûlure me somme de cesser immédiatement. Savoir s’arrêter avant la première goutte de sang. Si la Faucheuse est loi, ceci est la mienne.
Apaisé pour un temps par les vertus de cette épuration, je rince mon corps, sors de la baignoire avant de la nettoyer méticuleusement. Un soulagement inexpliqué me bouleverse lorsque je contemple mes fragments d’épiderme qui disparaissent dans le siphon. Je me sens renaître, ressuscité pour cette nouvelle journée.
Un soudain éclair de félicité frappe mes idées noires. Avec sérénité, j’ouvre le placard au-dessus de l’évier, avise le stock de pierre ponce et change celle à présent usagée. Toujours avoir de l’avance, ne jamais être pris au dépourvu. C’est pourquoi chaque élément de cette pièce dispose de ses semblables, soigneusement emballés dans ce placard. Je les renouvelle tous les sept jours.
Sept, le chiffre du Seigneur. Peut-être aurais-je dû choisir le six pour le diable.
Bien sûr, j’exècre le gâchis. Mais je déteste encore plus l’inefficacité. Si à cause d’une pierre usagée, mon rituel se trouverait à moitié consommé, alors c’est ma journée qui serait sabotée. Et cela, je ne puis le supporter.
Je jette l’inutile, je replace le fertile. Puis j’exfolie mon visage à l’aide de l’éponge de Konjac, moins invasive que la pierre ponce. Il paraît que mon physique est agréable. Vrai ou faux, il serait dommage que je ne le préserve pas pour elle.
Mon outil remplacé, je sors la lime du tiroir pour raccourcir mes ongles. Ce millimètre gagné dans la nuit ne doit en rien perdurer ce jour. Une fois son office achevé, je range son successeur et m’empare du pot sur l’étagère.
Mes cheveux rebelles rejetés en arrière, je lisse mes plumes corbeau d’une noisette de gel. Après un lavage de dents à faire saigner mes gencives, j’étudie d’un regard de juge impartial mon reflet dans le miroir ovale. Tranquillisé par mon inspection, je remets de l’ordre et quitte la salle de bain en direction de ma chambre.
J’ouvre le placard de mon dressing, contenté par la seule pensée de savoir mes tenues déjà choisies pour moi la veille de ma vie d’adulte. D’un sourire amusé, j’admire la rangée de chemises blanches et la colonne de jeans noirs. Ma fascination pour la gémellité jusque dans mon code vestimentaire. À quoi bon s’embarrasser de la mode quand on peut gagner du temps à dicter la sienne ?
À présent impatient d’en finir, je m’habille avec soin, lissant les plis de mon repassage méticuleux, traquant la moindre poussière qui aurait osé souiller mon travail d’orfèvre minutieux. Enfin vêtu de mon uniforme, je quitte la chambre pour le salon.
Vingt-six pas, exactement.
Je traverse le couloir aussi vierge que le reste. Pas de tableaux ni de photos. Si personne n’a daigné capturer mes traits, pourquoi m’embarrasserais-je donc de ceux d’un autre ?
Tu possèdes pourtant les siens dans ton séjour.
Je souris tandis que mes yeux s’égarent sur l’environnement épuré de cette pièce digne d’un article d’Arts et décoration. Un canapé en cuir taupe, une table basse de bois clair, une télévision inutilisée et un bureau de style baroque, collé contre un mur blanc.
Comme un automate bousillé, je vérifie l’heure sur l’ordinateur. Les chiffres dansent sur mes pupilles dilatées d’extase. Je ne l’éteins jamais, juste au cas où mes cauchemars me conduiraient jusqu’à elle.
Elle.
De mes doigts tremblants, je caresse l’écran, traçant les contours de celle qui hante mes insomnies.
Mon travail d’informaticien attendra. Pour l’heure, un rendez-vous nécessite toute mon effroyable attention.
Diable et archanges,
Tous se vengent.
Quel sera donc ton châtiment… ?
Ma douce Évangéline.
Chapitre 4
Évangéline
Nager.
Pour respirer.
Nager.
Pour se sentir vivante.
Nager.
Pour oublier.
Les longueurs s’enchaînent, m’offrant enfin cet abandon tant recherché, cette léthargie à laquelle j’aspire chaque minute, chaque seconde de mon existence chaotique, d’apparence si rangée.
Autour de moi, plus rien ne compte.
Je ne vois rien, n’entends rien d’autre que les notes immuables de l’Adagio en ré mineur de Bach à travers mon casque étanche. L’étendue translucide apaise ma peau, éloigne les tentacules vaporeux de mon mal être. De cette maladie, ce fléau, cette malédiction que je traîne depuis mon enfance. Un mal invisible qui ne pourrait pourtant être moins palpable
Mon souffle régulier s’échappe d’entre mes lèvres pour mieux se bloquer lorsque je m’allonge au sein de cette eau salvatrice. L’odeur de chlore m’enivre tel le doux arôme d’un parfum sucré, ou celui plus ténu de la liberté.
Cette liberté que j’appelle de toute mon âme, mais qui me demeure interdite.
Pourquoi ?
Ma raison l’ignore, mon cœur tente de me hurler ses maux sans pouvoir l’exprimer de ses mots. Et je me noie hors de l’eau, telle une sirène arrachée à son univers. Malheureusement, cette créature féérique ressemble plus à un cauchemar tout droit sorti de mon esprit malade.
À moitié morte, à moitié perdue.
À moitié femme, à moitié monstre.
Alors, je nage. Muscles gainés, respiration maîtrisée. Jusqu’à m’imaginer en mourir.
Hélas, on ne m’autorise pas cette morbide sentence. En atteste la présence de ma rouquine d’amie qui m’attend près du rebord en tapant du pied. Bras croisés, lèvres boudeuses, Camille me toise de ses iris vert eau teintés d’inquiétude.
Et de colère…
Son discours moralisateur m’épuise d’avance, toutefois je me refuse à rejeter une des dernières âmes au monde qui m’accepte comme je suis. Tout du moins, comme la personne que je semble être. Car la véritable Évangéline, personne ne la connaît, pas même moi.
Après quelques ultimes brasses, je résiste à l’envie d’opérer un demi-tour lâche et m’appuie au rebord. Ses prunelles s’étrécissent tandis que je retire mon casque, abandonnant à regret la mélodie de mon cher Jean-Sébastien.
Ô, Cam… je t’aime autant que je te hais de crever ma précieuse bulle.
— Rappelle-moi, on avait dit quelle heure au pub ? m’alpague-t-elle d’un ton grinçant.
Je ravale mon soupir agacé pour lui offrir une tentative de sourire. Mes muscles tremblent sous l’effort intense que je viens de leur imposer. Je me contiens, refusant de montrer à Camille mon état d’épuisement.
— 16 h ?
Elle applaudit ironiquement puis rétorque :
— Et… il est quelle heure ?
Je m’apprête à m’esclaffer, mais quand mes yeux dévient sur la grande horloge murale, je referme la bouche, estomaquée.
J’ai encore merdé.
— Il est 17 h 30, Évy, putain ! s’écrie-t-elle en levant les bras. Tu déconnes ou quoi ? S’il te plaît, ne me dis pas que tu nages dans ce bouillon dégueulasse depuis 14 h ?
— Alors, je te le dis pas…, grommelé-je, sarcastique.
Les yeux de Camille se départissent de leur colère, son inquiétude s’impose plus franchement. Malaisante, énervante. Je ne supporte pas qu’elle se fasse du mouron à mon sujet, cela dérive souvent sur une impression de pitié.
Oui, je suis pitoyable. Je le sais et je n’éprouve aucun besoin qu’on me le rappelle.
— Regarde-toi… t’es épuisée.
— Pas de leçon de morale, merci !
Ma riposte sèche fait naître dans la seconde une cascade de regrets. Et me voici à nouveau en train de suffoquer dans cette existence brumeuse, dans ce labyrinthe où je ne trouve pas ma route.
Inspire. Expire, Évangéline.
La paix si durement acquise s’évapore en quelques paroles, quelques secondes. Et je m’en veux. Les doigts de Cam s’agrippent à une de ses longues mèches ondulées pour la tortiller, preuve indéniable qu’elle essaye de dissimuler sa nervosité. Elle ne mérite pas ma mauvaise foi, encore moins mon agressivité. C’est une fille adorable, posée, pleine d’empathie.
Je ne suis pas digne de son affection.
Sa mine peinée me fend le cœur lorsqu’elle marmonne dans un soupir :
— J’en avais pas l’intention, Cracotte.
— Pardon, Cracotte…
Nous nous donnons ce surnom depuis les débuts de notre amitié qui remontent à bientôt cinq ans. Nous nous sommes percutées dans un supermarché alors que nous tentions de nous saisir du dernier paquet de biscottes Cracotte. Ce jour-là, nous avons failli en venir aux mains pour ensuite décider de le partager. De cet épisode finalement très drôle — et un brin ridicule, avouons-le — est né un lien solide tissé de complicité, de rires et de beaucoup de Cracottes au Nutella beurre salé.
Un délice.
Elle s’accroupit et je lui tends mes doigts dans un besoin compulsif de la réconforter. Mes humeurs naviguent constamment entre deux eaux, mes proches en font les frais. Malgré mes traitements, je ne gère pas toujours mon comportement imprévisible. C’est aussi pour cette raison que je ressens la nécessité d’un quotidien millimétré, afin d’avoir un maximum de stabilité en dépit de mon mental défaillant.
Nos doigts se lient, nos yeux se trouvent.
— Excuse-moi de m’inquiéter. Depuis quelque temps, tu es… bizarre, m’avoue-t-elle à mi-voix.
Mon expression stupéfaite n’a rien de pipé. Je ne pense pas avoir modifié quoi que ce soit dans mes habitudes ou mon comportement. Aussi, je grave un sourire lumineux sur mes lèvres pour lui offrir une réponse rassurante.
Inspire. Expire, Évangéline.
— Bizarrement normale ! T’as pas à t’en faire, je vais très bien.
— Ne joue pas à ça avec moi, Évy, me contre-t-elle, impitoyable. T’arrives en retard au taf, t’as la mine d’un cadavre un lendemain de cuite, tu m’envoies chier régulièrement, ah non… ça, c’est habituel, en fait.
Elle s’interrompt dans un rire léger et nous nous sourions, notre complicité toujours présente. Je respire mieux malgré ma nervosité. Sa douceur m’apporte cette touche de lumière dont j’ai besoin pour survivre au quotidien, car égarée dans ma noirceur, je distingue de moins en moins l’utilité du positif. En vérité, je n’en vois même plus la logique. J’aime errer au cœur des ténèbres, m’y enfoncer sans limites, de plus en plus loin chaque jour. Nourrir cette fascination pour le funeste et le sombre. Cam est cette ultime main secourable qui m’empêche de me perdre totalement.
La lâcherai-je sous peu, cette main bienveillante ?
Je ne peux que l’affirmer. Cette évidence m’accompagne depuis toujours.
Rassemblant mes dernières forces, je me tends pour sortir de l’eau puis me relever. Un vertige déclenche quelques étoiles noires devant mes yeux. Nager si longtemps n’a rien d’humain, pas à ce rythme, pas avec ce besoin de fuir mes démons. Maltraiter mon enveloppe physique ne me dérange aucunement, seule l’inquiétude dans le regard de mes proches me pèse.
Le temps que dure notre cheminement jusqu’aux vestiaires, Cam continue de tenir son rôle d’amie à la perfection.
— Franchement, c’est quoi ça ? Tu joues aux commandos dans une piscine pleine de pisse. Je sais que t’aimes le sport, mais là… c’est pas humain.
— Sûrement parce que je ne le suis pas, humaine !
— Dans ce cas, je suis quoi ? La copine d’E.T. ?
— Pourquoi pas, c’est exotique.
Nous entrons dans les sanitaires où j’attrape ma serviette de bain pour me frictionner, écoutant les reproches interminables de la rouquine.
— Arrête tes conneries, Évy. Moi, j’ai besoin de toi en forme ! T’es aussi pâle qu’un cul en hiver. Passer son jour de repos à barboter comme la petite sirène n’a rien de normal, merde ! Regarde ta peau est en train de tomber, on dirait une vieille pomme fripée.
— Bon, stop ! grogné-je. Je vais te prouver que je vais parfaitement bien. On va se boire une bière comme prévu et peut-être même qu’après on ira manger un burger.
Ma proposition a pour unique but de la stopper dans sa foutue leçon de morale. Sans cela, je risquerais de lui rentrer encore une fois dedans. La malbouffe, ce n’est pas trop mon truc, mais Camille adore s’empiffrer de temps en temps et me supplie souvent de l’accompagner. Lui faire plaisir devrait mettre un terme à ses remontrances.
Nous nous posons sur le banc de bois au milieu des casiers et je commence à démêler mes longs cheveux dorés. Ma tactique semble fonctionner, car elle cesse de râler pour m’observer avec une esquisse de sourire.
— Comment t’as pu rentrer sans être en maillot de bain ? commenté-je pour la faire définitivement changer de sujet. Je suis sûre que t’as fait ton numéro de charme au vigile.
— Mais insinue donc que je suis une manipulatrice sans cœur ! s’exclame-t-elle, faussement outrée.
— Maintenant que tu le dis…
— Hé ! Je profite juste de mes atouts tant que je le peux encore ! Et tu sais bien que personne ne résiste à mes taches de rousseur !
Elle retrousse son nez rond pour ponctuer ses paroles. Nous éclatons de rire de concert quand, soudain, le bip reconnaissable de mon Smartphone retentit dans la pièce. Mue par un réflexe, je me jette sur mon sac de sport pour en extraire mon précieux avec fébrilité.
— Ça y est… c’est ton prince charmant ? soupire Cam avec un air réprobateur.
Mes doigts se figent alors que je lis le pseudo Dis Pater en notification. Résister à ouvrir son message me coûte plus que tout, mais si je veux que mon amie me fiche la paix, je dois me ressaisir. Peine perdue, elle insiste.
— Et par prince charmant, je ne pense pas à Thomas. Tu sais, Thomas… ton mec ! Celui avec qui tu sors depuis deux ans et qui est fou amoureux de toi !
Pétrifiée, je maintiens mon regard sur ce texto que je crève d’envie de lire. Bon sang, parfois je la hais du plus profond de mon âme. Ma violence va et vient en moi telle une lame de fond, me rongeant les entrailles de ses crocs acérés.
Non, pas elle, pas ma Cracotte.
Inspire. Expire, Évangéline.
— Qu’est-ce que tu me saoules quand tu m’ignores comme ça !
Je lui décoche un regard assassin, refoulant mon envie de lui faire manger mon téléphone, puis range ce dernier dans le sac. Mes lèvres demeurent scellées alors que j’enfile mes collants, ma robe, mes bottines puis ma veste brune.
Une allure de femme moderne pour une âme perdue proche des enfers…
Quelle hypocrisie !
— Non sans déconner, tu passes bien trop de temps à parler avec ce type ! Et je dis pas ça par rapport à Thomas. Je m’en tape de lui, mais parce que, depuis que tu connais, ce mec virtuel t’a changé.
Cette fois, mon sang se met à pulser dans mes veines, me donnant la sensation qu’un volcan déverse sa lave sous ma peau. Je fulmine, serre les poings, m’oblige à fermer les paupières pour réguler mes nerfs. Je sais que je vais la bousculer. Encore. Mais je refuse qu’elle me juge, je refuse qu’elle s’immisce dans cette partie-là de ma vie.
Dis Pater n’appartient qu’à moi. C’est un jardin secret dans lequel je n’autoriserai jamais personne à entrer.
Lui et moi.
Rien que lui et moi.
Elle ignore tout de lui, hormis que nous échangeons des mails. Et c’est bien ainsi, ça ne changera pas.
— Je te conseille de ne pas insister sur ce point, Cam. Sinon, je me casse. Je ne fais rien de mal et je n’ai pas à supporter ton avis. C’est juste un ami virtuel. Rien de plus.
— Mouais, eh bien, il prend beaucoup de place pour un ami virtuel.
Je serre les dents afin de contenir le flot de mots désagréables qui menace de sortir. De toute façon, je suis trop épuisée pour entamer une bataille de longue haleine.
Inspire. Expire, Évangéline.
Je ne souhaite pour rien au monde mal agir avec Camille, la blesser, c’est également me blesser moi. Je l’aime.
À ma façon.
Mais je l’aime.
— Pis, tu ne dis rien sur lui… tu sais comme je suis curieuse. Tu me frustres telle une cougar en manque de jeunots. J’suis à la limite de me taper le boulanger de la rue Maillot pour combler ça.
Je ne peux retenir un rire à ses bêtises. Cette fille parvient presque toujours à m’adoucir, à réguler mes humeurs. Je la dévisage avec une tendresse non dissimulée, encore nerveuse, mais plus en colère.
— Tu vas pas me faire une crise de jalousie ? la taquiné-je alors. On va le boire ce verre ?
Mon téléphone sonne de nouveau, mon palpitant effectue un bond. Mon pouls s’agite, mon ventre s’enflamme. Dis Pater n’apprécie pas de patienter, et… je n’apprécie pas de le faire patienter. Je peine à résister au chant lugubre de cet homme mystérieux qui me fascine.
Pour elle. Mon amie.
J’attrape mon sac, le bras de Cam, puis nous nous dirigeons vers la sortie d’un pas léger.
Non, jamais je ne le partagerai, il est mon prince, ma chimère, mon ange de la mort, l’infini de ces ténèbres qui me hantent. Et ensemble, nous dansons sur ce fil ténu si fragile via nos échanges virtuels. Je ne laisserai personne salir notre lien malsain, mais ô combien envoûtant !