Prologue

 

Domüm Braxeïs

 

Calypso

 

Mes cheveux mi-blancs, mi-roses s’agitèrent sous la brise et je fermai les paupières pour mieux savourer le parfum de roche et de glace de ma terre. Mon cœur ralentit, mes traits se détendirent et je ne fis plus qu’un avec la panthère en moi. Elle se soumettait également à son funeste destin, un destin dont j’avais modelé chaque relief, chaque courbe, chaque bonheur ou tristesse.

Un destin que je ne regrettais pas.

— Yt’vo roamroa djita ÿ ykiovas, Calypso Da’Sadia, gemma fa Maysia ?[1]

Au son de la voix de notre Alpha Suprême, Aliénor El’Amitis, je rouvris les yeux pour contempler mes sœurs Amazones. Mon peuple, mes racines, presque des étrangères à présent.

— Pip, ka p’ye seap ÿ ykiovas, ny saepa[2], déclarai-je.

Je détournai mes prunelles afin de croiser le regard intransigeant d’Aliénor qui se tenait à présent à mes côtés. Une lueur tourmentée traversa le bleu de ses iris, mais elle poursuivit son discours sans une once d’hésitation. Preuve s’il en était besoin qu’elle était une grande souveraine.

— Calypso Da’Sadia, vip tisv sätefa ÿ qsätapv apvsa mat nyept fa pit Feaoz. Pit qseäsat v’yddinqyhpasipv tos ma djanep fa m’Olympe[3].

Le chant des Amazones s’éleva, aussi funeste que ma mort prochaine, puis enfla en une mélopée entêtante. Les bras puissants de l’Alpha-S[4] brandirent l’épée dont la lame acérée avait été forgée dans le plus pur des métaux omitriens — un présent du roi Erkan — puis elle conclut :

— Qoetta vip ÿna ävsa tyowäa.[5]

En cette nuit de pleine lune, sur la plus haute terrasse de la plus haute tour du Domüm Braxeïs, moi, Calypso Da’Sadia allait rendre mon dernier souffle.

Mais peu m’importait.

Si mon corps frémissait à sa mort prochaine, mon âme, elle, demeurait à jamais liée à celle de cet homme merveilleux. Cet homme qui avait su conquérir mon cœur, le cœur d’une panthère, mais surtout celui d’une femme.

Les chants se turent, le sifflement de l’épée déchirant l’air résonna…

[1] « As-tu quelque chose à ajouter, Calypso Da’Sadia, fille de Maysia ? » en langage ancien universel.

[2] « Non, je n’ai rien à ajouter, ma reine » en langage ancien universel.

[3] « Ton sort réside à présent entre les mains de nos dieux. Nos prières t’accompagneront sur le chemin de l’Olympe » en langage ancien universel.

[4] Diminutif pour Alpha Suprême.

[5] « Puisse ton âme être sauvée » en langage ancien universel.

1

Faire ses propres choix

 

Deux ans et demi plus tôt

 

Calypso

 

— Zeus, père de tous les dieux, Parvati, déesse bienveillante des montagnes, bénissez cette journée, bénissez mes sœurs et mon destin. Qu’Hestia, déesse des foyers, chérisse notre sang, qu’Arès, Artémis et Athéna nous apportent force, intelligence et courage au combat. Dieux de l’Olympe et de l’infini, nous, panthères, Amazones descendantes du Grand Père, promettons vaillance, loyauté et intégrité.

Ma voix se tut en même temps que celles de mes vingt autres camarades de classe. Le silence retomba tandis que notre mentor en art de la guerre — une des plus anciennes Guerrières de Glace — retournait à son bureau. Avec des gestes répétés maintes fois, nous sortîmes crayons et carnets afin de noter son enseignement.

Une fois la prière achevée, nous commençâmes les cours théoriques du matin, puis comme tous les jours, après le repas, nous prendrions la direction de l’atrium de combat pour nos entraînements quotidiens. Ce programme me donnait l’impression d’être coincée dans une boucle temporelle sans fin.

Si toutes mes sœurs étaient impassibles, moi, je peinais à tenir en place. Comme toujours, l’ennui me gagna et mon cerveau ne pensa plus alors qu’à mes histoires ou mes envies de liberté.

Mon regard papillonna de droite à gauche, du plafond voûté aux grandes fenêtres s’ouvrant sur les immenses montagnes.

— Calypso, concentre-toi, m’invectiva l’enseignante. As-tu entendu la question ?

— Non, mentor, bafouillai-je en baissant le nez, les joues brûlantes de gêne. Désolée.

— Ce n’est pas parce que tu es bien vue par notre Alpha-S que tu dois délaisser ton apprentissage. Tu dois valider tes niveaux, nulle ne déroge à la règle.

— Je le sais, pardonnez-moi, mentor.

— Cesse donc de demander pardon. Contente-toi d’agir ! Parfois, c’est à se demander si tu sors bien de l’entrecuisse d’une Amazone.

Elle gronda de dépit alors que des rires s’élevaient autour de moi.

On me nommait Little P. pour mini panthère, et cela ne me dérangeait pas outre mesure. Cependant, le fait d’être moquée ou mise de côté en raison de mes différences me blessait. Mon goût pour la lecture, tout comme ma taille réduite, amusait mes camarades. De plus, j’étais toujours la moins bien notée aux épreuves sportives ou dans les situations de combat. Je n’arborais pas de muscle saillant ni un corps naturellement sculpté comme chacune des Guerrières de Braxeïs. Et mes rêves n’avaient rien à voir avec ceux de gravir les échelons de notre armée ou servir notre cause.

Peut-être étais-je égoïste… Probablement.

Quelque chose clochait chez moi, j’en étais convaincue. Penser, agir, manger, dormir ou même respirer pour Braxeïs m’angoissait. Je n’aspirais qu’à une simple vie d’humaine.

Mal à l’aise, attristée, je gigotai sur ma chaise avec une soudaine envie de quitter cette salle. Rien dans ce Domüm n’était fait pour moi, et la décision que j’avais prise quelques mois plus tôt se confirma.

L’heure était venue, je devais effectivement agir avant de m’enliser plus encore dans mes doutes et cette existence.

***

Le soleil se couchait sur les sommets. Après un rude entraînement au combat corps à corps, je décidai de me jeter à l’eau. J’avais bien assez attendu. Le retour de notre Alpha-S légitime[1] avait bouleversé mes plans, d’autant plus que j’affectionnais sincèrement notre reine.

D’un pas nerveux, je quittai l’atrium afin de rejoindre la salle du trône où siégeait Aliénor. Je rajustai mes cheveux noués en longue natte, aplatis quelques mèches rebelles puis pénétrai dans l’immense hall. Baignée par les derniers rayons de l’astre solaire, notre souveraine se tenait seule près des hautes fenêtres. Sa beauté resplendissait dans la lueur dorée de fin de journée. Sa chevelure tombait élégamment jusqu’à ses reins, le long d’une robe fluide aux nuances rosées, qui mettait en valeur sa silhouette de guerrière accomplie.

Elle se tourna en m’entendant entrer et m’offrit un sourire éclatant.

— Comment te portes-tu, Calypso ?

— Bien, ma reine. Personne n’est venu s’entretenir avec vous ce soir ?

Elle secoua la tête.

— Non, nul souci ne semble troubler le Royaume aujourd’hui, c’est une bonne nouvelle, je vais pouvoir profiter de ma fille.

— Génial !

— Calypso, j’ai toujours aimé ta spontanéité, s’esclaffa-t-elle.

Elle décrocha de son cou le collier qui supportait la clé donnant accès au trésor de la couronne, puis me le tendit. Sans un mot, je l’attrapai avant de m’incliner avec déférence. Si de l’extérieur je paraissais sereine, en moi, un feu intense dévorait mes entrailles.

En tant que bras droit de notre Alpha-S, je devais chaque fin de journée m’assurer que tout allait bien dans les sous-sols du Domüm, puis vérifier que le trésor se trouvait toujours intact derrière la lourde porte de métal. Une tradition que chaque souveraine respectait à la lettre.

Ces joyaux représentaient non seulement une fortune, mais surtout un bien précieux directement hérité des dieux eux-mêmes. Un signe de puissance au sein des cinq Royaumes et du clan Braxeïs. Une légende intimement liée à mon peuple.

Alors que je m’apprêtais à quitter la salle, Aliénor me héla :

— Calypso, tu es sûre que tout va bien ?

Mes nerfs se tendirent à son insistance.

— Oui, bien sûr.

— Si quelque chose te souciait, tu m’en parlerais ? Nous nous faisons confiance toutes les deux ?

La gorge nouée, je hochai la tête avec ardeur. Trop d’ardeur.

— Toujours, ma reine.

— Je te trouve… différente.

— Oh, c’est mon lot quotidien, pouffai-je avec, cette fois, une totale sincérité.

— Tes études seront bientôt terminées et tu pourras alors rejoindre à temps complet ma garde personnelle. Tu dois tenir bon et ne pas prendre au sérieux les piques de tes camarades. La jeunesse rend maladroit, et toi, tu me sembles avoir grandi trop vite.

J’opinai encore du chef sans trouver quoi répondre. Sa sollicitude me toucha et mes doutes se réinvitèrent dix fois plus fort. Trahir cette Alpha formidable me brisait le cœur.

Mais il ne pouvait en être autrement.

Je savais au fond de moi que je n’étais pas à ma place parmi ces farouches guerrières. Je pris une grande inspiration puis redressai le menton.

— Merci, ma reine, lançai-je avec une voix plus raffermie.

Elle sourit tout en me contemplant intensément.

— Que les dieux te protègent.

— Que la force soit avec vous, répondis-je avant de plaquer ma paume contre ma bouche.

Depuis quelques semaines, je dévorais l’univers Star Wars sur mon tout nouvel ordinateur portable. Un objet prohibé au Sanctuaire, mais fan de technologie, de films et séries humaines, je n’avais cure de ces règles.

Aliénor inclina la tête en fronçant les sourcils.

— Pardon ?

— Je… je voulais dire… et que l’esprit du Grand Père veille sur vous.

— Hum, d’accord.

Je filai aussi vite que possible afin d’échapper à son expression interloquée, mon poing serré sur la clé. Le larcin que je m’apprêtais à commettre allait signer ma fin parmi les Amazones. J’avais envie de prendre plus de temps pour réfléchir, de mieux en étudier les répercussions, revoir les détails de mon plan, cependant, je m’y refusais. Depuis des mois je m’organisais avec minutie, rien n’avait été laissé au hasard.

Je ne ferais pas demi-tour, pas maintenant.

Mes sandales d’entraînement claquèrent sur les marches marbrées qui rejoignaient la salle de l’Arche Sacrée. Au début, j’avais effectué cette mission quotidienne la peur au ventre, en raison de nos effrayants Gardiens chargés de la sécurité. Méduse[2] n’avait rien d’une gentille créature, tout comme l’armée de Minotaures[3] aux ordres de l’Alpha-S. Mais cette dernière ayant validé ma présence, je ne risquais rien. À force, j’avais pris de l’assurance et ne pensais plus à ces dangereux êtres de légende.

Je traversai la salle avec en fond sonore la respiration rauque des Minotaures dissimulés dans l’ombre des piliers et les sifflements des serpents de Méduse. Je ne la voyais jamais, toutefois je sentais le poids de son regard. Si elle avait le moindre soupçon, elle me tomberait dessus et je n’aurais alors plus aucune chance de m’échapper.

Ma main trembla quand j’insérai la clé argentée dans la serrure. Le cliquetis du mécanisme résonna lugubrement contre la roche de la salle puis l’immense porte ronde pivota sur ses gonds. Je déglutis avec nervosité avant d’avancer, la tête embrumée par mon stress. La panique menaça de me faire renoncer, mais ma détermination s’imposa.

Je pouvais le faire.

La splendeur du trésor des Amazones m’apparut sous la lumière dorée des plafonniers. Joailleries, parchemins anciens de grande valeur, monnaie aussi vieille que le monde, objets mythiques, un véritable chaos régnait dans cet endroit. D’innombrables pierres précieuses s’étalaient à même le sol autour des bijoux de la couronne et de la couronne elle-même. Une couronne que l’Alpha ne portait qu’en de très rares occasions, lui préférant le superbe diadème d’Athéna. Sertie de diamants incrustés dans de l’or blanc, cette couronne représentait la pièce la plus exceptionnelle de notre collection. Bien sûr, je ne comptais pas la toucher, cela aurait été contraire à mes principes. Des principes discutables, je devais bien l’avouer, car je m’apprêtais à voler ma reine et mon clan.

J’ouvris la besace avec des gestes maladroits puis y fourrai plusieurs diamants, émeraudes et autres saphirs dont la valeur me permettrait de tenir le coup un moment. Il y en avait tant qu’on ne voyait pas la différence, malgré tout ma culpabilité explosa tel un tsunami, rongeant mes tripes, enflammant ma poitrine.

Ma liberté. Voilà ce à quoi je devais me raccrocher.

Le ventre noué, je quittai le coffre-fort, refermai puis m’obligeai à maintenir une attitude normale dans la pénombre. Au loin, l’Arche Sacrée scintillait de son aura bleutée, éclairant à peine mon chemin. Ma peur grandit quand les serpents de Méduse apparurent dans un halo de lumière. Je poursuivis sans ralentir, grimpai les escaliers quatre à quatre et retrouvai le silence du rez-de-chaussée. Mon cœur palpitait fort, mais petit à petit, ma respiration s’apaisa.

À cette heure, plus personne, en dehors des soldates de garde, ne traînait dans les couloirs. Les règles étaient strictes tout comme le couvre-feu. Chez les panthères, on ne plaisantait pas avec l’ordre et la discipline.

— Calypso !

Je me pétrifiai à la voix ferme de notre souveraine dans mon dos. Mon estomac sembla dégringoler dans mes talons et je retins un gémissement apeuré. Lentement, je pivotai afin de lui faire face.

Elle m’étudia un long moment en silence avant de demander :

— Où te rends-tu ?

— Euh… dans ma chambre, ma reine.

— Vraiment ?

Mon organe vital battit si fort qu’il me donna l’étrange impression de vouloir quitter mon corps.

— Oui, ma reine.

— Il me semble que tu as quelque chose qui m’appartient.

Je sentis littéralement mon visage perdre ses couleurs.

— La clé, Calypso, précisa-t-elle alors.

— Oh ! oui évidemment ! balbutiai-je.

— Eh bien, rends-la-moi. Que t’arrive-t-il aujourd’hui ? Ton comportement est plutôt inhabituel.

Je déglutis avec difficulté en la rejoignant.

— Je… je… il me semble que…

— Tu bredouilles maintenant ? Calypso, s’il s’agit d’un homme, on peut en parler.

J’éclatai d’un rire strident qui lui fit lever les sourcils.

— Non, ma reine, non ! C’est…

Je réfléchis à peine avant de lâcher :

— J’ai mes règles. Vous savez… seins douloureux, mauvaise humeur. Grrrrr… tout ça, tout ça.

Elle reprit sa clé, la rattacha à son cou tout en m’observant d’un air dubitatif.

— Bonne nuit, Calypso, finit-elle par dire.

— À vous aussi, Alpha Suprême.

Je m’inclinai maladroitement puis m’éloignai sans attendre. Noyée entre culpabilité, peur et soulagement, je fonçai dans ma chambre récupérer mon sac.

À présent, il ne me restait plus qu’à sauter dans le vide.

[1] Référence au tome 3 « Omitria – Les cohortes d’Horus » de la série « Les 5 Royaumes ».

[2] Créature mythique dont les yeux ont le pouvoir de pétrifier. Elle porte à la place de ses cheveux des serpents.

[3] Créature mythique mi-homme mi-taureau.

2

Le point de non-retour

 

 

Katmandou, Népal

 

 

Calypso

 

 

D’un geste fébrile, mes doigts s’enroulèrent sur une des longues nattes qui sertissaient ma chevelure pâle. Cet instant était le point de non-retour, la ligne rouge que j’hésitais à franchir depuis des mois. Si je l’avais désiré, j’aurais encore pu faire demi-tour, rentrer au Domüm, reposer les joyaux et reprendre mon quotidien d’Amazone. Ne plus risquer ma vie.

Ce n’était plus une option envisageable.

Après une longue marche dans les montagnes, j’avais rallié la ville de Katmandou où se trouvait mon objectif : Zandaya, une personne guère fréquentable, réputée pour ses activités illicites. J’avais obtenu son contact en traînant sur des forums en ligne.

Face à moi, la vieille femme me scrutait de ses prunelles sagaces. Elle devinait probablement combien je doutais, sans pour autant comprendre l’ampleur de mes choix. Nul humain dans cette ville du Népal ne soupçonnait qu’une fille de Zeus, une fière Amazone était sur le point de tout plaquer.

Les pierres précieuses pesaient lourd dans ma besace, tout comme le poids de la culpabilité, le poids du danger, mais surtout la clé de ma délivrance.

Je redressai le menton avant d’attraper l’un des joyaux pour le tendre à Zandaya.

— Ceci vaut tout le cash du monde, annonçai-je d’un ton ferme.

L’émeraude de la pierre renvoya un éclat de soleil, illuminant les traits usés de mon interlocutrice. Ses yeux gris se plantèrent dans les miens, puis après une longue observation, descendirent le long de ma tenue en cuir brun, remontèrent sur mes cheveux avant de revenir s’ancrer à mes pupilles.

— Eh bien, cette situation est pour le moins inhabituelle.

— Que voulez-vous dire ? m’affolai-je, imaginant déjà qu’elle refuserait de m’aider.

— Rien, chère petite, juste que tu dois bien réfléchir avant de prendre une telle décision. Sache que Zandaya est aussi muette qu’une tombe, tu ne seras qu’un souffle invisible après ton départ, quel que soit ton choix.

La sincérité brillait dans ses prunelles et je m’obligeai à respirer doucement afin de ne pas paniquer. Même sans l’avoir énoncé ouvertement, cette femme venait de me faire comprendre qu’elle savait qui j’étais et ce que j’étais en train de lui donner. Elle savait que je commettais la plus grave des trahisons envers mon clan et mes dieux. J’ignorais comment elle pouvait être au courant, et peu m’importait, à ce stade, je refusais de revenir à d’interminables doutes.

Carpe diem.

Mon destin suivrait son cours.

— Prenez cette pierre, madame, lui intimai-je alors.

— Cela en vaut-il le coup ? As-tu compris que jamais tu ne pourras plus rentrer chez toi ? M’acheter ces papiers t’ouvrira la porte des États-Unis, mais te fermera celle de tes racines.

Mes mâchoires se contractèrent tandis que mon cœur tambourinait fort dans ma poitrine, cependant aucune incertitude ne planait dans mon esprit.

— La liberté vaut toujours le coup.

— Réfléchis bien, petite, tu n’es pas la première panthère à vouloir quitter tes terres.

La surprise me décontenança un court instant, mais en vérité, je n’en étais pas tant étonnée. La rigueur de notre existence ne convenait pas à toutes, la seule idée de devoir se séparer d’un fils devait affliger beaucoup de mes sœurs. Toutefois, la plupart se taisaient.

Décidée, je toisai la femme d’un regard assuré.

— Je ne reviendrai pas en arrière.

— Bien, compte sur ma discrétion, nul ne saura où tu te trouves ni ta nouvelle identité.

— Votre réputation vous précède, je ne suis pas inquiète, affirmai-je.

Moi, Calypso Da’Sadia, j’abandonnais à cet instant mon héritage, mon culte et mes traditions ancestrales, moi, Calypso Da’Sadia, je choisis la liberté d’une vie humaine loin de mon peuple, loin des cinq Royaumes.

3

Ton meilleur ami

 

 

Six mois plus tard, Los Angeles

 

 

Calypso

 

 

Avec soin, j’empochai quelques billets puis replaçai la plinthe. Dans cette cachette se trouvait mon argent, ainsi que les pierres dérobées, ma plus grande honte, mais également ce qui m’avait permis de prendre mon envol : le prix de ma liberté.

À mon arrivée sur le sol américain, j’avais d’abord passé trois mois au sein d’une adorable famille chez qui j’avais postulé en tant que fille au pair. Grâce à eux et à leur bienveillance, j’avais appris les habitudes humaines.

Si au début mon comportement les avait déstabilisés, très vite parents et jumeaux s’étaient attachés à moi. Cela avait été une excellente expérience, guère rémunérée, mais très immersive. Je ne crachais cependant pas sur ces quelques dollars, j’étais consciente que mon larcin ne tiendrait pas éternellement.

Avec leur appui, j’avais pu obtenir un petit loft près de l’USC, l’université de Californie du Sud. Constitué de briques, de métal et de larges fenêtres donnant sur les toits de la ville, le logement me plaisait. Je m’y sentais comme chez moi. Pour la première fois, je me retrouvais face à moi-même et le stress grimpait en ce jour de rentrée.

— Tu vas le faire Little P. ! encourageai-je mon double.

Dans le miroir se tenait une fille que je peinais encore à reconnaître. Auparavant longs et blancs, mes cheveux étaient dorénavant relevés en une queue et colorés de reflets roses. L’unique hommage à mon ancienne identité : le rose de Braxeïs, le rose des Guerrières de Glace.

Parfois, un pincement dans la poitrine me rappelait combien mon peuple me manquait, combien j’aurais souhaité pouvoir mêler mes deux existences. Malheureusement, cela m’était impossible. Si Aliénor El’Amitis apprenait où je me trouvais, elle enverrait ses plus fidèles soldates afin de me ramener en terre népalaise. Un aller simple pour les geôles, puis probablement une triste fin pour trahison, et ce, malgré notre respect mutuel.

Dans une autre vie, j’aurais pu considérer mon Alpha-S comme une amie, cependant dans les cinq Royaumes, la loyauté et le devoir surpassaient tout, notamment chez les Amazones. La souveraine ne pourrait pas me gracier sans paraître faible et influençable.

Mes traits halés par le soleil californien se troublèrent un court instant avant que je ne force un sourire à mon reflet. Tant que je contrôlais la situation, je ne risquais rien, à moi de ne pas déraper.

Ici, je n’étais qu’une jeune femme s’apprêtant à entrer dans une prestigieuse université pour y suivre un Bachelor en Fine Art sur quatre ans. J’allais enfin connaître les plaisirs et les déboires d’une vie humaine. Mon visage s’éclaira, mon sourire devint lumineux, toute trace de doute s’envola.

Je pouvais le faire, je pouvais profiter et croquer cette nouvelle existence à pleines dents. Après avoir chaussé mes lunettes aux contours noirs, j’attrapai ma besace bigarrée emplie d’un innommable bazar. Non pas que j’aie des soucis de vue, mais derrière cet accessoire, je me sentais en sécurité. Mon allure n’avait plus rien de celle d’une panthère. J’avais abandonné cette partie de moi dès lors que j’avais décollé pour les US. Jusqu’à présent, le félin en moi ne me posait pas de problèmes. Je le libérais parfois dans les collines alentour, mais il ne s’imposait pas.

Dans ce nouveau look moderne — total denim et bottines élégantes —, je ressemblais à n’importe quelle étudiante américaine, mix de geekette et amoureuse de la mode. Grâce à mes capacités, le langage universel, je parlais sans aucun accent l’anglais et le comprenais sans souci. Personne ne pouvait soupçonner mes origines.

— Je suis juste Lily, une fille normale, affirmai-je à mon reflet avant de quitter mon appartement.

Lorsque la porte en métal claqua dans mon dos, ma gorge se noua de nervosité, d’excitation et d’impatience. Poursuivre mes études dans le domaine du cinéma me comblait et m’effrayait en même temps. Livres, séries et films m’avaient permis de m’échapper des épais murs du Sanctuaire où j’avais grandi. Passionnée, j’avais alors commencé à écrire plusieurs scénarios, histoires, et griffonné sur d’innombrables carnets. Ma tête fourmillait d’imagination.

Intégrer l’USC avait été un petit parcours du combattant. À l’aide des documents fournis par Zandaya, de mes connaissances et après un entretien et une lettre de motivation, j’avais été ajoutée en liste d’attente, mais il avait fallu six mois pour que je reçoive enfin le Graal de l’acceptation. Les frais de scolarité coûtaient cher. Grâce au trésor dérobé, cela ne posait pas de problèmes pour le moment. J’avais grand espoir de pouvoir tenir bon durant les quatre années de formation. Je détenais encore une petite fortune cachée dans le creux de mon mur.

— Que les dieux veillent sur toi, Harry ! clamai-je au gardien de l’immeuble en le saluant de la main.

— Bonjour, miss Lily.

Le vieil homme à la couronne de cheveux blancs semblait toujours à deux doigts de s’effondrer sur sa canne et ses jambes tremblantes, mais ses prunelles sagaces brillaient d’une éternelle malice. Il maintenait le bâtiment en parfait état. J’ignorais comment il y parvenait, et j’éprouvais une véritable affection pour ce bout d’humain courbé.

Je quittai le hall pour retrouver avec plaisir le brouhaha de la métropole. L’air pur des montagnes me manquait, néanmoins les Klaxons incessants, les embouteillages, la foule sur les trottoirs, la puanteur des gaz d’échappement représentaient tout ce pour quoi je me battais : ma nouvelle vie, ma liberté.

Une renaissance tant espérée que je saisissais à bras le corps.

Après une dizaine de minutes de marche, je fis une pause dans un des nombreux Starbucks de la cité des anges pour commander un latte macchiato. Le soleil de fin août tapait fort sur ma peau, j’en savourais la tiédeur. J’aimais la clémence du climat californien après dix-neuf années passées dans la froideur de l’Himalaya.

Plus j’approchais de l’université, plus mon cœur cognait fort dans ma poitrine. Sirotant ma boisson brûlante, je ralentis en me répétant des encouragements à voix basse.

— Go, tu peux le faire, t’es juste une nana normale, un peu coincée, mais trop cool quand on la connaît mieux. Go Lily, go !

J’avais volontairement choisi de prendre un logement à l’extérieur du campus afin de garder une certaine indépendance. Dans le fond, j’espérais pouvoir intégrer une sororité, goûter à tout ce qui constituait une vie de jeune étudiante américaine.

Ma violente rencontre avec un petit homme assis sur un étrange fauteuil mit un terme à mes encouragements. J’étouffai un juron en butant contre son engin, trébuchai et me rattrapai dans un saut adroit. Ma main leste récupéra mon gobelet avant qu’il n’échoue sur les genoux de l’inconnu qui m’observait, bouche bée. Quelques gouttes de latte tachèrent son sweat, mais je lui évitai le pire. Des cheveux bruns plus clairs sur les longueurs surplombaient son visage étroit et harmonieux. Derrière ses lunettes, ses paupières battirent de surprise.

— Wow, ça, c’était impressionnant, putain de merde ! s’exclama-t-il.

Les joues enflammées, je me rendis compte que je venais d’offrir un spectacle digne d’une Amazone au commun des mortels. Plusieurs étudiants nous observaient avec un air étonné, suspicieux ou amusé.

Mon regard revint se poser sur le garçon tandis que je reprenais contenance. Ma curiosité s’éveilla quand je constatai qu’il ne bougeait pas de sa chaise à roues.

— Je suis Tim, se présenta-t-il en tendant sa main. Et tu me dois un sweat.

— Tim ?

— Tim ou Timothée comme tu préfères. Il paraît que c’est très français selon ma mère, très classe. Mais Tim, ça sonne plus fun, et dieu sait que j’ai besoin de coolitude. T’as vu mon look et mon état ? Franchement qui trouverait un type à roulettes intéressant ?

— Tu parles beaucoup, soulignai-je, déstabilisée face à cet étrange humain.

Il referma la bouche avec une mine stupéfaite avant d’éclater de rire.

— Toi, tu me plais, mais tu me dois quand même un sweat, l’acrobate. J’suis pas fortuné et t’imagines bien que décrocher un job est compliqué pour moi. Alors que toi… putain de merde, tu bouges comme un chat sous acide.

— Tu es vulgaire aussi.

Il haussa une épaule.

— Après avoir listé mes défauts, certes nombreux j’en conviens, penses-tu me filer ton prénom ?

— Pourquoi ?

— C’est une vraie question ? Pour que je puisse te retrouver et te filer la facture de mon nouveau sweat. Ou celle du teinturier.

— Oh, OK.

— Je rigole hein. Est-ce utile de le préciser ?

Je déglutis avec difficulté sous le regard inquisiteur du garçon puis forçai un rictus.

— Wow, l’humour est mort chez toi ! s’exclama-t-il.

Effectivement, l’humour et moi, ça faisait deux, voire trois ou même dix. Chez les métas panthères, plaisanter ne constituait pas une de nos habitudes. Et encore, j’étais la rigolote du Royaume.

— Et donc ? poursuivit-il en étrécissant les yeux.

— Donc ?

— C’est quoi ton nom ?

— T’as dit que tu n’étais pas sérieux.

Il lâcha un nouveau juron avant de s’esclaffer à pleins poumons. Le fait qu’il ne se lève toujours pas me perturbait.

— Je ne savais pas que certaines personnes étaient si feignantes qu’elles se promenaient avec leur chaise, marmonnai-je.

Ses traits s’éclairèrent de stupéfaction.

— Je… quoi ? T’es sérieuse ? T’es au courant que se moquer d’un infirme relève de la peine de mort ?

— Infirme ?

— T’es super louche, toi ! J’adore.

Je toussotai en réalisant ma bêtise, me remémorant que parfois les humains étaient atteints de maladies ou handicaps. À moins que ce ne soit un accident ? Gênée par ma maladresse, je tentai de le contourner pour courageusement fuir, mais Tim enroula ses doigts, telles des serres d’aigle sur mon poignet, montrant une force étonnante pour un si petit spécimen. Je réprimai mes instincts primaires. L’égorger ici et maintenant risquait de ne pas faciliter mon intégration.

— Où cours-tu ainsi, l’acrobate ?

— Je dois aller en cours, c’est la rentrée, je ne veux pas être en retard.

— Et t’attends pas ton meilleur ami ?

Mes sourcils se froncèrent d’incompréhension.

— Un ami ? J’en ai pas.

— Depuis environ trente secondes, si. Et pas « un » ami, mais LE meilleur ami de toute ta vie !

J’hésitai et il soupira en se désignant.

— Moi, Timothée Eddington, mère brésilienne, père américain, inapte à la course, mais tellement cool !

— Oh ! Vraiment ?

— Un honneur pour toi. La seule chose qu’on a en commun, ce sont ces fichus binocles, et c’est là que l’expression « les opposés s’attirent » prend tout son sens.

J’éclatai de rire avec sincérité pour une des rares fois de mon existence.

— Je suis Lily Smith, me présentai-je alors.

Un sentiment de bien-être incroyable s’invita dans ma poitrine puis inonda mes veines. Ce bout d’humain bavard venait d’éloigner mon stress, mes doutes et même ma culpabilité.

J’étais à ma place.

Enfin.

— Ravi, Lily Smith, allons-y.

Je hochai la tête sans répondre et nous reprîmes le chemin de l’USC côte à côte. Quand les bâtiments rosés de l’université se dressèrent face à nous, j’inspirai à fond puis avançai alors d’un pas assuré entre les palmiers. La foule d’étudiants ne m’inquiétait plus autant, la présence de Tim me plaisait. Mon sourire s’élargit, le bonheur pétilla dans mon ventre.

Mon ami, ma place.

 

il ne parle pas un peu trop bien ?

 4

Une vie d’étudiante

 

 

Un mois plus tard

 

 

Calypso

 

 

— À ton tour, la fille aux cheveux bizarres, me héla Tony, la meneuse de l’équipe de cheerleaders.

Je rêvais depuis une éternité d’intégrer une telle équipe. Le recrutement annuel m’ouvrait les portes de cette team renommée et je comptais bien tout donner. Ces filles me paraissaient superficielles, cependant l’idée d’agiter des pompons en criant des lettres m’avait toujours semblé excitante.

Dans les gradins autour de la piste se tenaient beaucoup trop d’étudiants à mon goût. Des mecs pour la plupart venus afin de mater sans gêne les sportives en plein effort. Bien qu’ils m’agacent, je devais avouer que dans le lot certains attiraient mon attention, mais j’allais avoir besoin de temps pour passer à l’étape supérieure : le flirt.

Depuis toute petite, j’avais été élevée au sein de guerrières insensibles à la notion de sentiments. Le désir, l’amour, le sexe, tout cela n’était que peu abordé dans notre enseignement, toujours évoqué de façon froide et purement technique. Cependant, je me doutais que ce n’était que la surface lisse de mon peuple, la preuve : Aliénor, notre reine, ne dissimulait plus vraiment le fait qu’elle se soit liée à l’Alpha d’Omitria. Les choses changeaient en terres Braxeïs, mais pas assez vite pour que je choisisse d’y rester.

Je jetai un regard stressé à Timothée qui m’adressa un clin d’œil complice. Nos poings fermés se rejoignirent en un check rapide puis d’une seule voix, on s’écria :

— Vecnussy !

Depuis que nous avions binge watché la série Stranger Things, nous étions tous deux amoureux du méchant : Vecna. J’avais toujours préféré les antagonistes aux héros trop parfaits et celui-ci envoyait du lourd. Et puis, cette bande d’ados méritait bien une bonne remise en place. Nous avions donc fait de cette expression créée par les fans notre credo.

— Trop bizarre, ces deux débiles, râla tout bas Tony en nous observant avec un air blasé.

Puis elle ajouta plus fort :

— Ton pote semble presque plus apte que toi, pink girl[1] !

Elle ignorait que je pouvais entendre le moindre de ses murmures, le moindre de ses souffles ou reniflements à cette distance. Son insulte à notre égard n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde, je détestais que quelqu’un manque de respect à Tim. Mes prunelles se détournèrent pour se planter dans celles de Tony.

— Ouais, toi ! bougonna-t-elle encore en croisant les bras sous sa poitrine. On n’a pas toute la journée.

Elle se pencha vers sa coéquipière tout aussi blonde qu’elle et chuchota :

— Quelle perte de temps, sa tronche de geek est juste bonne à être derrière un écran.

— Tu vas voir ce qu’elle va te mettre la geekette, grommelai-je.

Tim balança une claque sur mon derrière moulé dans des leggings noirs.

— Allez, miss Binocles, go !

Je pris une grande inspiration puis d’un hochement de tête indiquai à la fille en uniforme bleu et jaune qu’elle pouvait lancer ma musique. Flowers de Miley Cyrus s’éleva dans la salle, hommage secret à mon clan de femmes si indépendantes et courageuses.

J’oubliai tout pour ne plus me concentrer que sur l’instant présent. Ma panthère s’anima et envoya une giclée d’adrénaline dans mes veines. Je m’envolai dans des sauts acrobatiques pour atterrir en grand écart face à Tony. Stupéfaite, elle m’observa avec une admiration ténue tandis que mon corps souple de métamorphe se lançait dans la chorégraphie simple, mais efficace.

J’usais de toutes mes capacités sportives afin d’impressionner cette fille prétentieuse. Lui en mettre plein la vue était l’unique façon d’être sélectionnée.

Lorsque l’extrait de musique s’arrêta, le silence retomba. Toutes les cheerleaders étaient bouche bée après ma prestation. Aucune sueur ne recouvrait ma peau, aucun essoufflement n’agitait mes épaules. Depuis mon arrivée aux US, j’avais compris ma supériorité physique. Si chez les panthères j’étais la plus chétive des guerrières, ici, ce n’était plus le cas. Les humains étaient vraiment des êtres fragiles et j’admirais d’autant plus leur courage face à l’adversité.

Des applaudissements isolés retentirent dans mon dos, suivis de hourras enjoués. Comme toujours, Tim me supportait. À présent, Tony allait devoir se décider. Soit elle me virait parce que je représentais une rude concurrence, soit elle me prenait dans la seconde.

Je rajustai ma brassière avant de lui envoyer un sourire éclatant qui la fit revenir à elle. Après un toussotement d’hésitation et quelques regards échangés avec ses coéquipières, elle lâcha un soupir.

— C’est bon, pink girl, t’es acceptée. C’était… pas mal. Premier entraînement dès demain à huit heures du soir.

Je bondis en criant ma joie puis courus sauter au cou de Tim.

— Putain de merde, Lily, tu m’avais pas précisé que t’étais un putain de chat !

J’éclatai de rire avant de le corriger :

— Pas un chat, une panthère. Et j’ai dit quoi à propos de ta vulgarité ?

Son hilarité rejoignit la mienne sans qu’il se doute à quel point c’était vrai. La réalité de notre monde dépassait les humains, c’était mieux qu’ils n’en connaissent pas les secrets.

Nous quittâmes le gymnase en échangeant quelques plaisanteries. À l’extérieur le soleil si doux de cette fin septembre nous accueillit. Je humai les arômes fleuris, l’odeur ténue des embruns, savourai le bonheur léger de me sentir détendue.

— Le club d’échec, l’option théâtre, l’équipe de natation et maintenant tu comptes ajouter reine des pompons à ton CV, énuméra mon ami. Franchement, j’sais pas où tu vas chercher cette énergie, Lily.

— Autour de moi ! répondis-je, enjouée. Tu ne sens pas cette vibration de fou qui vient de partout ? Par tous les dieux, j’adore cette ville, j’adore cette université et je t’adore toi !

Je claquai un bisou sur sa joue tandis qu’il s’esclaffait :

— Arrête de m’allumer ! Je crois que je vais tenter l’équipe de basket. T’en penses quoi ?

— Que tu peux tout faire, Timothée, affirmai-je avec sérieux.

Ses traits se rembrunirent avant de s’éclairer d’un sourire. Son handicap lui pesait lourd sur le cœur parfois, cependant il ne se laissait jamais abattre. Nos poings se rejoignirent et il s’exclama :

— La force de Vecna est en nous !

— Vecnussy for ever[2]!

Tim et moi étions tous deux en Bachelor, mais ne suivions pas le même cursus. Lui se réservait pour l’animation, alors que j’étais dans la branche scénaristique. Cela n’avait en rien empêché la naissance d’une solide amitié, aussi inattendue que puissante.

Après un mois passé avec lui, je le voyais comme le frère jumeau que je n’aurais jamais pu avoir. Parce qu’aucun homme ne pouvait demeurer parmi les panthères. Notre société matriarcale ne le permettait pas, nos règles étaient claires : pas d’exception. Chaque enfant mâle était remis à son père ou abandonné à un institut. Les gènes métamorphes ne se perpétuaient pas chez eux, contrairement aux autres espèces métas.

Bien des mères avaient perdu pied quand on leur avait arraché leur nouveau-né, elles souffraient toujours en silence. Cela aussi faisait partie des raisons de mon départ de Braxeïs. J’étais encore jeune, cependant du fond de mes tripes, je savais que jamais je n’aurais permis une telle déchirure.

Panthère de naissance, panthère physiquement, malheureusement pas dans l’âme.

— On plaisante, reprit Tim, mais au collège, avant que ce foutu motard ivre me fauche, j’étais un espoir de la cross[3].

— Oh, tu ne m’avais pas dit, murmurai-je, peinée.

— Il y a encore bien des choses que t’ignores à mon sujet.

Je levai un sourcil taquin.

— Du genre ?

— Que je collectionne des petites cuillères, que j’ai une passion démesurée pour les peluches requins, et que mon deuxième prénom, c’est Alf parce que ma mère kiffait cette vieille série[4].

— Pardon, mais quoi ? ALF ? Oh mon ami, tu n’aurais jamais dû m’avouer ça. En tout cas, je saurai quoi t’offrir pour ton anniversaire.

— Une bande d’adorables requins tout doudous ? La cuillère utilisée par la reine Elizabeth II ? De jolies roulettes à paillettes pour mon trône ?

— Non, une nouvelle identité. Parce que… Alf quoi ! J’ai un contact, je te mettrai en relation.

Nous éclatâmes de rire ensemble avant de reprendre la route en direction du parking universitaire. Tim m’abandonna pour gagner son propre logement sur le campus et je me retrouvai seule sur les trottoirs de L.A., aussi légère qu’une plume.

Ma queue de cheval balaya mon dos au rythme de mes pas guillerets, mon sourire s’élargit et je réalisai encore une fois que j’étais en plein rêve éveillé. À présent, il ne tenait qu’à moi de ne pas stresser à propos du risque d’être pistée par les Guerrières, de chérir cette nouvelle existence. Je comptais bien en savourer chaque seconde.

Panthère un jour, panthère toujours, disait-on, mais dans mon cœur flambait une flamme plus intense encore que celle de mes racines profondes : le goût d’une folle liberté. Une fois cette sensation ancrée dans un esprit, rien ne pouvait égaler sa puissance.

 

 

 

[1] Trad : la fille rose.

[2] Trad : Vecna pour toujours.

[3] Sport en équipe américain très répandu.

[4] Référence à la série Alf l’extraterrestre.