« If you’re going through hell, keep going. »

(« Si vous traversez l’enfer, continuez d’avancer. »)

Winston Churchill

Prologue

 Apolline

Paris

 

– Les filles, allez plutôt jouer dehors ! Apolline, s’il te plaît.

Maman désigne la porte d’entrée de l’index, puis remet en place une mèche blonde qui dépasse de son foulard. Son air agacé me persuade vite d’obéir, j’attrape la main de Mila avec empressement pour la tirer en direction de la sortie.

– Allez, viens !

– Maiiiis… j’ai mal à la tête, ronchonne ma sœur avec une moue boudeuse en freinant des quatre fers.

– Tu dis tout le temps ça pour pas faire ce qu’on te demande !

– Mais là, c’est la vraie vérité… Promis.

Maman soupire tandis que papa intervient d’une voix douce et ferme à la fois :

– Mila ! Juste dix petites minutes, le temps qu’on termine ces deux cartons !

Vaincue par son autorité naturelle, cette dernière finit par céder, et nous courons sous le beau soleil de cette fin août. Hannibal, notre bouvier bernois nous suit en poussant des jappements d’excitation, et nous l’accompagnons de concert en riant aux éclats. Il a le même âge que nous : 10 ans. Il se fait vieux, mais a toujours la forme. Papa l’a adopté peu de temps avant notre naissance, le renommant du nom d’un célèbre tueur de films d’horreur.

Je ramasse sa balle en mousse et la lance aussi loin que possible.

Autant dire… pas bien loin.

Il se jette dessus en agitant sa longue queue, puis nous défie un instant, le regard pétillant, le derrière en l’air. Mila bondit pour lui piquer son jouet, mais le chien décide de ne pas lui faciliter la tâche et s’élance dans la direction opposée, son précieux joujou en gueule.

J’observe un moment la grande maison qui nous fait face. Le lierre court sur sa façade en briques rouges, et les rayons de soleil se reflètent sur les innombrables petits carreaux de ses fenêtres. Je l’adore, et suis triste de devoir la quitter, mais nos parents ont décidé de se mettre au vert, de s’éloigner de l’animation parisienne pour se retirer dans un coin perdu près de Deauville. J’ignore où cela se trouve, à quoi ça ressemble, et si je vais m’y plaire.

Abandonner nos amis et nos repères est une épreuve pour nous, mais contrairement à mes sœurs, découvrir un autre endroit m’excite énormément. Depuis toujours, j’ai envie d’aventures, de nouveautés et de changements. Je m’ennuie vite au quotidien et cherche souvent à m’occuper pour nourrir et stimuler mon esprit. Ce trait de caractère rend fous mes parents !

La truffe chaude d’Hannibal effleure mon bras et, par réflexe, je gratouille le haut de son crâne. Il pousse un gémissement plaintif et me bouscule un peu plus brutalement. Chose inhabituelle. Tout comme le silence qui règne depuis quelques secondes. Sourcils froncés, je me retourne en appelant Mila, mais aucun signe de mon effrontée de soeur. Je file voir derrière le buisson où elle a disparu avec le chien. La vision qui s’offre alors à moi – et qui hantera désormais chacune de mes nuits – me fait piler. Je me fige, le souffle coupé. Mila est à terre, les yeux révulsés, entièrement blancs. Son petit corps est cambré d’une façon presque inhumaine et sa bouche déformée laisse échapper de la mousse blanchâtre. La seule chose que je réussis à faire à cet instant est de pousser un long hurlement avant de tomber au sol.

J’ai à peine 10 ans, et j’observe, impuissante, ma sœur, mon propre reflet, agoniser sous mes yeux.

 

1

Apolline

Quatorze ans plus tard, Deauville

 

 

– Bacon ! s’écrie Jo en chopant un sachet de crackers dans le rayon.

Arthur lui arrache et le repose à sa place avec une moue provocatrice pour attraper celui à côté.

– Fromage !

– Ça va pas, nan ? T’as grillé un boulon ! On prend bacon !

– C’est toi le boulon grillé !

– Oh oh, mais quelle réponse de fifou !

– Fifou toi-même, espèce de frisée !

– T’as vu ta moumoute ?

Mes deux amis se font face, yeux plissés, attitude faussement agressive, poings fermés. Leurs impressionnantes chevelures bouclées se dressent dans un ordre dépourvu de toute logique. Celle d’Arthur, totalement blanche avec des mèches pointant en tous sens, et à l’opposé, celle de Jo, de son véritable prénom Joséphine, longue et arborant beaucoup trop de couleurs pour une seule tête ; blond, roux, brun, et même quelques traces de violet et de vert.

Pourquoi faut-il qu’ils en fassent toujours des tonnes ?

Je lève les yeux au ciel en étouffant un soupir amusé. Raphaël, du haut de son petit mètre soixante, se place entre eux avec un air important :

– Moi, je propose d’enterrer la hache de guerre : on simplifie tout et on prend nature. Restons neutres… comme la Suisse.

Fier de sa repartie vaseuse, Raphaël se redresse en gonflant exagérément sa poitrine dépourvue de toute trace de pectoraux. Sa blague est pourrie, mais elle a le bénéfice de mettre un terme au début de prise de tête entre Jo et Arthur. Ces deux-là sont comme chien et chat, mais en bons masochistes qu’ils sont, ils ne peuvent rester plus de quelques heures éloignés l’un de l’autre. Le club des frisés ! C’est probablement ça… un truc génétique, ou de karma. Ou peut-être de vie antérieure ? Ou peut-être bien sont-ils tout simplement jaloux de leurs coiffures respectives et ont développé une sorte d’amour vache empli de haine passionnelle. Finalement… je miserais plutôt sur un mélange de tout ça !

Quelle délicieuse farandole de paradoxes !

J’interromps ma pseudo-analyse puis pouffe en observant la scène improbable qui continue de se dérouler sous mes yeux, et… sous les yeux des nombreux clients de la supérette dans laquelle nous nous sommes précipités cinq minutes avant la fermeture, après nous être rendu compte que nos réserves de grignotous étaient vides.

Définition de grignotous : aliments composés de tout ce qui est trop gras, trop sucré, trop salé, élément indispensable au matage de séries, films et autres soirées geekage ou jeux !

Une voix au micro annonçant la fermeture des portes fait redémarrer tout ce petit monde qui semblait l’espace d’un instant avoir été mis en pause. Jo se radoucit un peu, comme toujours quand Raph use de ses talents de pédagogue. Il a un don pour calmer cette étrange créature dont le mode d’emploi m’échappe totalement. Cependant, ce n’est pas le cas d’Arthur qui continue d’afficher une moue mi-provocatrice mi-boudeuse. Je décide d’intervenir. Je maîtrise un peu mieux la bête arthurienne !

– Toi, je te nomme seigneur des bonbecs, dis-je en le désignant de l’index avec ma voix la plus classe et officielle.

Je pivote vers notre amie à la salopette en jean et à la tignasse de tigresse, puis avec une courbette ajoute :

– Et toi, tu seras dorénavant et jusqu’à minuit inclus, Sa Majesté la reine du chocolat. Vaquez vite à vos quêtes, oh grands zéros, nous n’avons que deux minutes avant de devoir fuir la contrée supérette !

Mon intervention apaise immédiatement les restes de tension. Jo m’envoie un clin d’oeil complice accompagné d’un salut militaire, puis après avoir brandi son majeur en direction d’Arthur, file dans le rayon sucrerie au pas de course. Raphaël la suit après avoir éclaté de rire, et Arthur m’offre une jolie révérence en clamant :

– Oh, Apolline, reine des pi… aubergines, poupée de mon cœur, je m’incline face à tant d’intelligence et de délicatesse.

– Ouais, bon, n’en fais pas de trop quand même !

Tandis qu’il tourne les talons, je l’observe s’éloigner de son pas flegmatique et claudicant. Cette boiterie, il la doit à une chute dans les escaliers lors de son enfance, et bien que sa bourgeoise de famille l’ait montré à des tonnes de spécialistes et lui ait fait subir de nombreuses opérations, elle n’a jamais disparu. À 25 ans passés, le jeune homme a depuis bien longtemps laissé tomber l’idée de s’en débarrasser, et l’accepte comme une caractéristique propre à lui, un peu comme ses cheveux blancs et crépus, et son côté asocial. Grand fan de la théorie du complot et doté d’une intelligence hors norme, Arthur a décidé depuis un an de tenter la vie en totale autarcie. Personnellement, même s’il nous saoule parfois, j’adore l’idée, d’autant plus que ça nous permet de nous réunir en toute quiétude dans un lieu isolé, plus tranquille que Deauville.

Alors que je me hâte d’attraper plusieurs paquets de crackers, deux bouteilles de whisky hors de prix apparaissent sous mes yeux.

– Du vingt ans d’âge pour voir Jo le noyer dans du cola ? m’exclamé-je. Pourquoi t’as pas tapé dans du cinquante ans ?

Je me retourne et me retrouve face à l’éclatante rangée de dents blanches de Nathan qui m’annonce avec fierté :

– J’ai trouvé ces petites merveilles planquées au fond d’un rayon. Dans ce magasin, c’était plutôt inespéré. Personne n’en veut apparemment. Les gens n’ont pas de goût…

– Non, le commun des mortels a autre chose à se payer que de l’alcool de luxe surtout !

– Peu importe. J’aime les bonnes choses, et il nous faut au moins ça pour tenir toute la nuit ! Et puis, on s’en tape, on ne va pas chipoter pour quelques euros !

– Quelques ? Vraiment ?

Je souris avec ironie à mon pote à la peau d’ébène puis retourne compléter ma collection de biscuits salés.

Dans le clan des six, je suis la seule prolo… Et quand je dis prolo… c’est une vraie de vraie. Qui trime au taf pour gagner un pauvre SMIC, qui compte les centimes et termine les fins de mois systématiquement à découvert, celle qui connaît toutes les différentes manières de cuisiner des patates. Mes cinq potes, eux, sont issus de la classe supérieure, comme on dit ; les blindés, tunés, richous, pétés de blé… Dans un monde normal, nous n’aurions jamais dû nous fréquenter, mais notre rencontre a été des plus fracassante, au sens littéral du terme. Cependant, mon monde n’a jamais été normal et ne le sera probablement jamais. Et quelque part, c’est une bonne chose, je déteste la normalité ! Ma robe noire rétro-sage légèrement pin-up, mes escarpins cuivrés et le bandeau rouge pétant dans mes cheveux noués en chignon en atteste. J’aime me démarquer, et mon caractère est à l’image de mon look : dynamique et plein de nuances. C’est probablement cela qui a fait que le clan des cinq m’a tout de suite adoptée et qu’ils sont officiellement devenus le clan… des six.

Quelle originalité ! On sent l’inspiration !

La première chose qui nous a rapprochés a été notre amour des chevaux. Depuis que j’ai emménagé, je bosse au centre équestre de Deauville en tant que palefrenière, ou plutôt… femme à tout faire. Toujours fourré ensemble, le clan des cinq ne se démarquait pas des clients habituels ; inintéressants, bourgeois, hautains… Du moins, c’est ce que je pensais. Il faut avouer que je revêtais de façon systématique mon costume de nana revêche et froide dès que je mettais un pied aux écuries. C’était il y a presque cinq ans, je n’avais même pas encore soufflé mes vingt bougies et débarquais fraîchement de la capitale. Je ne connaissais personne, et avais beaucoup d’idées préconçues sur la clientèle du monde du cheval, notamment celle d’une ville telle que Deauville.

En vérité, je ne m’étais pas tout à fait trompée puisque mes amis sont tous des bourgeois, parfois hautains, et souvent peu conscients des réalités de la vie. Forcément, naître avec une cuillère en argent dans la bouche ne contribue pas à appréhender le quotidien du commun des mortels. Cependant, j’ai vite compris qu’ils étaient loin d’être inintéressants, et j’ai été conquise par chacun d’eux. Et inversement, ils m’ont adoptée presque immédiatement.

– Tu comptes vider les rayons, ou bien en revendre au marché noir ? s’enquiert Nathan en me rejoignant.

– Seconde option… Une vraie délinquante ; bacon, fromage, cacahuète, nature et paprika ! Avec ça, la richesse s’offre à moi !

– Laisse-moi te débarrasser, s’esclaffe-t-il en me tendant un panier en plastique rouge.

Ce mec est un composé de galanterie, gentillesse et générosité qu’il cache derrière une façade de rigolo de service empli de fausse assurance. Je suis heureuse d’avoir pris le temps de gratter la surface… La peau noire et brillante de son crâne totalement lisse luit sous les néons. Sa silhouette robuste, mélange de muscles et d’embonpoint dû à la bonne bouffe et au judo qu’il pratique assidûment forme un ensemble harmonieux et impressionnant. Nathan est chef cuistot dans son propre restaurant. Il a obtenu sa première étoile au guide Michelin il y a quelques mois, ce qui est un exploit pour un mec d’à peine 32 ans. Bien que ce soit le plus vieux de la bande, il n’est pas le dernier à mettre l’ambiance et à raconter des bêtises. Rien qu’en laissant éclater son rire tonitruant, il est capable d’illuminer une pièce entière. En revanche, il ne faut pas trop lui chercher la merde… Et quand on voit la taille de ses mains aussi larges que les deux miennes réunies, on évite même d’y penser.

Je dépose avec soulagement la dizaine de paquets dans son panier, puis m’enquiers :

– Où est passée Aliénor, elle était bien avec toi ?

Le rictus sarcastique de Nathan me suffit comme explication. Notre rouquine de copine a probablement dû se trouver un énième apollon à dragouiller. La voix au micro annonce une nouvelle fois la fermeture imminente du magasin, et je braille donc à tue-tête :

– Aliénor ! Ramène tes miches de poupouf !

Cette phrase pleine d’élégance me vaut les regards réprobateurs des quelques clients rebelles encore présents. Elle a cependant le mérite d’être efficace. J’entends le claquement des talons de notre amie et nous ne tardons pas à l’apercevoir au bout du rayon que nous traversons. Cette nana est juste superbe. Toujours tirée à quatre épingles, élégante, elle est le charme incarné. Contrairement à moi qui ressemble à un panda en phase terminale quand je me lève le matin, elle a la chance d’avoir un teint parfait et des cheveux toujours nickel. Je la soupçonne quand même de dormir avec une brosse et du mascara sous l’oreiller…

– Ne hurle pas comme ça ! me reproche-t-elle avec un air offusqué. Je discutais avec un ancien ami. Tu m’as mis la honte…

– Oh pardon, j’ai éteint l’allumette qui flambait entre vous. Tu viens de passer à côté de l’amour, et c’est ma faute. Trop triste.

– Très drôle, chérie. Ton humour, tu peux le ranger où je pense.

– Oh allez, tronche pas ! La vulgarité ne te sied pas au teint.

Elle secoue la tête en ignorant ma pique et se dirige de sa démarche chaloupée vers la dernière caisse ouverte. Nous échangeons un regard amusé avec Nathan puis rejoignons la troupe. Comme toujours, personne n’accepte que je paye ma part, j’ai beau râler, bouder ou encore, menacer, rien n’y fait. Je les observe un instant avec émotion.

Mes amis, mes geeks cinéphiles amoureux du crottin, mes piliers, mon essentiel… Qu’est-ce que je l’aime cette bande de fous !

2

Apolline

 

Affalés sur l’immense sofa hyper moelleux d’Arthur, nous venons d’enchaîner la totalité des Hunger Games et échangeons depuis une vingtaine de minutes. C’est notre petit rituel du week-end pour décompresser, se réunir, jouer à des jeux de société, mater des films, passer la nuit ensemble parfois, et surtout débattre avec plus ou moins de lucidité. Alcool et fatigue n’aidant pas, ça tourne à peu près toujours à du grand n’importe quoi.

Je vérifie rapidement coiffure et maquillage dans mon petit miroir et constate que j’ai déjà ma tronche de panda. Mon chignon pendouille lamentablement, ma frange est en vrac, mon bandeau est de travers, mon teint est pâle et j’ai du noir partout sous les yeux. Même mes iris habituellement bleu azur semblent ternes, presque délavés. C’est régulier ces temps-ci j’ai l’impression.

Rien à sauver… mode zombie, et je m’en fiche.

Il est presque cinq heures du matin, j’ai parfaitement le droit d’être moche ! Je relâche mes longs cheveux bruns et secoue la tête pour les éparpiller sur mes épaules.

– Bon ! lancé-je en me redressant brusquement. Vous finissez vos verres et ensuite opération désaoulage pour se faire une petite virée lever de soleil ?

– Oh, Apolline, Apolline…

– Quoi, Nathan, Nathan ?

– Tu m’épuises, Apolline, Apolline…

Je croise les bras puis affiche une moue boudeuse.

– Fais pas la tronche, ça ne te va pas au teint. On y va ! s’amuse Raph.

Quelques minutes plus tard, nous voilà – Raph, Jo, Nat et moi – entassés dans ma Mini rouge que j’adore, direction la plage. Arthur a finalement décidé de ne pas nous accompagner et s’est endormi comme une crotte sur son sofa, Aliénor quant à elle a fait un caprice de princesse pour qu’on la dépose chez elle. Nathan étouffe un bâillement et grommelle :

– J’avais envie de faire une balade cet après-midi avec le gros, mais je vais choisir l’option glande plutôt. Je veux être en forme pour le festival ! Tu ne m’en veux pas si je t’abandonne aussi pour le footing de ce soir ?

Par le gros, entendez Léonard, l’énorme cheval de trait percheron qui sert de monture au cuistot. Récemment acquis, il fait le bonheur de son propriétaire qui n’aspire qu’à de grands galops dans les champs, contrairement aux autres qui sont beaucoup plus performances et compétitions.

– Bien sûr que non, je ne t’en veux pas ! Je vais probablement faire la même.

Les yeux chocolat de mon ami pétillent et il rétorque :

– Toi ? Ne rien faire ? J’y crois pas une seconde.

– Je te ferai un selfie chaussettes pour preuve ! Tu sous-estimes mon côté feignasse.

– Ouais, j’attends de voir ça ! Vrai de vrai que tu m’en veux pas ?

– T’inquiète. Et puis, tu dois aussi finir de te réconcilier avec Cécilia, lui consacrer du temps.

Il se rembrunit un peu à l’évocation du prénom de sa petite amie, mais n’ajoute rien. Je sais qu’avec elle c’est très tumultueux depuis quelques semaines, et que cette ambiance tendue est une des raisons pour laquelle il souhaite perdre du poids. Nathan sous son air jovial est un mec qui doute énormément de lui. Et pourtant… quel talent il possède pour tout ce qui touche à la cuisine, notamment en pâtisserie ! Je me damnerais volontiers pour un de ses desserts ! Il est celui avec lequel j’ai le plus d’atomes crochus, et le voir malheureux à cause de sa nana me fait mal au cœur. Il mérite de trouver quelqu’un qui illumine son sourire et non pas qui le lui efface.

À peine un pied posé dans le sable, Raph se met à chanter à plein poumon avec un petit sourire provocateur :

– Et j’ai crié, crié-é Apolline pour qu’elle revienneuuuuu ! Et j’ai criéé…

Je saute sur son dos et pose une paume sur sa bouche pour qu’il se taise. Il chante tellement faux qu’il pourrait tuer des gens rien qu’en alignant deux notes ; un peu comme Fiona dans Shrek qui fait exploser des oiseaux.

– C’est bon stop ! le supplié-je alors qu’il se met à tourner sur lui-même. Tout, mais pas ça !

– Mmm… mmmmMM !

– Quoi ?

Je retire ma main et il répète en cessant enfin son manège :

– OK, mais t’arrêtes de faire la gueule ?

– Wow, ce chantage !

– Prenez-vous une chambre d’hôtel tous les deux ! ronchonne Jo en tirant sur sa clope.

Nathan passe un bras sur ses épaules puis s’exclame :

– Ho ho ! Mais serait-ce de la jalousie dans ta voix, ma petite poulette ?

– Absolument pas. T’as vu jouer ça où que je suis jalouse moi ? Et je ne suis pas ta petite poulette !

– Mais la question est : de qui es-tu jalouse ? Plutôt d’Apo ou… plutôt de Raph ? continue Nat en snobant sa réflexion. Ça a son importance.

Jo lui met un taquet et il se sauve dans un grand éclat de rire. Toujours bien installée sur le dos de mon freluquet de pote, je les observe se chipoter et se courser. Jo a un caractère bien trempé et tout le monde adore la taquiner.

Raph s’élance soudain au pas de course et je ne peux que m’accrocher tant bien que mal tandis qu’il traverse l’étendue de sable à grandes enjambées. Plus costaud qu’il n’y paraît, le freluquet ! Je lâche un cri de joie et il m’accompagne en poussant des hurlements de loup. Jo et Nathan nous emboîtent le pas presque aussitôt, et nous courons ensemble en direction du grand large.

Ça, c’est le bonheur… le vrai !

L’étendue bleue scintille sous les rayons du soleil matinal. Il y a un peu de vent et les vagues sont hautes. J’aspire l’effluve iodé avec délice en me répétant encore une fois que je ne regrette pas ma décision de quitter Paris. Même si elle n’a pas été facile à prendre, ça a été la meilleure de toute mon existence. Trancher le cordon avec mes parents surprotecteurs était un mal nécessaire. Leur amour m’étouffait et sous leur coupe je n’aurais jamais pu prendre mon indépendance et faire mes propres expériences ; devenir celle que je suis. Après la mort de Mila, nous nous étions tellement raccrochés les uns aux autres que c’en était devenu nocif. Et puis, il y a Émilie, ma seconde sœur, celle que je ne supporte plus de croiser… Celle à qui je refuse même de penser. Cette famille, je l’adore, je la comprends, mais je veux mener ma vie comme je l’entends. Avant de quitter la capitale, je n’avais jamais mis un pied en province, et ce fut une belle expérience pour moi. Aujourd’hui, il me reste le monde à découvrir, et même si mes finances m’empêchent encore de réaliser mes projets, je compte le faire dès que possible.

Tu as mal agi, Apolline Grandel, un point c’est tout !

J’ignore la voix de ma conscience, puis reviens à l’instant présent en repoussant ma culpabilité et le spectre de Mila. À cette heure, il y a très peu de monde sur la plage. Seuls quelques courageux courent en solo ou à deux.

– T’es ready ? hurle soudain Raph en accélérant l’allure.

J’ouvre de grands yeux tandis qu’il resserre sa prise sur mes jambes et lâche un petit rire.

– Ready pour quoi ? NAN ! Tu fais ça, je te tue !

Il se marre à nouveau, mais ne ralentit pas. Nous entrons dans la vaste étendue bleue et un rouleau vient s’écraser sur nous. Déséquilibré, Raph tombe et, bien sûr, je termine trempée de la tête aux pieds. Il fait plutôt chaud mais l’eau me paraît gelée ! Je saute sur mes pieds en lâchant plusieurs jurons, puis l’asperge comme une folle. Nous entamons une course-poursuite sous les mines amusées de Jo et Nat qui se sont finalement affalés sur le sable pour finir de cuver. Un rouleau me rejette au sol, je m’en extirpe en toussant et poussant des jurons puis regagne la plage tant bien que mal, frigorifiée et alourdie par le tissu trempé de ma robe. Mes cheveux dégoulinent, je dois avoir une tronche encore pire qu’avant, mais cette baignade improvisée a au moins eu le mérite de me filer un coup de fouet.

Je me pose près de mes amis tandis que Raph nous rejoint en tordant sa chemise noire pour en extraire l’eau salée. Un sourire lumineux gravé sur son visage fin, il s’assoit derrière Jo et la prend dans ses bras. Elle ronchonne, mais ne bouge pas pour autant.

– On va se balader un peu sur les planches ? proposé-je en sautant sur mes pieds.

– Apo ! Tu saoules ! braillent en chœur mes amis.

Je soupire puis m’esclaffe.

– Vous êtes synchro pour me gueuler dessus.

– Quand est-ce que tu vas te trouver un mec pour te mettre enfin un collier et une laisse ? râle Jo en étouffant un bâillement. Je te jure, t’es épuisante.

Je sautille sur place en réprimant un frisson puis rétorque :

– Quand je croiserai l’homme parfait. Vous savez bien que je suis une amoureuse de l’amour.

– Oui, eh bien ça n’existe pas. Prends le premier venu, et basta ! Et au moins, ça te calmera. Une bite est une bite, et à force de pas garder tes mecs, tu finiras vieille, ridée et entourée de cinquante chats !

– Toujours tellement délicate notre Jo, susurre Raph en soufflant dans les mèches folles de la jeune femme. Cela dit, elle n’a pas tort !

Je leur tire la langue, puis décide de ne pas continuer sur ce sujet. Nous ne serons jamais d’accord. J’ai une vision hyper romantique de l’amour et tant que je n’aurai pas trouvé la perle rare, je me contenterai de petits coups d’un soir par-ci par-là. Point barre. Je tente alors ma chance vers Nat en adoptant ma moue la plus mignonne :

– J’ai envie d’un café pour me réchauffer. Tu m’accompagnes, mon meilleur ami, cuisinier le plus doué du monde ?

– OK, OK… Tu sais bien que je ne peux pas te résister adorable petite garce.

Il me tend la main pour que je l’aide à se relever. Jo s’allume une clope puis lance sur un ton désinvolte :

– Prends-moi un chocolat, s’te plaît !

– Et moi, un thé vert, ajoute Raph en me tirant la langue. Thank you !

Je lève les yeux au ciel en marmonnant, puis nous suivons la direction du parking où j’ai garé ma Mini. Je me sèche brièvement avec une serviette, et revêts un vieux jogging rose et sa veste qui traînent dans mon coffre. Escarpins et tenue de sport, l’élégance incarnée ! Habituée des imprévus, j’ai toujours de quoi faire face. Et… Je dois avouer que j’ai surtout un bordel monstre dans ma bagnole !

J’attrape mon sac fourre-tout, puis nous nous dirigeons ensuite en bavardant gaiement vers notre petit bistrot habituel qui sert des boissons à emporter. Normalement, il est ouvert tôt, et je devrais y trouver mon bonheur. Le patron risque de prendre peur en me voyant, mais peu importe, j’ai juste trop besoin de caféine.

Je retire mes chaussures dès que nous atteignons les fameuses planches en bois de la promenade. J’adore me balader pieds nus et je ne supporte plus ces fichus talons. Je ferme les yeux pour profiter de l’instant. La brise fait doucement voleter mes cheveux, le cri des mouettes résonne comme une mélodie à mes oreilles. Au loin, le claquement des cordages de bateaux se mêle aux éclats de voix des travailleurs matinaux. Je me sens bien dans cette ville, comme si j’avais toujours habité ici et non pas vécu une bonne partie de ma vie à Paris.

D’ailleurs en parlant de Paris…

– Dis Nat, tu as réfléchi à ma proposition ? demandé-je soudain.

– Laquelle ?

– Paris, le festival de cinéma d’horreur… Deux jours de folie sanglante en décembre !

– Oh… celle-là, pas vraiment. Mais demande aux autres, ils seront plus motivés que moi.

– Non, ma stratégie est de te convaincre TOI afin qu’ensuite tu uses de ton influence pour qu’ils viennent. Oh allez ! Sortez un peu de votre Deauville ! Vous avez la tune et vous n’en profitez pas !

– C’est peut-être qu’on s’en tape, et qu’on est bien dans notre… Deauville.

Je souffle bruyamment et lui coupe la route en lui attrapant les mains.

– J’aimerais tellement aller à Paname avec vous, le supplié-je en plantant mon regard dans ses iris chocolat.

– Et tu pourrais enfin nous présenter cette fameuse mère que tu fuis.

– Mais n’importe quoi, je fuis que dalle ! Elle est adorable, et ça la rassurerait de vous rencontrer, de constater combien j’ai des amis géniaux qui prennent soin de moi ! Et ce n’est pas le sujet !

Je prononce ces mots alors que je n’ai aucunement l’intention de les emmener voir mes parents. Même s’il se doute que tout n’est pas rose, lui expliquer les détails de mon départ de Paris ne m’intéresse pas pour le moment, autant lui laisser croire que je suis en bons termes avec ma famille. Il secoue la tête avec un rire puis reprend sa marche, me forçant à reculer en sautillant.

– Mais quel léchage de cul en règle tu me fais là ! lâche-t-il en plissant les yeux.

– Des films d’horreur, la fiesta, Paris et nous six ! Ça sera juste énorme ! Oh, mais allez !

Emportée par mon enthousiasme, je fais un tour sur moi-même dans un mauvais pas de danse, et me cogne violemment à un mur. Enfin… ce que je pensais être un mur et qui s’avère en réalité être un des joggeurs. Dans un réflexe surprenant, il attrape mes poignets et m’empêche de terminer ma ridicule acrobatie au sol. Mon sac n’a pas ma chance et s’envole dans une belle pirouette en se vidant de son contenu.

Mais je m’en fiche. Là tout de suite, je viens d’être happée par un regard.

Et quel regard ! Hors du commun, qui me transperce, me dévore, me poignarde violemment. À la fois froid et perçant ! Je me fige comme si de la glace recouvrait peu à peu mon corps. Un rayon de soleil furtif éclaire des iris d’un noir sans fond où brillent une lueur farouche et quelques pépites dorées. Des iris qui me dévisagent avec une telle intensité que j’en perds ma voix et ne réussis à articuler qu’un stupide pardon plus proche d’un couinement que d’un mot.

Dissimulé sous la large capuche d’un sweat marine, le visage du sportif se perd dans l’ombre. Mais la forme en amande de ses yeux ne laisse aucun doute quant à ses origines asiatiques. Je me noie, j’étouffe, plus rien n’existe hormis cet homme inconnu qui me retient toujours avec une force étonnante. Le souffle coupé, je fouille les recoins obscurs de ses traits, mais le jour tout juste levé ne m’offre pas l’occasion d’en voir davantage. Il me lâche soudain comme si je l’avais brûlé, et se redresse de toute sa hauteur.

– Regardez où vous allez la prochaine fois. Cela vous évitera des soucis.

Sa voix est grave, profonde, et contrairement à moi, elle est ferme et pleine d’assurance. Je crois même y discerner une pointe d’ironie ou d’amusement.

– Apo ? Un souci ?

La voix de Nat me fait redescendre violemment dans la réalité. Je recule d’un pas en bafouillant des excuses désordonnées puis contourne l’inconnu avec fébrilité pour ramasser mes affaires éparpillées un peu partout. Une fois tout mon bordel à sa place dans mon sac, mes pieds agissent alors sans que je ne contrôle rien. Je me mets presque à courir pour fuir ce regard.

Ce regard qui a réussi là où tant d’autres ont échoué : me chambouler, et ce, en moins d’une seconde !

3

Gust

 

Un visage fin encore empli d’innocence enfantine, une bouche ronde, de longs cils, et surtout, un regard azur à la fois naïf et pétillant d’intelligence.

Cette fille m’a vraiment perturbé l’espace d’une minute.

Alors que je suis toujours figé comme un con sur les planches, j’aperçois au loin un carnet brun décoré de volutes dorées. La jeune femme l’a perdu dans la collision. Je me baisse pour le ramasser et me retourne pour la héler, mais elle est déjà loin, si loin que je n’ai pas le goût de la rattraper. Son petit ami black est parti lui aussi. Tant pis. Je ne fais pas dans le social, sauf si je suis payé pour. L’objet en question est plutôt élégant et possède une minuscule serrure qui s’est brisée dans la chute. Je soulève la couverture.

Un journal intime…

L’encre a coulé à plusieurs endroits, comme si elle avait pleuré en le rédigeant. Pris par un élan instinctif, sans même avoir lu une phrase, je le referme puis le jette dans une poubelle proche. Une feuille fait de la résistance et, après s’être détachée du livret, plane et se pose sur les planches.

Non… Tu ne ramasseras pas.

Je m’éloigne de quelques mètres en réajustant ma capuche et mes écouteurs. Grogne. Pivote.

Sans que je comprenne vraiment pourquoi, mon cœur accélère, mes pieds me désobéissent, je reviens sur mes pas en me maudissant intérieurement.

Je ne devrais pas faire ça. 

4

Apolline

 

– Apolline !

J’entends Nathan m’appeler, mais je ne ralentis pas pour autant. Je n’ai jamais eu autant besoin d’un café ! Une envie soudaine, irrésistible, plus importante que tout le reste, à laquelle je m’accroche et que je visualise comme unique objectif.

Café, café, café. Noir. Très noir !

– Oh, Apo ! Merde !

Je quitte la promenade puis rejoins le trottoir toujours à une allure rapide. Une voiture m’oblige à m’arrêter en même temps qu’une douleur irradie dans mon pied. Je grimace et m’appuie à une poubelle afin de voir d’où vient le souci. Je trouve l’intrus et fronce les sourcils, agacée. Comme une conne, j’ai marché sur des débris de verre et l’un d’eux s’est enfoncé dans ma plante. Je tente de le retirer, mais ma nuit blanche rend mon équilibre incertain. Je sautille lamentablement en râlant tandis que Nathan me rejoint enfin.

– C’était quoi, ça ? me questionne-t-il avec un demi-sourire.

– Un morceau de bouteille ! Saleté de connards qui ne mettent pas leurs déchets où il faut !

– Nan, nan ! Je parlais de la scène irréaliste à laquelle je viens d’assister !

Je cesse mes tentatives pour lui lancer un regard interrogatif. Faussement interrogatif puisque je sais parfaitement à quoi il fait référence.

– Oh ne joue pas à l’idiote !

– Je suis en train de mourir d’une hémorragie, je te signale ! couiné-je en tendant mon pied. Alors, au lieu de te faire des films, aide-moi plutôt !

– Réponds d’abord.

Je m’affale sur un banc et râle :

– Je vais porter plainte pour non-assistance à personne en danger…

Je réussis finalement à déloger le bout de verre. Ce qui, en soi, est un miracle vu que je ne possède pas d’ongles dignes d’une fille. Ils sont courts et dénués de toute décoration, french manucure, ou vernis. Mon boulot ne me permet pas ce genre de détail hélas. Je relève la tête et ose affronter mon pote qui se tient bras croisés sur le torse, regard fixé sur moi, légèrement suspicieux. Je lève les yeux au ciel en soupirant.

Il ne va pas me lâcher…

Certes, il s’est passé un truc louche avec ce mec. Mais ce n’était rien d’autre qu’un moment d’égarement. J’ai juste été ridicule, il doit bien se marrer en repensant à ça. Ou il m’a déjà zappée. Quasi sûr même ! Et donc, en résumé, il n’y a vraiment pas matière à papoter sur ce sujet qui n’en est pas un. Son téléphone se met à sonner, je le bénis silencieusement.

Vive la technologie !

Pendant qu’il s’éloigne pour répondre, j’essuie le sang qui perle sous mon pied. Ça fait un mal de chien, cette mini blessure ! Je n’ai guère envie de salir mes jolis escarpins, mais je préfère quand même éviter un nouvel incident. Je frotte le sable puis les enfile en grimaçant. Nat revient vers moi avec une mine contrariée.

– C’était Alicia, je suppose ? Elle t’a fait une scène ?

Il pousse un soupir accablé puis se pose sur le banc contre moi.

– Si tu parles de CÉCILIA, la nana que je fréquente depuis un sacré bout de temps, effectivement c’était bien elle, et ouais, elle m’a saoulé…

La fatigue impacte beaucoup plus mon cerveau que je ne l’imaginais. C’est quoi ce vieux trou de mémoire ? Il faut vraiment que je dorme. Finalement, un café corsé n’est peut-être pas une si bonne idée que ça, un lit serait probablement mieux. La chaleur de Nat m’enveloppe et me réchauffe peu à peu. Une douce torpeur m’envahit. À rester assis appuyés l’un contre l’autre comme ça, on va finir par s’endormir comme deux clochards.

– N’empêche que ce type tout à l’heure t’a sacrément fait bugger.

C’est pas vrai qu’il insiste…

Je ferme les paupières, vidée de toute mon énergie. Ce n’est pas bon de se poser ainsi après une nuit blanche. J’ai l’impression de fondre et de m’incruster au banc.

– Ça fait quoi ? Cinq ans qu’on est potes ? continue-t-il. On t’a vu avec des mecs de passage, on t’en a présenté, mais jamais tu n’as montré la moindre once d’émotion ! Alors, excuse-moi, mais ouais, c’était super bizarre. Ou tu le connais peut-être ? Un ex échappé de ton passé ? Celui à cause duquel tu ne réussis plus à tomber amoureuse ? Mais ouais, c’est ça !

Je me redresse brusquement pour le stopper dans ses délires :

– Nan ! Je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. T’emballe pas. Et surtout, surtout… oublie tout ça. Tu me donnes mal à la tête.

– En tout cas, je n’ai jamais croisé ce mec.

– Tu ne connais pas tous les habitants du coin, il vient peut-être d’emménager, ou c’est tout simplement un touriste. Sûrement même, avec le festival qui approche.

– Il n’a pas une tronche de vacancier, et SI, je connais quasiment tout le monde ! Au moins de vue, je suis super physionomiste.

Je m’esclaffe en frottant mon crâne douloureux.

– Bon, je suis naze, tu m’as vraiment filé la migraine avec tes conneries. On bouge ?

– Allez, concède-t-il en m’aidant à me relever.

Appuyés l’un contre l’autre, nous traversons la rue sans entrain puis entrons dans le bar commander nos boissons. Mon pied me fait mal, je suis épuisée et molle, mon cerveau est en feu, en résumé, il est largement temps pour moi de rentrer dans mon petit nid. Ou plutôt la cage à poules qui me sert d’appart’. Sur le chemin du retour, j’avale en trois gorgées la boisson amère puis lance le gobelet dans une des poubelles à proximité. Évidemment, je la loupe et râle en allant le ramasser. Prise d’un vertige, je vacille, l’obscurité m’entoure soudain en même temps que la sensation de tomber dans un puits sans fond. Des mains fortes me rattrapent alors que je perds brièvement la notion d’espace.

– Tu m’as fait flipper ! s’exclame Nathan en m’observant avec inquiétude.

– Mais non, c’est rien. Je suis crevée.

– Mouais comme moi, allons retrouver les deux autres, on a tous besoin de sommeil.

Une fois dans la voiture, j’enfile mes lunettes de soleil avec empressement. La luminosité additionnée au vent agresse mes rétines sensibles et des larmes roulent sur mes joues. Jo et Raph nous attendaient sur le parking, et n’ont pas protesté quand je leur ai dit qu’on rentrait. Nous sommes tous claqués.

Après avoir déposé tout le monde, je me gare en bas de la grande maison en colombages dans laquelle je loue mon petit logement, puis coupe le moteur. Soulagée, je passe une main sur ma nuque fatiguée en soufflant, puis me redresse pour attraper mon sac, étrangement léger.

Beaucoup trop léger oui !

Prise d’un mauvais pressentiment, je jette un œil à l’intérieur et remarque immédiatement qu’il y manque mon bien le plus précieux : le journal intime que je tiens depuis la mort de ma sœur et dont je ne me sépare absolument jamais.