« Les étoiles sont éclairées pour que chacun puisse un jour retrouver la sienne. »

(Antoine de Saint-Exupéry)

 

 

***1***

Konstantin

 

Je ne me souviens plus depuis combien de temps je cours dans cette forêt.

L’obscurité règne désormais en maître absolu et n’aide en rien ma fuite. Mes pieds agissent de leur propre chef, glissant sur les caillasses, trébuchant sur les racines affleurant des arbres. J’ignore comment je parviens à avancer à ce rythme fou. Probablement l’adrénaline qui me permet de puiser dans mes ultimes forces afin d’échapper à ceux qui me poursuivent.

La neige s’ajoute au vent glacial. Mon sweat noir et mon treillis trempés de sueur collent à ma peau et forment une coque de plus en plus désagréable. Mon souffle erratique oblige mes poumons à un exercice pénible. Mon corps hurle sa douleur, mes orteils sont crispés par le froid, mon crâne pulse sous une migraine qui ne me quitte plus. Par réflexe, je rabats ma capuche sur mes cheveux clairs trop repérables.

Je ne tiendrai plus longtemps.

Dans ce coin du monde, la nature est intransigeante et ne pardonne pas. En dépit de ses allures irréelles, presque mystique, la forêt de Paimpont en Bretagne, parfois assimilée à Brocéliande, n’a rien d’accueillant en plein mois de décembre.

Les chiens pisteurs de la police sont à mes trousses, tout aussi dangereux que mes complices. Je cherche un cours d’eau pour masquer mon odeur, me donner une chance de m’en tirer.

La faim ne me tenaille plus depuis un moment, mais la déshydratation, elle, devient insupportable. La neige fond, je n’ai pu étancher ma soif que grâce à la rosée sur les feuilles. Ma gorge est aussi sèche qu’un vieux parchemin.

Je me planque dans cette forêt depuis presque trois jours, mais mes ennemis ne me laissent aucun répit. Ils sont à mes trousses et se rapprochent inexorablement. Je dois tenir encore, trouver l’unique raison qui m’oblige à cette épreuve.

Ensuite, la libération viendra. Salvatrice.

Je m’appelle Konstantin Rostova et je suis un homme aux abois. Sans espoir de rédemption, seule la Faucheuse m’offrira ses bras, mais d’abord, je dois accomplir une ultime mission.

Dans un grognement d’effort, je m’élance sans hésitation en direction du tumulte que je perçois. La rivière est là, toute proche, elle couvrira mes traces. J’entends ses remous, renifle son odeur de vase, ressens son humidité. Je bute contre un rocher, me rattrape avant de chuter et atterris sur un autre plus loin.

Un rayon de lune perce l’épais manteau nuageux, m’offrant la brève vision des eaux remuantes. Un aboiement furieux retentit, une lampe torche s’agite au lointain. Je me redresse et saute dans l’inconnu sans plus réfléchir, les jambes tendues, les muscles bandés. Mes poursuivants ne me laissent aucun répit et je n’ai pas le temps pour la prudence.

Je suis costaud, je m’en relèverai.

Le choc avec la surface glacée est violent. Mes pieds percutent l’eau et je m’enfonce dans cette infinité obscure en priant pour ne pas trop m’amocher. Sous l’effet du courant, je rebondis contre des roches, frappe des parois rugueuses, bois la tasse. Mon corps tourbillonne sans que je ne puisse rien y faire.

Peut-être vais-je mourir sans avoir mené à bien ma mission.

Mon tibia s’ouvre contre une branche insidieuse, ma cheville plie contre un nouveau rocher et je pousse un grondement silencieux en tentant de nager en direction de la surface. Oh, elle n’est pas loin, mais le courant m’empêche de reprendre correctement mon air.

Après ce qui me semble une éternité, la rivière s’apaise et je me détends, réalisant que flotter est mon unique chance de survie. Mon corps remonte alors que la souffrance et l’épuisement m’entraînent dans un gouffre vertigineux.

Par miracle, je réussis finalement à me hisser sur une berge boueuse et m’affale en crachant de l’eau, le souffle court. Les étoiles de l’inconscience dansent devant mes rétines, mais je ne dois pas me laisser emporter. Je vérifie si mon précieux couteau est toujours attaché à ma ceinture et mon portefeuille dans la poche de mon treillis. Ils sont là, je respire mieux.

Je me redresse sur mes coudes tremblants pour analyser les alentours. Bien sûr, la lune s’est de nouveau planquée et je ne discerne rien d’autre que les formes estompées des arbres et le tumulte de la rivière. En revanche, plus aucun aboiement ne retentit. Bonne nouvelle.

Mon vertige s’intensifie, ma vue se brouille davantage.

Je distingue soudain une auréole de lumière semblable à une étoile au cœur des bois, mes doigts se crispent sur le manche de ma lame. Une silhouette humaine enveloppée d’une longue cape bleutée se dessine dans le halo tremblotant d’une lanterne. Comme hypnotisé, je ne peux rien faire d’autre que de la contempler. Cette apparition semble si irréelle que je me demande si mon cerveau ne me joue pas des tours.

De toute évidence, c’est le cas.

Telle une étoile filante, l’étrange créature disparaît aussi vite qu’elle est venue, la lumière perdure quelques instants avant de s’éteindre. Je plisse les yeux, hésitant entre me cacher et la suivre.

En suis-je seulement capable ?

Je dresse un bref bilan de mon état. Ma cheville gauche est douloureuse, de multiples entailles plus ou moins profondes parsèment mon épiderme, je suis proche de l’hypothermie, épuisé et affamé. La bonne nouvelle est que j’ai avalé assez d’eau pour ne plus souffrir de la soif.

Je dois me trouver un abri pour récupérer et reprendre mes recherches. Vacillant, je m’accorde un temps de repos. Depuis mon adolescence, je traîne dans des milieux sordides où seule règne la loi du plus fort. Même durant mon enfance, mes parents ne m’ont toujours offert que rigidité et froideur, ne jurant que par le travail et leur ferme. Grandir dans un misérable village russe m’a forgé envers et contre tout. La souffrance, je connais. J’ai appris à la gérer et en dépit de mon épuisement, je dois l’outrepasser. Ce n’est qu’une enveloppe charnelle qui sera bientôt éteinte et la douleur, une simple information.

Je me relève avec lenteur, puis décide de suivre le chemin de celle que je nomme l’étoile dans ma tête, le long du lit de la rivière. Les chiens ne seront pas en capacité de déceler mon odeur, mais les hommes ne me lâcheront pas si facilement. Il me faut avancer encore. Puisant dans les ultimes onces de mes forces, je progresse sans trop réfléchir à ma situation.

Droit devant, toujours… droit devant, sans jamais me retourner.

La neige tombe à présent à gros flocons et commence à tenir au sol. Le froid s’intensifie, crispant les muscles de mon corps déjà perclus de douleurs. Je suis à deux doigts de m’effondrer quand une étrange construction surgit des méandres de l’obscurité, aussi inattendue qu’originale.

Des lanternes nimbent les lieux d’une douce lumière dorée et plusieurs guirlandes de Noël aux ampoules blanches et bleues sont enroulées sur les troncs de hauts pins. Le manteau de neige semble plus épais et seul un chemin de pavés permet d’accéder à la maison. Des volets indigo, des murs en pierre beige, un toit de chaume, une forme arrondie, la bâtisse sort de l’ordinaire. J’ai presque la sensation de débarquer chez les sept nains alors que je n’ai rien d’une Blanche-Neige égarée.

Comment une habitation pareille a pu se retrouver ici, perdue au milieu de cette immense forêt inhospitalière ?

Je ne distingue ni route ni voiture. Je suis presque sûr que l’étrange femme, l’étoile, pourrait vivre dans une telle chaumière.

Ou peut-être que je suis en plein délire, en train de mourir d’une fièvre si puissante que des visions m’apparaissent !

Derrière les fenêtres aux volets ouverts, je ne vois aucun signe de vie. Pourtant, l’ensemble paraît entretenu. Je brandis mon couteau avec méfiance, puis avance sur le chemin pavé.

Il me faut un abri ou je crèverai sous peu.

***2***

Céleste

 

Il arrive, je peux le sentir dans chacune de mes cellules.

Lui. L’homme de mes rêves, de mes cauchemars, l’homme qui hante mes nuits depuis si longtemps, celui dont on me souffle le prénom sans cesse dans mes songes. Je l’ai aperçu s’extirper de la rivière avec difficulté quand je cherchais une de mes chèvres fugueuses. Mais je ne pouvais rien faire à cet instant. Il lui fallait se relever, trouver le courage, et seulement, alors, il emprunterait la bonne route.

Enveloppée de mon épaisse cape, je nourris ma tribu revenue bien au chaud dans l’étable, mes complices, mes compagnons. En échange de mes soins, chacun d’eux m’apporte son soutien à sa manière. Les poules pondent leurs œufs, les chèvres m’offrent du lait avec lequel je fais mon beurre, ma crème et mon fromage. L’âne m’aide à porter les charges lourdes en tirant une petite calèche et me prévient dès qu’il suspecte un danger. Ce qui arrive bien plus que nécessaire. Cet animal possède un côté parano et je le soupçonne aussi d’être amoureux de moi.

Je les aime, j’aime ma vie simple.

Je me suis écartée de la civilisation il y a maintenant cinq ans. À mes dix-neuf ans, ne trouvant pas mes repères dans cette société moderne, j’ai rapidement saisi que ma place se voulait loin de l’agitation et de la folie des hommes. Au cœur de cette nature que je vénère.

Je ne nourris pas de haine à l’encontre des humains, je possède cette particularité d’aimer sans limites ni barrières. Qualité devenue très vite un défaut.

Rarement comprise, souvent abusée, je ne garde de mon ancienne existence que des souvenirs tristes, mais aucun regret. Mon chemin de vie a été compliqué et nécessaire pour parvenir où j’en suis aujourd’hui.

Je suis consciente de ne pas être comme tout le monde. On me qualifie de folle ou de sorcière, alors que je ne fais qu’écouter la nature qui m’entoure. Parfois, mes songes me troublent, me préviennent, ou même, m’envoient des images confuses. À l’instar de cet homme qui, je le sais, le ressent, changera définitivement mon existence.

Après la distribution de foin, je verrouille avec soin l’étable, puis me dirige vers ma petite maison. La neige s’amoncelle à mon grand bonheur. Enfin un vrai mois de décembre ! Et peut-être même, un Noël blanc.

J’entre par la porte de derrière et m’empresse de refermer pour ne pas laisser le froid s’inviter. Je ne me chauffe qu’avec ma cheminée et le bois qu’on me livre une fois par an.

J’abaisse ma capuche, libère ma longue chevelure brune et contemple mon habitation avec un sourire. Cet endroit, je l’ai aménagé de mes propres mains dans le moindre détail. Il est à mon image et tel que je l’avais imaginé depuis mon enfance. Cosy, cocooning, exhalant d’une douce énergie revigorante, je m’y sens bien et pour rien au monde je ne le quitterai. J’ai installé la semaine dernière toutes mes décorations pour cette période de fêtes que j’aime tant.

La porte d’entrée s’ouvre soudain à la volée dans un courant d’air glacial qui soulève mes mèches. Une large silhouette apparaît dans l’embrasure. J’ai le temps d’apercevoir l’éclat d’une lame métallique avant qu’elle n’avance d’un pas lourd au centre de mon salon.

Je ne bouge pas, mon pouls demeure calme. Aucune peur ne m’assaille alors que celui que je devine être un homme grand et fort envahit mon espace privé. C’est lui, le destin est en marche.

Son souffle rauque et saccadé résonne entre les murs, une odeur virile, mélange de cuir, sueur et vase l’entoure. Il ne semble pas m’avoir vue et j’effectue un pas pour me signaler. Je ne discerne pas encore ses traits perdus dans sa capuche et le halo tremblotant des flammes de l’âtre.

Il sursaute dans un grondement et brandit plus haut son arme. En réponse, je souris.

— C’est toi l’étoile que j’ai aperçue dehors ! s’exclame-t-il d’une voix grave et tendue. T’es qui et tu fais quoi ici, au milieu de ces bois ?

Sa tessiture rocailleuse coule en moi, me rassure, me confirme qu’il ne me fera aucun mal. Il possède un accent prononcé et maîtrise toutefois le français. Son aura, bien que sombre, pulse d’une force terriblement lumineuse. Cet homme est dangereux, mais pas pour moi.

Je m’avance plus près de la cheminée afin qu’il me voie mieux et laisse tomber au sol ma cape avant de lui faire face. Je dois le mettre en confiance, apaiser ses tourments, lui montrer que je ne suis qu’une femme normale, prête à le soutenir.

— Je m’appelle Céleste et vous êtes au bon endroit.

 

Konstantin

 

Quand la créature des bois sort de l’ombre après avoir posé sa cape, mon premier réflexe est d’attaquer. Par chance, ou malheur, la faiblesse de mon corps m’empêche de lui bondir dessus.

La flaque de lumière révèle une jeune femme à la beauté atypique, déstabilisante. Presque irréelle. Des cheveux bruns si longs qu’ils frôlent ses hanches, une peau blafarde et satinée, des yeux trop grands qui mangent un visage fin et anguleux au menton pointu. Des lèvres rosées étirées en un sourire doux totalement incongru. En dépit de sa cape qui semble sortie tout droit d’un conte de fées, sa tenue se veut simple et fonctionnelle. Un jean retroussé, des bottes en caoutchouc et un pull à grosses mailles beige.

Quand elle se présente avec calme, je ne peux retenir un frémissement. Sa voix est mélodieuse, envoûtante, elle sonne comme le chant de la nostalgie, de l’ancien temps. Je ne peux pas vraiment mettre de mots sur l’émotion qui m’envahit à cet instant, mais c’est puissant, violent. A contrario, rassurant.

Céleste.

Son prénom pique mes entrailles.

Comment cette femme si frêle peut-elle rester de marbre face à l’intrusion d’un géant tel que moi ? Je pue, je saigne, je suis armé. Je me ferais peur à moi-même.

Des aboiements lointains me font atterrir. Je me secoue, réalisant que j’ai complètement déconnecté l’espace d’une minute. Impossible, je ne dois pas m’égarer.

Boitant douloureusement, j’avance sur l’inconnue et attrape un de ses poignets avec force.

— Ne fais pas de bruit, ordonné-je durement.

Ses grands yeux se lèvent sur moi, toujours aussi sereins. Ses iris brun clair paraissent presque dorés. Irréels. Un doux parfum de fleurs émane d’elle. Je resserre ma prise, perturbé par son absence de peur et crache :

— T’as du scotch, de la corde ?

Elle opine du chef et je la bouscule sans la lâcher :

— Montre-moi !

Elle m’indique du menton la petite cuisine qui jouxte la pièce de vie.

— Là-bas, mais m’attacher ne servira à rien. Je ne compte ni m’enfuir ni vous dénoncer.

— Ça, j’en sais rien, rétorqué-je avec froideur alors que mon vertige revient en force.

— Vous avez mal, je le sens.

Je secoue la tête pour éloigner l’inconscience. Si je tombe maintenant, ç’en sera fini de moi, elle profitera de ma faiblesse pour appeler les flics. Son empathie feinte ne m’atteint pas. Elle joue probablement sur la psychologie inversée pour me faire baisser la garde, signe d’intelligence.

Mais je le suis plus qu’elle.

Je libère son poignet et la pousse dans le dos pour qu’elle me précède dans sa cuisine, mon arme toujours sortie.

— Bouge !

Elle obtempère sans rechigner et je la suis tant bien que mal sur ma cheville douloureuse. L’obscurité s’amuse de moi, va et vient, me tourne la tête, apaise mes souffrances pour mieux les réveiller ensuite. J’arrive au bout de mes réserves.

Elle ouvre un tiroir, en extirpe un rouleau de gros scotch argenté qu’elle me tend. Sa main ne tremble pas, son sourire demeure identique, doux, lumineux.

— T’es qui comme genre de gonzesse, toi ? demandé-je soudain.

— Céleste.

— Ouais, j’ai bien capté, mais…

— Je suis étrange, je le sais, me coupe-t-elle en baissant le regard. On me le signale souvent.

— C’est peu dire, grogné-je en attrapant à nouveau son fin poignet.

Je l’entraîne jusque sur le canapé face à la cheminée et la force à s’assoir dessus. Ses prunelles vissées à mon visage ne me lâchent plus et la culpabilité commence à m’envahir.

— Ce n’est pas grave, murmure-t-elle.

— De quoi ?

— Ne vous en voulez pas, bientôt, tout ira mieux et vous m’offrirez votre confiance. Nous réparerons ensemble.

Je la relâche et me redresse, interloqué par son discours.

— Soit t’es folle, soit t’es perchée. Ou les deux. C’est bien ma veine d’être tombé sur l’illuminée du coin…

Sans que j’aie le temps de réagir, sa main se pose sur ma joue rugueuse, fraîche douce, inattendue. Je reste pétrifié comme un imbécile alors que mon instinct me hurle de la repousser. Sa caresse, aussi légère qu’une plume, embrume mon cerveau, détend mes muscles. Je me sens étrangement mieux.

— La fièvre vous ronge. Laissez-vous aller, je prendrai soin de vous.

Ses murmures flottent jusqu’à mes tympans, dangereux, hypnotiques, mon corps me trahit, s’affaisse sur le canapé. Je lutte sans succès et alors que l’obscurité salvatrice m’enveloppe, je n’entends plus que la douce mélodie de ses mots apaisants.

— Tout ira bien, Konstantin… je suis là.

***3***

 Konstantin

 

Mon crâne pèse deux tonnes, ma bouche est pâteuse et quand je tente de remuer, la douleur est si saisissante qu’une nausée m’oppresse. J’abandonne l’idée de me lever et remets en place les pièces de ma mémoire.

Ma fuite dans les bois, les chiens.

Mon saut irréfléchi dans la rivière.

Céleste.

Mes paupières se soulèvent, la lumière attaque mes rétines et j’entends alors deux personnes discuter. Une alarme s’allume dans mon cerveau, je me fige le cœur battant, à l’écoute. Allongé sur le canapé, personne ne peut me voir.

La voix mélodieuse de mon hôtesse s’élève, calme et polie.

— Je vous le répète. Non, je n’ai aperçu personne et si quelqu’un traînait dans les coins en pleine nuit, Dimitri m’aurait avertie !

— Le conducteur du camion est entre la vie et la mort ! Pardon d’insister, mais ces hommes sont dangereux !

— J’ai compris la première fois que vous me l’avez dit, rétorque-t-elle, soudain moins affable.

Je sens poindre dans sa voix une irritabilité teintée d’ironie. J’apprécie le sens de la répartie de mon hôtesse involontaire.

Et je suis soulagé que ce pauvre mec ne soit pas décédé. Mes enfoirés de complices n’y sont pas allés doucement, c’était pourtant la condition première à mon engagement. Pas de morts. Quel imbécile j’ai été d’imaginer que des brigands de leur trempe respecteraient quoi que ce soit.

— Chère mademoiselle, je n’apprécie guère le ton que vous prenez.

— Et moi, je n’apprécie guère le fait que vous débarquiez chez moi à l’improviste, cher monsieur.

Le policier toussote et corrige :

— Brigadier.

— Parfait, cher brigadier. Souhaitez-vous interroger Dimitri ? Il n’est pas trop du matin, mais je peux vous conduire à lui ?

— Mademoiselle Baryton, l’heure n’est pas à la plaisanterie. Nous parlons là de personnes extrêmement violentes, prêtes à tout pour échapper à la justice. Ils sont capables de tuer de sang-froid, ils l’ont déjà fait.

Enfoiré de putain de flic qui affabule sans preuve solide, jamais je n’ai ôté la vie !  

— Ouh, le tableau que vous me faites de ces types est terrible.

— Vous n’avez pas idée.

J’ignore qui est ce Dimitri et le fait que je ne l’ai pas vu la veille amplifie mon inquiétude. Ce mec s’est sans doute terré dans un coin pour mieux me trahir. Pourquoi ne me balancent-ils pas aux flics ? Et si la fille et ce Dimitri étaient au courant du fric planqué ? Si ce n’était qu’un énorme coup monté ?

La parano s’empare de mes tripes, je roule sur le côté et me laisse silencieusement tomber au sol, étouffant un grognement de souffrance. Je ne porte plus que mon boxer. On m’a débarrassé de mon sweat, de mes chaussettes et de mon pantalon. Je n’ai bien sûr plus mon couteau. Une drôle d’odeur monte de mon corps et je remarque que mes blessures ont été badigeonnées d’une espèce de boue dégueulasse.

Bordel, c’est quoi ce délire ?

— Si je vois quoi que ce soit de suspect, je vous contacterai, brigadier, conclut finalement Céleste, redevenue polie.

— Bien. Bonne journée, mademoiselle, gardez l’œil ouvert et le bon.

Quand la porte claque, je coule un regard discret par-dessus le canapé. Paumes appuyées contre le battant, tête baissée, elle semble perdue dans ses pensées. J’imagine qu’elle réfléchit à la suite de son plan sordide.

Ses cheveux soyeux cascadent dans son dos couvrant une partie de la longue robe blanche qu’elle porte. Je ne peux m’empêcher de baver sur ses courbes féminines à peine suggérées par le tissu fluide. Mon érection matinale se renforce.

Reprends-toi, vieux ! Elle est dangereuse !

Son visage fin pivote légèrement et un demi-sourire naît sur ses lèvres.

— Votre couteau est sur la table basse ainsi que vos effets personnels.

Je me tends dans un réflexe avant de jeter un coup d’œil derrière moi. Effectivement, mon arme est posée là en compagnie de mon portefeuille. Je la saisis d’un geste rapide, à nouveau complètement paumé.

À quoi joue cette nana ?

Son comportement me déroute. J’entre chez elle par effraction dans un état lamentable, ensanglanté, brutal. Elle aurait pu m’étouffer durant mon sommeil qui s’est davantage rapproché d’un semi-coma. Et non, elle m’offre le gîte, me couvre vers ce flic, et maintenant, elle me donne l’occasion de la planter.

Tout cela sans aucune crainte !

Alors que je continue de la menacer de ma lame, elle s’éloigne dans la cuisine comme si tout était normal. Je la suis, sourcils froncés, prêt à attaquer au moindre mouvement suspect. Je vérifie et inspecte partout afin de trouver les traces d’un second habitant, mais ne vois rien de probant.

Elle tend son index sur un tas de fringues pliées avec soin sur une petite table.

— Je vous ai cousu une tenue. Si vous souhaitez prendre une douche, la salle de bain est juste là-bas.

— Pardon ? m’exclamé-je.

— Vos vêtements étaient déchirés et sentaient vraiment la mort. Irrécupérables. Je les ai jetés et vous ai fabriqué du change avec ce que j’avais.

Stupéfait, j’approche pour inspecter. Je découvre une large tunique et un pantalon en lin beige.

Pincez-moi, je rêve.

— T’as fait ça cette nuit ?

— Ce matin, il est déjà 9 heures, vous avez bien dormi.

— Tu t’es fait aider par les bestioles de la forêt comme les princesses de contes de fées ? Tu les appelles en chantant ? grincé-je avec ironie. Arrête de te foutre de ma gueule et explique-moi ce que tu veux ! Le fric, c’est ça ?

Son sourire lumineux me cloue sur place.

— Pour le moment, j’ai juste envie d’un thé. Et vous, café ? propose-t-elle.

Devant mon absence de réponse et mon air suspicieux, elle s’esclaffe en précisant :

— Promis, je ne l’empoisonnerai pas.

— C’est qui Dimitri ? demandé-je, agressif.

— Un de mes amis proches.

— Il vit ici ?

Elle acquiesce avant d’ajouter :

— Dans l’étable. Je crois même qu’il est un peu amoureux de moi.

Elle allume sa cafetière après avoir réuni ses cheveux en queue de cheval, puis pose deux tasses sur un comptoir bordé de tabourets de bar. J’ai beau analyser ses traits, rien n’indique une quelconque nervosité. Ses iris s’ancrent aux miens alors que le liquide sombre commence à couler, distillant son effluve réconfortant dans la pièce. Une lueur amusée danse au creux de ses pupilles.

Se foutrait-elle de ma gueule ?

— Dimitri est un grand noir du Berry, lâche-t-elle alors.

Je lève un sourcil interloqué, elle part dans un rire cristallin.

— Un âne, Konstantin… Dimitri est simplement un âne. Et croyez-moi, vous n’avez rien à craindre de lui, sauf si vous tentez de lui voler une de ses carottes ou… moi.

— Toi ?

— Oui, je vous l’ai dit, il est amoureux. Et également très possessif.

Cette conversation improbable fait redescendre la pression qui me dévore. J’enfile les vêtements qui me vont à la perfection. Stupéfiant !

Alors qu’elle me sert mon café, je m’assois sur le tabouret, gardant tout de même mon arme à portée de main. Elle dépose devant moi un verre rempli d’eau et deux cachets.

— Le premier apaisera votre migraine et le second évitera la surinfection de vos plaies. Tout est naturel, déclare-t-elle. Rien de mortel, cessez donc de me regarder comme si j’étais le diable incarné…

— Comment tu sais que j’ai mal à la tête ?

— Je le sais, c’est tout.

Ses yeux me sondent un long moment et je me perds dans cet océan doré incroyablement complexe. Mon souffle se raccourcit et je reconnais les premiers effets de l’excitation réapparaître dans mes tripes. Je dois garder le contrôle, penser avec ma bite n’arrangera rien.

— Dimitri est le prénom de mon frère, avoué-je à brûle-pourpoint afin de détourner mes idées salaces.

Merde… pourquoi je balance ça !

— Si ça, ce n’est pas un signe ! s’écrie-t-elle.

— Un « signe » ?

— Oui, que vous êtes là où il faut. Formidable !

— C’est formidable que mon frangin porte le même nom qu’un bourricot ? argué-je, sarcastique.

Ses yeux étrécissent avec un air réprobateur et je ne peux m’empêcher de la trouver délicieuse, à croquer. Mon regard glisse brièvement sur son décolleté bien trop sage à mon goût.

— Savez-vous que les ânes sont les plus intelligents de tous les équidés ? demande-t-elle, le visage incliné.

— Ouais, c’est pour ça qu’on dit bonnet d’âne ou têtu comme une bourrique !

— Des légendes urbaines. Les ânes sont malins et préfèrent réfléchir par eux-mêmes. S’ils sont parfois butés, c’est uniquement car ils n’accordent leur confiance qu’à très peu de monde. N’est-ce pas là le signe d’une grande intelligence ?

— Effectivement, Céleste, je suis d’accord sur ce point, articulé-je, hypnotisé par sa petite poitrine dont les tétons pointent sous le tissu fin.

— Je savais qu’on s’entendrait, en revanche, mes yeux sont plus hauts.

Je me redresse, pris en flagrant délit de matage. Mon brusque mouvement réveille les douleurs de mon corps et je ne peux retenir une grimace de souffrance. Je grommelle une flopée de jurons.

— Finissez votre café, ensuite, je nettoierai vos blessures. On va jouer au docteur, mais pas comme vous l’imaginez. Pas encore…

***4***

Konstantin

 

La mystérieuse jeune femme vaque à ses occupations sous mon regard suspicieux, agissant comme si je n’étais pas présent. Je ne peux m’empêcher d’observer son corps souple, sa démarche féline et légère, ce charme atypique qui émane d’elle. Après mes jours de galère dans la forêt, cette parenthèse improbable se rapproche d’une sorte de paradis. Un paradis de toute évidence factice dont je me méfie, mais qui me fascine.

L’intérieur de la maisonnette a été décoré avec soin dans une ambiance bleutée de Noël. Un sapin en pot jouxte la cheminée où flambe un immense feu. D’innombrables pendeloques, blanches, turquoise et argent, parsèment ses branches. Des bougies sont disposées un peu partout sur des étagères en compagnie de guirlandes et ampoules clignotantes. Pour fignoler l’ensemble, une douce mélodie aux notes typiques des festivités de fin d’année s’élève depuis le salon.

Tout ce que je déteste.

À mes yeux, Noël a le goût amer d’une enfance que je n’ai jamais connue.

Je termine mon café, puis décide qu’il est temps de la faire parler. Je dépose bruyamment ma tasse et me relève pour la rejoindre. Mon tibia et ma cheville pulsent de douleur, peu importe, ce n’est qu’un détail.

Fini le bavardage, elle doit se dévoiler et cesser de jouer avec mes nerfs.

Revêtant mon masque le moins sympathique, je presse mon corps sur le sien, la forçant à reculer jusqu’au plan de travail sur le lequel je claque mes paumes brutalement. Elle relève son minois pour me faire face, son parfum de fleur s’immisce dans mes narines, accélérant davantage mon pouls. Ainsi bloquée entre mes bras, elle me fait penser à une souris prise au piège. À la différence que cette souris ne paraît pas le moins du monde impressionnée par le chat.

— Tu t’appelles comment ? craché-je en plantant mon regard dans le sien.

— Céleste.

— Ton vrai prénom !

— Céleste.

Je prends une grande inspiration avant de rétorquer :

— Personne n’accueille un inconnu dangereux chez soi avec autant de légèreté ! Encore moins une femme soi-disant seule ! T’es qui en réalité ?

— Céleste.

Mon rythme cardiaque s’emballe alors que la colère m’inonde :

— Tu bosses pour qui ?

— Personne, je suis mon unique maître, lâche-t-elle du tac au tac.

— Tu me veux quoi, bordel ?

— Te sauver, souffle-t-elle en adoptant le tutoiement.

Je suis estomaqué par sa réponse confiante. Elle délire cette nana ! Ses iris dorés ne tressaillent pas, sa voix ne tremble pas. Je me demande si je ne suis pas vraiment tombé sur une folle.

— Konstantin, insiste-t-elle. Je ne te veux aucun mal.

Un souvenir de la veille me percute et je mets enfin le doigt sur ce qui amplifie ma parano. Je me revois débarquer chez elle en sale état, la secouer un peu trop, puis chuter dans l’inconscience. Mais avant ça, je l’ai clairement entendue murmurer mon prénom. Ma fureur redouble, cette fois, je suis convaincu d’être tombé en plein guet-apens !

Dans un grondement, je saisis son coude avec violence, puis la traîne jusqu’au canapé. Je la balance dessus sans aucune délicatesse avant de la chevaucher. J’enferme dans mes énormes mains ses poignets fins pour les remonter au-dessus de sa tête.

— Comment tu connais mon prénom ? sifflé-je.

— Je l’ignore, je le sais, c’est tout.

— Te fous pas de ma gueule, parle ! sommé-je. Sinon, je te jure que je te viole ici et maintenant.

— Tu ne le feras pas.

Son souffle frappe mon visage à un rythme plus rapide, toutefois, j’ai la nette impression que ce n’est pas de la crainte. Une teinte rosée envahit ses joues et je discerne une lueur dans ses iris qui ne me trompe pas. Brève, mais claire.

De la surprise, mais aussi une touche de désir.

Du putain de désir !

Encore une fois, je suis déconcerté par ses réactions. Je resserre ma prise sur ses poignets et me rapproche. Le feu de mon propre émoi s’anime dans mes tripes, mon érection s’éveille à nouveau.

La logique semble avoir déserté ma réalité.

— Qui est Dimitri ? demandé-je afin de dissimuler mon trouble. Ton mec, c’est ça ? T’as cru pouvoir me mener en bateau avec ton histoire d’âne !

Elle détourne son regard et j’ai presque la sensation qu’elle tente de retenir un sourire.

— Comment t’appelles-tu, PUTAIN ? Et mon prénom, tu le sors d’où ? Tu cherches quoi ? À crever ? Le flic avait raison sur un point, je suis dangereux. Alors, arrête de jouer, espèce de cinglée !

Mon dernier mot la fait réagir et l’amusement de ses pupilles laisse place à une lueur blessée. Son expression détendue se transforme et une infinie tristesse envahit ses traits. Ce changement est ténu, mais m’interloque d’autant plus.

Bien sûr que je ne la violerai pas. Même si j’ai fait un max de conneries, graves pour certaines, jamais je ne toucherai une femme sans son consentement. Céleste ne fera pas exception.

Je relâche mon emprise avant de la quitter pour m’avachir plus loin avec un grognement de souffrance. Mon corps n’est qu’une boule de douleur.

Je la contemple alors qu’elle se redresse en frottant ses poignets. En bonne brute que je suis, je n’y suis pas allé doucement.

— Je m’appelle vraiment Céleste, Céleste Baryton. J’ai vingt-quatre ans et je vis ici depuis maintenant cinq ans. J’aime cette forêt pleine d’énergies incroyables et m’y accorde à la perfection. Ton prénom m’est venu en tête, comme ça, je ne l’explique pas. Eh oui, certains me disent… cinglée.

— Mouais… En vérité, t’es une de ces gamines citadines devenues écolos hystériques, c’est ça ?

Elle ne répond pas. Une esquisse de sourire renaît sur ses lèvres, curieusement, ça me soulage. Je n’ai aucune envie d’éteindre la lumière de cette nana. Sa sincérité me prouve qu’elle n’est pas un danger. Je suis incapable de comprendre pourquoi, mais j’en suis à présent convaincu. Néanmoins, ça n’explique pas comment elle connaissait mon prénom hier soir alors que je suis certain de ne pas lui avoir donné. Un vertige oppresse mon crâne et je presse les paumes sur mes paupières.

— Certaines de tes blessures étaient infectées, me déclare-t-elle. J’ai nettoyé et enduit d’onguent, mais je dois recommencer, tu es encore faible.

Elle approche sa main de mon front, dans un réflexe, je m’écarte.

— Je ne suis pas faible.

— Konstantin, je ne te ferai pas de mal ! insiste-t-elle avec douceur. Je désire juste vérifier ta fièvre.

— Je suis assez grand pour me démerder, bougonné-je de mauvaise foi. Et arrête avec ce prénom. Appelle-moi K, comme tout le monde, c’est suffisant.

— C’est donc la signification de ce tatouage dans ton dos et le O veut dire quoi ?

Je vrille un regard assassin sur l’étrange jeune femme. J’ai horreur qu’on s’immisce dans ma vie privée. J’ignore sa question et contre-attaque :

— Je comprends toujours pas comment t’as pu déduire d’un simple K tatoué le prénom que m’a filé ma mère à ma naissance. Personne ne l’utilise plus depuis mon enfance !

— Sais-tu qu’un prénom n’est pas anodin ?

— Comment ça ?

— Il se dit, dans certaines légendes, que c’est l’enfant lui-même qui le choisit avant sa venue au monde. Le prénom modèle son destin, sa personnalité, à parts égales avec son environnement et ses décisions durant son vivant.

Je lâche un rire de gorge moqueur :

— En fait, t’es une putain de bonne sœur ? C’est ça ? À quel Dieu tu voues ton corps, Céleste ?

— Aucun. Et si c’est une question purement mécanique, seules mes mains l’ont exploré.

Mes sourcils se haussent de surprise. Une vague de chaleur se répand dans mon ventre à la vision de Céleste jouissant sous ses propres doigts.

Je n’arrive pas à la cerner. Plus je la connais, plus ma première impression me semble juste, pas si farfelue. Une telle créature ne peut qu’être mystique. Je suis probablement en train de crever dans un recoin paumé de cette forêt et mon cerveau tente d’apaiser mes derniers instants d’agonie.

La lumière qui émane de Céleste est à l’instar des étoiles, douce, reposante, pure. Jamais je n’ai croisé d’être aussi particulier.

Mourir n’est pas si désagréable en fin de compte.

Fin de l’extrait