Nous vivons tous du passé, et le passé nous engloutit. 
(Johann Wolfgang von Goethe) 

~Prologue~

Aïdan

Région Barcelonaise, Espagne

 

 

— Oh, Aïdan, réponds! s’acharne Elena. Dis-moi quelque chose, juste un signe de tête! Je t’en prie!

Mes paumes s’abattent sur le tableau de bord alors que ce foutu nœud refuse de quitter ma gorge. À cet instant, je la hais plus que tout au monde de m’imposer cette intolérable vérité, de me la balancer au visage en s’attendant à une putain de réaction positive de ma part.

Mais je suis incapable de lui apporter ce dont elle a besoin. Seigneur, j’aime cette fille, oui! Toutefois, notre couple a franchi depuis longtemps la ligne rouge, celle dont on ne revient pas. C’est sans espoir et rien n’y changera quoi que ce soit.

Inconsciente de l’effet dévastateur de ses cris sur moi, elle vocifère encore et encore, me suppliant de me conduire en homme. Un homme…? À 18 ans à peine, peut-on prétendre en être un?

Connerie!

Fichue connerie!

Des larmes dévalent à présent ses joues blêmes et je me retiens de les essuyer du bout de l’index. Ce geste, elle ne l’a pas mérité. Elena n’a fait que me mentir, me manipuler pour parvenir à ses fins, et ce, depuis toujours. Mes doigts agrippent mes mèches brunes en bataille avant de frotter mes joues rugueuses.

À quel moment tout est parti en couille à ce point?

Comment me suis-je retrouvé dans cette bagnole lancée à pleine vitesse sur une route sinueuse de montagne, aux côtés de cette nana folle de rage?

À accumuler les comportements immatures, je n’ai pas vu venir l’immanquable catastrophe. Je me pensais jeune, intouchable, je me pensais puissant et sans limites, je me pensais le roi du monde à défier ma famille, alors qu’en vérité, je ne suis qu’un gosse paumé.

J’avais pourtant tout pour réussir dans ma vie. Un sacré bon départ en naissant dans un pays libre au sein d’un foyer issue de la classe moyenne. Une belle maison proche de Barcelone, deux frères aînés plutôt cool, des parents aimants. Mais il a fallu que je la rencontre, elle, celle qui s’accroche avec désespoir à son volant à cet instant. À tel point qu’elle me donne la sensation qu’elle en mourrait si elle le lâchait.

Ses longues boucles brunes cascadent sur ses épaules, un peu ébouriffées par sa colère et le vent estival qui filtre des vitres entrouvertes. Son petit nez se retrousse, défigurant ce visage d’habitude si angélique. Sa bouche tordue renforce sa démence et les cernes bleutés m’indiquent à quel point son corps est au bout du rouleau.

La vieille Renault cahote tant et plus sur l’asphalte défoncé alors qu’on bouffe les virages serrés. Les freins grincent, les aiguilles tremblent et l’odeur des gaz d’échappement me paraît soudain insupportable. Je pose une paume sur son avant-bras tendu, unique geste que je suis apte à lui offrir.

— Ralentis, Elena, sommé-je d’un ton dur. Tu vas nous tuer.

Ces deux mots attisent sa fureur et au lieu de m’écouter, son pied droit s’enfonce sur la pédale, provoquant une dangereuse embardée. Je n’ai pas peur, j’ai connu bien trop d’expériences extrêmes pour ressentir ce genre de sentiments, néanmoins, s’il lui arrivait quelque chose, je ne m’en relèverais pas. Encore moins maintenant.

— C’est tout? siffle-t-elle avant de me lancer des coups d’œil furtifs. C’est vraiment tout ce que tu trouves à répondre? Aïdan, je te demande de m’aimer!

Les arbres défilent à une vitesse démente alors qu’elle s’engage dans un nouveau virage. Les pneus hurlent leur désaccord, mais Elena maîtrise et reprend le contrôle sans hésitation. C’est une bonne pilote, je ne m’inquiète pas de ses capacités, mais de son état mental.

— Parle ou je te jure que je nous envoie au ravin! m’invective-t-elle en repoussant mes doigts d’une claque.

— Arrête tes conneries, putain! On était d’accord! Tous les deux, c’est terminé, on peut pas continuer à se détruire comme ça!

— Tu ne le pensais pas!

— Je pensais chacun de ces foutus mots, Elena! Arrête cette caisse, bordel! T’as pris quoi ?

Ses lèvres se crispent, je comprends alors son dessein : me faire céder sous la pression. Malheureusement, pour son bien et le mien, nous ne pouvons plus nous retrouver. Pas en tant que couple.

En cinq ans d’idylle chaotiques, Elena et moi avons enchaîné les mauvais plans, poussés par le désir de repousser nos limites. Nous sommes allés loin, très loin, peut-être même trop, plongeant dans les écueils de la drogue, de l’addiction, mettant à mal nos organismes, nous adonnant à des expériences extrêmes, décevant nos familles. Nous avons arnaqué, volé, dans le seul but de nous opposer à la société, à nos parents, de nous donner la sensation illusoire de profiter de la vie. Carpe diem comme nous aimions nous le répéter afin de justifier nos écarts. Nous étions jeunes et cons.

Nous sommes à présent jeunes et perdus.

Oh… elle a toutes les raisons de vouloir s’insurger avec un père violent, une mère soumise et une grand-mère tyrannique. Mais moi… je l’ai suivie par obsession. Du jour où j’ai croisé ses grands yeux de biche noisette, je n’ai plus vécu que pour elle, m’oubliant, blessant mes proches. Si j’ai décidé de mettre un terme à cette histoire toxique, c’est parce que nous ne faisions que nous détruire, aucun amour véritable ne nous liait.

Mais Elena n’en est pas sortie indemne, notre course à la déchéance à entacher son équilibre mental déjà fragile. Durant deux mois, elle a insisté, j’ai cédé puis l’ai repoussée pour mieux replonger entre ses bras une semaine plus tard. Et c’est dans cette danse infernale que nous aboutissons à cette terrible conclusion. À cette course effrénée en direction des mâchoires acérées de la mort.

Elle ne reculera pas. C’est une certitude.

— Elena, arrête ce putain de véhicule ! tonné-je alors. Je te le demande une dernière fois.

Elle secoue la tête, le regard fou. Je peux sentir l’instant où elle décide de nous précipiter droit dans les bras cruels de la Faucheuse. Mais je ne veux pas mourir, pas comme ça, pas dans ces circonstances.

— Soit tu m’aimes soit nous crèverons ensemble, Aïdan! articule-t-elle dans un filet de voix erratique. Tu m’as promis !

Avec un grondement désespéré, je saisis le volant pour l’obliger à rouler dans le bas-côté humide. Avec un peu de chance, la boue ralentira notre avancée. Son cri furieux percute mes tympans, ses paumes s’abattent sur moi en une pluie hystérique, rien ne se passe comme prévu.

J’ai le temps d’apercevoir une paroi rocheuse contre laquelle on rebondit dans un affreux grincement de tôle pliée. Ma ceinture se tend, mordant mes côtes avec violence tandis que mon crâne frappe le montant métallique. Dans le brouillard, aveuglé par ma propre hémoglobine, je sens ses doigts fins s’enrouler aux miens. On s’envole vers notre destin commun, liés à jamais dans cette éternité cauchemardesque, droit dans ce ravin, point final de notre décadence.

Nous sommes nés le même jour de la même année, nous nous sommes trouvés, faussement aimés, détruits, à présent, nous mourrons ensemble.

Liés par le sang et le désespoir.

~1~

 

Aïdan

Londres, Angleterre, 6 ans plus tard

 

Je ne suis pas mort ce jour-là.

Elena non plus.

Mais six ans plus tard, la même colère boue encore dans mes entrailles, noircie mon âme et mon cœur. Le regard flou, allongé sur ce matelas si fin que chaque ressort pointe dans mon dos, j’observe une fissure serpenter au plafond. À l’instar de mon propre parcours, elle se veut dénuée de logique, sans but, tortueuse.

La taule, cet enfer où l’odeur de la sueur cohabite avec celle de la moisissure et de la merde, je le connais pour avoir vécu quelques séjours aux frais de la princesse. Et sans mes frères, Austin et Andrés, je le connaîtrais davantage. Oh, je n’ai buté personne, j’éprouve juste de grandes difficultés à contrôler cette violence qui flambe en moi depuis l’accident. Ce sentiment d’injustice, d’amertume, de rancœur envers moi-même que je suis seulement capable d’exprimer par des pétages de câbles récurrents à défaut d’exprimer mes maux par la parole. Cette fois, j’ai atterri ici après qu’un connard m’a provoqué… j’ai défoncé sa gueule autant que son foutu bar.

Personne ne me traite d’alcoolique drogué. Personne. ces déviances restent ancrées dans ce passé douloureux auquel je préfère éviter de penser. Et… il a commis l’erreur de me ramener au cœur de ma tourmente. Cela dit, mes poings lui offriront l’excuse de refaire ses chicots à moitié inexistants.

Au cœur de ce béton où résonnent les clameurs désabusées des rebuts de notre société, j’entretiens mon mal-être et en éprouve un malin plaisir. Depuis ce jour d’août, six ans en arrière, plus grand-chose ne brille dans mon univers. L’unique moment où je me libère de mon obscurité, me permettant ainsi de respirer, est lorsque je lâche les chevaux de ma bécane. Sur les routes de forêt ou dans cette boule infernale de métal aux côtés de mes frères en show. Peu importe qu’il y ait du public ou seul Dieu comme spectateur, je me nourris encore et toujours de ces sensations extrêmes aussi vitales que l’air que j’inhale.

— Ribera! braille un maton. Ton avocate est là!

L’épaisse porte pivote sur ses gonds dans un grincement sinistre, extirpant un grondement agacé à mon colocataire de fortune. Un type dont je n’aperçois que rarement la tronche, une sorte de gorille néandertalien continuellement tourné face au mur, silencieux, presque fantomatique. En somme, le voisin de cellule parfait.

Je me redresse sur un coude, un sourcil arqué.

— Avocat, tu veux dire?

— Non, j’ai bien dit avocate et une putain de bombe.

— C’est quoi ce délire?

— Si tu refuses la visite, sois clair, j’ai pas que ça à foutre, ducon!

J’hésite un instant avant de me décider à sauter du lit superposé. Depuis quand mon gras du bide d’homme de loi commis d’office est devenu une femme? Non pas que m’infliger son haleine de poney et son visage rubicond en sueur me manque, mais je déteste être pris au dépourvu. Pour affronter ceux de mon espèce, j’aime me préparer, anticiper mes réponses pour ne pas perdre la face. Je ne me laisse plus manipuler, jamais. J’enfile un gilet gris élimé, trop étriqué pour mes biceps que je développe à coups de nombreuses séances de musculation. Le temps ne manque pas par ici…

Sur la défensive, j’avance à pas mesurés en toisant le gardien obligé de lever la tête pour me rendre mon regard haineux.

— C’est quoi son nom? demandé-je en rabattant la capuche sur mes mèches brunes en bataille.

— T’as cru que j’étais ta secrétaire, Ribera? Bouge.

L’habituelle vague de violence s’éveille dans mes tripes, les pincent, les brûlent, et dans un grognement, je la réprime, lui ordonne de se retirer. La laisser me dominer ne me cause que des emmerdes, d’autant plus que cet imbécile en uniforme qui se prend pour un gros dur n’en vaut pas la peine. Je le dépasse sans le quitter des yeux et quand le porte claque dans mon dos, que ses doigts inquisiteurs me bousculent, je lutte plus fort encore. Dent serrées, mâchoires douloureuses, muscles tendus, j’inspire et expire avec application, menant ce combat contre moi-même. Un combat du quotidien qui lorsque je le perds, me transforme en une boule de rage inarrêtable.

La première chose que je perçois quand j’entre dans la salle dédiée aux rencontres avocat-détenu est la fragrance entêtante d’un parfum de luxe. La seconde, une paire de jambes interminables surmontée d’un tailleur strict. Pas de doute, cette femme est un avion de chasse. Un avion de chasse qui m’indiffère.

D’un mouvement de tête gracieux, elle balance sa longue chevelure châtaine dans son dos avant de m’offrir un sourire professionnel. L’intelligence et la sagacité brillent dans ses prunelles sérieuses aux iris noisette. Il ne me faut qu’une seconde pour comprendre qu’elle sera un atout bien plus précieux que l’incapable qui la précédait.

Elle me tend une main assurée et se présente :

— Maître Hannah Lewis, ravie de faire votre connaissance, monsieur Ribera. Je suis votre nouvelle avocate.

Je scrute ses longs ongles vermillon avant de reporter mon regard sur son visage. Comme toujours en présence d’inconnus, je garde le silence pour mieux étudier le langage corporel de mon interlocuteur.

Elle toussote en récupérant ses doigts que j’ai sciemment ignorés puis se hâte de sortir un dossier qu’elle dépose sur la table.

— Bien, parfait, pas de souci, déclare-t-elle. Si vous voulez vous asseoir.

Je me redresse, croise les bras sans cesser de l’analyser. Elle ne manque pas d’assurance, ses gestes sont précis et elle use de son corps à la perfection. Sa posture élégante, son regard direct, ses épaules droites, son timbre de voix avenant, tout est étudié pour me mettre à l’aise, en confiance.

— Vos frères m’avaient prévenue, ajoute-t-elle avec un air amusé.

Pas moi.

Je me renfrogne à l’évocation d’Andrés et Austin. Ces deux-là auraient dû m’avertir du changement d’avocat, me demander mon avis avant d’engager cette femme. Depuis toujours, ils me couvent à la limite de l’étouffement, se comportant comme deux pères envahissants. Ils me connaissent, ils ont dû anticiper ma réaction.

Je ne suis pas misogyne, loin de là, mais permettre à une inconnue d’entrer dans ma vie, de fouiller mon passé, ne m’enchante pas. Et puis… m’échapper du monde réel pour me terrer dans cette cage sordide me semble mérité, tel un purgatoire. Un purgatoire dont jamais je ne réchapperai.

Un bruit de tôle froissée tente de s’immiscer à mes oreilles, je clos mes paupières pour éloigner les griffes de mes tourments.

— Monsieur Ribera?

La voix assurée de miss Lewis m’extirpe de mon angoisse passagère. Je retrouve mon allure désinvolte et braque de nouveau mes yeux sur elle. Nullement impressionnée, elle a sorti un stylo, une paire de lunettes de vue qu’elle a chaussée et me dévisage avec gentillesse. Ses dents blanches mordillent le bout de son Bic en même temps que son pied bat la cadence d’une musique inexistante, m’indiquant par la même occasion qu’elle ne se veut pas aussi calme qu’elle le paraît.

— Monsieur Ribera…, répète-t-elle une seconde fois avec davantage de douceur.

Elle fouille dans ses papiers et en extirpe un cliché que je reconnais sans hésiter; Andrés, Austin et moi, bras dessus bras dessous, saluant une foule en délire.

Un jour d’été inoubliable.

J’entends encore le crépitement des applaudissements, les sifflets admiratifs, me souviens de la fierté que j’éprouvais. Je me rappelle la sensation du sable mélangé à la sueur sur mon épiderme cramé par le soleil. C’était il y a trois ans, à l’occasion d’un festival de musique Rock près de Barcelone, on venait d’achever pour la première fois notre numéro en public après d’innombrables mois de répétitions, de chutes, de blessures en tous genres. C’était un an avant notre départ pour l’Angleterre, un départ nécessaire, mais qui m’a déchiré le cœur.

Quand j’ai eu l’idée de ce numéro un peu dingue mêlant tout ce que j’aime sur cette Terre — mes frères, nos motos et l’adrénaline —, on m’a d’abord dit que j’avais perdu la tête. Il faut avouer que lancer à fond de train trois bécanes dans une boule de métal peut s’apparenter à un suicide collectif. Toutefois, à force d’entraînements, on est parvenus à mettre au point cette performance, et notre petit groupe, les Crazy Biker, commence à se tailler une petite réputation. Nous sommes sur un début de route prometteur, à condition bien sûr que je cesse mes conneries.

Mais ça… personne ne peut le certifier, pas même moi.

— Monsieur Ribera! J’attends au moins une réaction de votre part! s’agace l’avocate. Sans quoi nous perdons notre temps tous les deux.

Cette fois, sa voix me monte au crâne. J’attrape la chaise qui lui fait face pour la décaler et m’y asseoir. Je braque mes iris de glace sur elle, m’efforçant de la mettre le plus mal à l’aise possible. Coudes sur la table, mains crispées sous le menton, j’attends sa prochaine tentative d’approche.

— Merci, monsieur Ribera.

Elle tapote son ongle manucuré sur la photo et ajoute :

— Vous voulez revivre un moment comme celui-ci? Je suis là pour vous soutenir, vous et vos frères. Vous leur manquez et je compte bien vous sortir d’ici.

Mes yeux ne dérivent pas et elle finit par détourner les siens. Elle s’essaye à l’affect à présent, mais ce genre de mots ne m’atteint pas. Je ne compte pas lui faciliter la tâche, à elle de me prouver qu’elle peut faire mieux que ça.

Ses dents viennent mordiller sa lèvre inférieure, signe indéniable de son exaspération. Je ne peux réprimer une esquisse de sourire satisfait qu’elle surprend. Ses yeux étrécissent et elle secoue la tête dans un soupir.

— Tu te fous de ma gueule en réalité, constate-t-elle sans plus de fioriture. Très bien, monsieur Ribera, jouons cartes sur table.

D’une main rapide, elle range son fatras dans sa valisette, lunettes y compris et déboutonne le col de sa chemise. Elle retire ensuite ses escarpins de luxe pour les repousser plus loin.

— Tu ne me respectes pas, je ne vois pas pourquoi je m’embêterais à jouer les avocates guindées et parfaites. Et pardons pour l’odeur, mais je ne supportais plus ces chaussures.

Elle recule sa chaise, et pose ses talons, chevilles croisées, sur la table dans une attitude totalement relâchée. Mes sourcils s’arquent de stupéfaction alors qu’un relent de pieds trop longtemps enfermés dans le cuir remonte à mes narines. Je plisse le nez en me redressant.

— Je t’avais prévenu, me provoque-t-elle. Seul mon mari adoré parvient à apprécier ce défaut olfactif.

Désarçonné, je demande :

— Bordel, mais vous êtes qui?

— Maître Hannah Lewis, mariée et heureuse, Nana, pour les intimes, une des meilleures avocates de Londres qui s’adapte à toutes sortes de clients, même les plus insolents. Heureuse d’entendre le son de ta voix.

— Nana?

— Nous ne sommes pas intimes, me coupe-t-elle. Ce sera Maître Lewis pour toi et tu resteras monsieur Ribera pour moi. Peut-être que maintenant tu es à l’écoute, parce que j’ai autre chose à faire que dompter un petit con qui se prend pour un Attila des bacs à sable. On a un spectacle à préparer.

Je répète bêtement :

— Un spectacle?

— Oui, je vais te sortir de là parce que tes frères t’attendent et que ma meilleure amie a besoin de toi. Mais tu vas devoir être coopératif, arrêter de chercher la merde, et tout ira bien. On est raccords?

Je soupire.

Peut-être bien que j’ai ma place ici, Maître.

Si c’est le cas, dis-le maintenant. Assure-le-moi et je m’en vais, tu ne me reverras plus. Mais sache que ton dossier est compliqué et cette fois, un commis d’office ne te suffira pas.

J’en ai conscience, et arrête de m’appeler monsieur Ribera, c’est mon père ça.

Très bien. Alors, monsieur Ribera Junior, tu portes tes couilles et tu assumes tes conneries ? Où tu te planques dans ce trou ? Je te le demande encore : sommes-nous raccords ?

Cette femme vient de me coiffer au poteau, et je crois que j’apprécie son impertinence.

— OK, on est raccords. Je t’écoute Maître Lewis.

 

 

 

 

~2~

Paris, 2 ans plus tard

 

Silvia

 

La fatigue alourdit mes paupières, mais mon cœur s’envole loin dans les nuages, droit vers le sommet de la tour Eiffel que j’aperçois entre deux immeubles. Mes lèvres s’étirent en un sourire joyeux alors que mes doigts tapotent le volant en rythme sur la musique de Zaz, Paris sera toujours Paris.

Sur le périph s’entassent les citadins énervés, klaxons et coups de frein retentissent autour de mon camion noyé dans la masse de véhicules. Aucun stress ne tend mes muscles ou n’emporte mon cœur, je suis habituée à manœuvrer mon monstre d’acier en toutes circonstances. Mes parents sont assis à mes côtés, Alicia et Nathan, les deux jeunes que nous avons en stage aux écuries, discutent sur la banquette arrière, et mes précieux amis sont en sécurité dans la caisse. Je jette un coup d’œil à l’écran où je peux les surveiller. Les oreilles en mouvement, mes chevaux sont aux aguets percevant le changement d’ambiance et le ralentissement. Pour le moment, ils sont sereins, habitués à voyager, patientant dans l’attente de ma venue.

Alicia et Nathan pointent du doigt la géante de fer, symbole immuable de la capitale, avec des exclamations excitées. Mes parents, plus modérés, se contentent de sourire avant de lier leurs mains. La capitale fut témoin de leurs premiers émois, je sais à quel point ces lieux les rendent nostalgiques.

Quant à moi, si je suis dans un état aussi extatique, c’est en raison des événements à venir. Pour la première fois de ma carrière, mes chers chevaux et moi allons nous produire à Paris! Depuis mon plus jeune âge, je sillonne les scènes de nombreux pays, mais rarement dans ma patrie d’adoption.

Belge de naissance, je suis issue d’une longue lignée d’hommes et de femmes de chevaux. Avant même d’effectuer mes premiers pas, je me retrouvais sur le dos de ces majestueux animaux. Je les ai aimés dès que mes yeux ont eu la capacité de voir. Et inversement. Ce lien unique que je possède avec eux m’est aussi vital que l’oxygène que je respire. Cet amour coule dans mes veines, héritage génétique de ma famille. À l’instar de mon grand-père, mon père, Louis Jacobs, est une sommité du monde équestre. Amis des plus prestigieux cavaliers, bourrelier reconnu à travers le monde, il détient dans ces mains un talent qui a fait de lui l’un des plus grands dans son domaine. Ma mère, Angeline Jacobs, a connu une belle carrière dans le dressage. Ses nombreux trophées décorent nos écuries et aujourd’hui, elle entraîne les jeunes espoirs de cette discipline. Souvent appelée à voyager dans le cadre de son métier, elle fait ma fierté. Son travail délicat, précis, intuitif, respecte les chevaux et a fait sa renommée. À l’instar de tous les Jacobs, nous considérons nos animaux comme des équipiers, des membres à part entière de la famille.

Ma mère et moi nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. Même iris océan, même longs cheveux dorés, même petite taille et stature menue, seules les années nous différencient. De nombreux fils d’argent sillonnent désormais sa chevelure et quelques rides marquent le coin de ses yeux. Elle garde néanmoins cette éternelle élégance, ce charme discret, cette humilité qui caractérisent mes parents.

— J’ai du mal à réaliser! s’extasie Alicia en tapant des mains. Vraiment, Silvia, merci de nous avoir emmenés!

— Oh oui, c’est genre trop énorme! enchérit Nathan.

Je m’esclaffe devant leur joie évidente.

— Il me fallait de l’aide, mais n’oubliez pas que vous êtes là pour bosser et pas seulement pour jouer au couple romantique dans les rues parisiennes!

— Bien sûr! répond Alicia avec gravité. Tu peux compter sur nous!

Je hoche la tête, sachant que ces deux-là sont un exemple de sérieux. Nous accueillons souvent des stagiaires dans nos écuries bressanes pour les former au difficile métier du cheval. C’est une première d’en emmener avec nous. Habituellement, le soutien de mes parents suffit aux rares prestations que je donne en France. Mais pour cette grande occasion, j’ai souhaité m’entourer de personnes fiables.

Depuis le lancement de ma carrière à l’international, je me produis en quasi-exclusivité au sein d’une troupe prestigieuse qui joue au Danemark, en Belgique et en Allemagne, et me fournit les équipiers dont j’ai besoin. J’ai également pris part à une tournée américaine. Mais jamais en France. D’obscures raisons politiques dues à une concurrence déloyale font que cette troupe n’a jamais obtenu les autorisations nécessaires.

Aussi, aujourd’hui, je suis la plus heureuse! Après mon aventure à Alès en compagnie d’Utopia, je n’ai pas hésité une seconde quand Aline Garnier m’a proposé de les suivre pour redonner le spectacle Archange à Paris l’année suivante. C’est une formidable opportunité, un rêve qui devient réalité.

— Ça va être merveilleux! s’exclame maman. Je suis fière de toi! Bercy, c’est incroyable!

— Nous le sommes tous les deux, souligne mon père.

Ma gorge se serre sous leur compliment et j’ajoute :

— J’ai hâte de retrouver les utopiens!

— Et peut-être que cette fois, tu en dégoteras un à ton goût!

Maman bouscule papa et grogne :

— Louis! Laisse-la donc en paix, ou tout du moins… agis avec plus de subtilité !

— C’est-à-dire que j’aimerais connaître mes petits-enfants avant de mourir! Elle est notre seule fille! Il faut perpétuer notre sang!

— Que tu es vieux jeu, mon époux!

— Et fier de l’être, aussi antique que les pierres de notre château! Et ne me dis pas que tu ne penses pas pareil, Angeline!

— Ne nous enterre donc pas trop vite! Mais j’espère bien que notre perle chérie se trouvera un gentil garçon!

Je rigole à leur querelle complice, mais le cœur n’y est pas. Ce sujet demeure délicat et depuis qu’ils ont dépassé le cap de la soixantaine, mes parents attendent avec impatience la venue d’un héritier. Toutefois, à 26 ans, ce n’est pas dans mes priorités, mes chevaux et ma carrière passent d’abord. La scène fait partie de moi et je ne me vois pas pour le moment tout stopper pour une vie de famille. Mettre au monde un bébé m’y obligerait, ensuite, je ne retrouverai peut-être plus jamais mon statut d’artiste libre. J’ai eu des petits copains, même deux relations de longues durées pour lesquelles j’ai dû mettre un terme pour des raisons similaires : mon désir de ne pas m’engager dans un mariage, mes voyages incessants et le refus de concevoir un enfant. Fait étrange quand on pense que ce sont habituellement les hommes qui fuient ce genre de demande. Par bonheur, je n’ai jamais souffert, probablement plus amoureuse de mes chevaux que de mes ex. Je ne ressens aucun manque en dépit de mon célibat qui s’étire depuis plus de deux ans, mon existence me plaît ainsi.

Je comprends mes parents, leur envie de voir notre famille s’agrandir. Ils m’ont eu sur le tard en raison de leur vie bien remplie, car tout comme moi, leur priorité n’était pas d’enfanter. Parfois, je tente de le leur rappeler, sans succès. Alors, je me contente de sourire et ne plus m’engager dans ces conversions délicates.

— Vous en faites pas, madame Jacobs, intervient soudain Alicia. On va prendre soin de Silvia!

— Ouep, on va tellement bien s’occuper des chevaux qu’elle aura tout le temps pour aller draguer! l’appuie son copain.

Ma bouche s’arrondit de stupéfaction.

— Hé, vous deux! C’est fini vos bêtises? Et puis… je ne drague pas, ce n’est pas mon genre.

— Je suppose que tu ne sais plus comment faire…, argue Alicia, taquine.

— Rappelez-moi votre âge? Cinq ans, c’est ça? Je pense que je pourrais vous en apprendre sur la chose!

— On retient, Silvia! s’exclame-t-elle, hilare.

— Oui, on attend tes leçons! enchérit Nathan.

— Vous n’êtes pas possible, je vais finir par regretter votre présence…

— Non, tu nous aimes trop! s’esclaffe-t-il. Et puis, nous aussi on a hâte de voir courir plein de petits chérubins aux cheveux blonds!

Mes parents jubilent dans leur coin alors que je lève les yeux au ciel, vaincue par leur motivation. Qu’ils parlent ! Après tout, ça n’ébranlera pas mes certitudes. Je ne suis pas prête à me poser pour des projets à deux. J’aime ma vie telle qu’elle est, je la croque à pleine dents, profitant de chaque instant. Ma famille et mes chevaux constituent le summum du bonheur et rien, absolument rien ne me fera changer d’avis.

L’indication Paris-centre, palais omnisport de Bercy apparaît au loin. Ma concentration se focalise sur ma destination. Le plus compliqué reste à venir et ce n’est pas faire taire ces insolents. Non, je vais maintenant devoir conduire mon monstre d’acier de 18 mètres de long au cœur de la folle circulation du centre-ville parisien, sans à-coups et en évitant le moindre incident pour ne pas paniquer mes vingt chevaux.

Paris… à nous deux.

 

 

~3~

Silvia

Après une interminable heure dans les bouchons de la métropole à slalomer entre les voitures, scooters et piétons, nous voici enfin arrivés à destination.

Et quelle destination!

J’ai d’abord aperçu au loin le miroitement des vitres noyées par les rayons du soleil d’août. Ensuite, se sont étalées sous mon regard émerveillé les étendues verdoyantes des pelouses recouvrant une partie de la gigantesque salle. Le palais omnisport de Paris-Bercy, nommé récemment Accor Arena, exhale d’une modernité chatoyante et se dresse au cœur du 12e arrondissement avec fierté. Depuis 1984, ce site légendaire accueille un nombre incalculable de manifestations sportives ou culturelles. Les plus grandes stars en ont foulé le sol et jamais je ne me serais imaginée un jour m’y produire.

Immobilisés près de l’entrée des artistes, nous patientons dans la rue encombrée de voitures afin de pouvoir aller nous garer dans les parkings situés en sous-sol du bâtiment. Devant nous, je reconnais le camion des Crazy bikers, deux frères cascadeurs à moto aussi adorables que têtes brûlées avec qui j’ai sympathisé l’année passée lors du spectacle d’Alès.

Mes chevaux semblent également fébriles, le martèlement de leurs sabots résonne dans notre dos ainsi que dans l’écran de surveillance. Je souris, heureuse.

Les doigts de maman pressent les miens avec émotion :

— Quelle consécration, ma perle!

Un grand homme au crâne rasé approche de ma vitre, bloc-notes à la main. Je le reconnais sans hésitation et ouvre ma fenêtre pour le saluer.

— Hé, Pierre! Bonjour!

— Silvia et toute la petite famille! s’écrie-t-il de sa légendaire voix de stentor. Vous avez fait bon voyage? Et les gros poilus aussi?

— Parfait! Tout est parfait! Je suis si heureuse de te revoir!

— C’est génial de nous retrouver pour cette nouvelle aventure! Par contre, il va falloir patienter, on a un empêcheur de tourner en rond qui bloque le passage. La troupe Utopia arrive à peine que Paris s’enflamme déjà.

J’arque un sourcil curieux, Pierre précise :

— Le troisième Ribera des Carzy bikers refuse d’entrer en sous-sol, celui qui était absent l’année dernière.

Je me souviens que les jumeaux, Andrés et Austin, avaient vaguement évoqué leur cadet, à l’époque dans l’impossibilité de se joindre à eux pour le premier show.

— Quel est le souci ?

— Arf, ça parlote en anglais. Tu sais… moi et les langues étrangères, ça fait mille. Et je préfère pas m’en mêler, je risque de m’énerver

— Et distribuer des coups de pelle ? ajouté-je avec un clin d’œil taquin.

Il s’esclaffe.

— Voilà, t’as tout compris. Le prod, Aline et Mélanie sont déjà en train de gérer le truc. Mais y a un sacré numéro a priori, il bloque le passage depuis un moment.

La mine dubitative de mes parents devient inquiète alors que les sabots des chevaux se mettent à résonner plus fort contre la caisse du camion. Mes loulous ont voyagé plusieurs heures et demeurer immobiles avec les Klaxons incessants des usagers agacés les énervent de plus en plus.

Sans plus réfléchir, j’ouvre la portière puis descends de ma cabine.

— Silvia, tu vas où ? s’étonne ma mère.

— Je reviens vite, je vais juste voir si je peux aider.

Ignorant l’agitation ambiante de la rue bloquée par les deux poids lourds, je dépasse le véhicule des Crazy bikers et découvre un camping-car aux lignes modernes devant. Je reconnais immédiatement les jumeaux Ribera et Aline, la metteur en scène du spectacle, celle à qui l’on doit tout. Un individu plus âgé que je devine être Robert Mancini, ce producteur que j’admire depuis toujours. Il porte avec fierté ses 70 printemps. Sa silhouette aux épaules recourbées demeure élancée et solide. Ses cheveux poivre et sel se dressent en mèches courtes soigneusement coiffées, et ses yeux marron équipés de petites lunettes de vue fusillent à cet instant un jeune homme imposant.

Je me fige alors que mon cœur effectue un double salto face à cette apparition.

Bon sang… ce mec… impressionnant !

Aïdan Ribera affiche un évident air de famille avec ses frères, les mêmes mèches brunes en bataille dont quelques-unes retombent sur le front, une peau mate et un look moderne un peu rock. Néanmoins, les solides reliefs qui se révèlent à travers son tee-shirt noir déchiré n’ont rien en commun avec eux, tout autant que l’aura sombre qui émane de lui. Là où Andrés et Austin disposent d’une musculature fine et nerveuse, lui n’est que force et puissance.

Je déglutis, plus que troublée par ma contemplation du responsable de ce début de révolte parisienne. J’en perds presque mon objectif de vue, ma bouche s’assèche, mon souffle s’accélère.

— Tes chevaux s’agitent.

Je sursaute quand la sœur d’Aline, Mélanie, une jolie blonde dotées de nombreuses taches de rousseur qui tient le premier rôle du show me tire de ce blocage inconsidéré en posant une main douce sur mon bras. L’espace d’une seconde, je n’entendais plus le hurlement strident des klaxons ni même mes chevaux agacés. Nous nous sourions avant d’échanger une accolade émue. J’ai adoré faire connaissance de Mélanie à Alès. En dépit de son air mélancolique, elle possède un cœur immense et me touche beaucoup. Et je ne parle pas de son talent inné pour le chant. Par sa seule présence, elle illumine la scène. Quand sa voix s’élève, pure, juste, sublime… personne ne reste indifférent.

— Tu vas bien ? s’enquiert-elle avec gentillesse.

Je lui réponds sans pouvoir empêcher mes yeux de retourner se poser sur Aïdan Ribera.

— Bien, et toi ?

— Super en dehors de ce mec borné qui bloque l’arrivée des véhicules… et accessoirement la rue.

— Aïdan, soufflé-je entre mes lèvres entrouvertes.

— Aïdan, confirme-t-elle.

— Quel est le problème ?

— Monsieur joue les divas. Tu sais que nous sommes tous logés dans un super hôtel en annexe de l’Arena. Eh bien, il a décrété qu’il voulait dormir dans son camping-car et n’en démord pas. Soi-disant qu’il tient à sa tranquillité.

Je hausse les épaules.

— Pourquoi ça pose problème ?

— Le règlement interdit que quiconque reste dans le parking la nuit. Robert est furieux. Ni ses frères ni Aline n’arrivent à le faire changer d’avis. Il est bien tapé du ciboulot…

Mes sourcils se froncent alors que je détaille l’attitude du jeune homme en question. Ses bras croisés sur son large torse tout comme sa mine fermée indiquent qu’il n’écoute même pas ses interlocuteurs. Mais la fureur qu’il contient paraît presque palpable.

Mes chevaux s’agitent de plus en plus, la circulation devient impossible autour de l’Arena, la tension alentour crève le plafond. Je décide d’intervenir. D’un pas énergique, je rejoins le petit groupe pour m’imposer dans la discussion houleuse. Robert Mancini arbore des pommettes rouges de colère tandis qu’Aline respire l’angoisse. Les jumeaux gardent le silence, se contentant d’encadrer le troisième Ribera. Plus j’approche, plus je perçois son charme magnétique enfler, m’envelopper, taquiner chacune de mes cellules. J’entre littéralement en vibration. Pire… je découvre la couleur de ses iris alors qu’ils se braquent dans ma direction : un bleu aussi clair qu’envoûtant, aussi tranchant que de la glace. Magnifique. Leur rude froideur ne me laisse étonnement qu’une caresse brûlante sous son observation prolongée. J’ai le temps de discerner des tatouages sur ses phalanges, mais la colère de Robert m’oblige à revenir à l’instant présent.

— Aline, je t’avais bien précisé, je ne veux pas de souci avec l’équipe de l’Arena ! gronde-t-il hors de lui en français. Pas question d’outrepasser le règlement !

— Je comprends et…

Il la coupe sans concession et use de la langue de Shakespeare pour s’adresser aux bikers :

— Cette situation est folle ! Je vous préviens, le trio Ribera, dans cinq secondes je vous vire du show !

L’idée que la fratrie de motards soit remerciée m’épouvante d’une façon inexplicable et j’ose alors intervenir.

— Robert Mancini ?

Le concerné se retourne pour m’aviser d’un œil agacé.

— Lui-même ! Que me…

Il s’interrompt et son visage furibond change du tout au tout.

— Silvia Jacobs, la grande Silvia Jacobs, la bien nommée fée des chevaux, articule-t-il d’un ton adouci. Quel honneur !

Soulagée et touchée, j’accepte la poignée de main amicale qu’il me propose. Je garde ses doigts un peu plus longtemps afin de l’apaiser et lui retourne le compliment avec sincérité.

— L’honneur est pour moi, Monsieur.

— J’adore ce que vous faites ! clamons-nous de concert.

Nous nous esclaffons, la tension diminue d’un cran. Dans son dos, Aïdan continue de me toiser avec une froide intensité qui me perturbe et affole mon organe vital. C’est évident, dérangeant, inédit… je pourrais me noyer dans ces lacs cristallins où seules des ombres ondoient. Ce qu’il provoque en moi, je ne le comprends pas et ça commence à m’inquiéter.

Aline lâche un cri ravi à ma vue. La jeune femme n’a pas changé avec sa coupe au carré brune, son regard bleu et son sourire décidé. J’adore cette metteur en scène passionnée qui a créé la troupe Utopia, notre aventure de l’année dernière nous a beaucoup rapprochées. Nous nous enlaçons avec plaisir.

— Je suis tellement contente de te revoir, Silvia !

— Moi aussi, mais nous discuterons plus tard. Je suis navrée, mes chevaux s’impatientent, la rue est bloquée, nous devons libérer le passage.

Robert reprend un air contrarié. J’inspire un coup pour me donner du courage et continue avant que la dispute redémarre :

— J’ai peut-être une solution qui conviendra à tout le monde.

 

 

 

 

~4~

Silvia

 

Oh vraiment… une solution ?

Je me pétrifie au son de la voix grave d’Aïdan. Ces uniques mots prononcés en anglais qu’il daigne me balancer d’un ton froid me percutent. Sa tessiture vibre au plus profond de mes entrailles, m’ébranle, accélère encore le rythme de mon pouls. De toute évidence, il détient les bases de la langue française. Je mets un temps avant d’oser affronter ses prunelles inquisitrices et répondre :

L’Arena.

Comment ça ? intervient Robert, dubitatif.

Je demande :

Mes chevaux sont bien installés comme prévus à côté de la scène dans les boxes démontables ? L’espace a bien été délimité ainsi ?

Oui, tout à fait, Silvia, me confirme le producteur. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir.

J’ai besoin de gardiennage la nuit, mes stagiaires se sont proposés de dormir dans un des boxes aménagés avec des lits de camps. Mais ils sont si jeunes, je ne suis pas trop rassurée. Si Aïdan pouvait se positionner avec son véhicule près des boxes, cela résoudrait deux soucis. Mon inquiétude et sa volonté à…

je toussote puis articule :

A vouloir préserver son intimité.

Le concerné s’esclaffe en levant un sourcil amusé et l’esquisse de sourire que je discerne brièvement réchauffe encore mon organisme malmené. Ce mec pourrait sortir tout droit d’un magazine ou d’un film. Non seulement il affiche une beauté à couper le souffle, mais il possède aussi ce truc en plus qui le rend magnétique, impressionnant. A part.

Enfin… si Aïdan est d’accord, ajouté-je précipitamment.

On se connaît ? demande-t-il d’un ton sec en usant cette fois d’un français presque parfait.

Euh, oui, non, enfin… un peu ?

Un peu ?

Vos frère…

Mes frères ont encore trop bavasser, gronde-t-il avec un coup d’œil à leur encontre. Moi, je ne vous connais pas, j’en ai pas envie, soyons clairs. Mais votre proposition me convient.

Ses mots antipathique qu’il me jette à la figure sans sourciller devraient me refroidir. Toutefois, au lieu de me laisser abattre par ce type insolent au charme insupportable, je me redresse, le scrute avec intensité puis demande à Robert qui nous observe en silence :

Cela vous conviendrait, Monsieur Mancini ?

Robert pour vous, chère Silvia. Et… j’ai une question. Ce jeune homme s’y connaît-il en chevaux ? Nous n’aimerions pas qu’il soit incapable de résoudre un souci avec ces nobles animaux. Votre gentillesse vous honore Silvia, mais je veux m’assurer de ce détail.

Oui, il s’y connaît ! lâché-je sans réfléchir.

Les yeux d’Aïdan s’agrandissent légèrement de surprise avant qu’il ne retrouve son masque glacial. J’ai cependant eu le loisir de voir qu’un être de chair doté de sensibilité se planque sous ces couches d’arrogance agressive.

Monsieur Ribera, vous confirmez ? le question le producteur d’un ton plus que dubitatif.

Ouais.

Cette unique réponse flotte un moment, un malaise palpable plane autour du groupe alors que les klaxons résonnent toujours et les insultes fusent de plus en plus nombreuses. Robert grogne, soupire puis d’un geste du bras indique qu’il accorde ce privilège au jeune homme.

Je respire mieux et me permets même un sourire à l’encontre d’Aïdan. Peine perdue, ce dernier se contente de me jeter une œillade indéchiffrable avant de gagner son camping-car d’un pas nerveux. Alors qu’il s’éloigne, je reprends mon souffle, réalisant qu’en sa présence, je suis presque demeurée en apnée. Mon cœur bat la chamade, mes mains sont moites, mon ventre frétille autant d’agacement que de ce truc qu’il déclenche en moi. Son dos musclé disparaît dans le véhicule et je me mets en mode automatique pour repartir vers mon camion. Étrangement, tout se noie dans une brume inédite, une brume nommée Aïdan.

Nous dégageons enfin la rue encombrée. Pierre m’indique alors où je dois me rendre et l’emplacement qui m’est dédié. D’une oreille distraite, je m’oblige à l’écouter. Il m’explique également que les boxes démontables sont prêts à accueillir mes chevaux et qu’un pot de bienvenue nous attend en fin de journée. Il me remet une grosse enveloppe contenant nos badges et les cartes magnétiques de nos chambres d’hôtel, puis nous permet enfin d’avancer dans les entrailles de Bercy.

Au pas, nous progressons dans un haut et large couloir éclairé par quelques néons. La main de maman pressant la mienne me ramène à cette folle réalité.

Bercy. Nous entrons à Bercy !

Mon cœur bat si fort d’excitation que son fracas désordonné résonne dans ma tête. Je me sens comme une gosse la veille de Noël ! Le camion passe sans encombre et je suis étonné de l’ampleur de ces installations qui se dissimulent sous la salle de spectacle. Personne ne peut s’en douter sans les avoir arpentées. Des agents vêtus de gilet fluorescent nous guident jusqu’à notre emplacement.

À peine le moteur est-il éteint que je saute de la cabine pour retrouver mes chevaux. Mes pensées toujours chaotiques où plane un regard azur, j’ouvre la porte de service tandis que papa se rend à l’arrière pour abaisser le pont. Des hennissements inquiets m’accueillent, je m’empresse de rassurer mes compagnons en me faufilant entre les battants pour distribuer des caresses. Je m’attarde auprès de Lidador, mon plus ancien complice, mon héros, mon indispensable. Je m’enivre de son odeur, le visage pressé contre sa joue tiède. Du bout du nez, il fouille mes cheveux et je m’esclaffe, heureuse de sa proximité. Cet étalon est mon tout, le voir vieillir me fend le cœur et j’ignore comment je me relèverai le jour où il me quittera pour le paradis des chevaux. Mais m’appesantir sur mes inquiétudes n’est pas dans mes habitudes, je repousse donc cette pensée désagréable pour me fixer sur le positif.

Et Aïdan…

Non, Silvia, stop ! Concentration. Concentration !

Quand je redescends, je découvre Aline auprès de ma mère.

Je voulais vraiment te remercier pour avoir désamorcer le problème avec le frangin Ribera.

– De rien, si je peux aider, c’est avec plaisir, d‘autant plus que ça ne pose aucun souci qu’il soit vers les chevaux la nuit. C’est même rassurant pour mes jeunes stagiaires qui pourront de temps en temps récupérer à l’hôtel.

T’es certaine de pouvoir compter sur ce type ?

Je hausse une épaule.

Nous verrons, mais je crois qu’il n’est pas si mauvais qu’il tente de le laisser paraître. Comment va Gabriel? demandé-je pour la détourner de ce sujet trop brûlant.

– Bien, il sera bientôt là. Tu sais à quel point il a du mal à… tu sais… à s’intégrer.

– Oui, je me souviens. Et je suis si heureuse pour vous deux! L’Australie te plaît?

Elle opine du chef, ses traits irradiant de bonheur. Leur histoire a été compliquée, mais dès que je les ai vus ensemble, j’ai compris que ça ne pouvait se terminer autrement. Ces deux-là sont faits pour s’aimer. Si je ne suis pas une romantique pour moi-même, je vis au travers des romances de mes proches.

– J’adore ce pays, s’exclame-t-elle. Mais j’ai beaucoup navigué entre Crafer et la France pour tout préparer. Ce ne fut pas sans difficulté.

– J’imagine! Mais je suppose que tu as pu te reposer sur une équipe de pros?

– Oui, la production s’est chargée de la logistique, je n’ai eu qu’à m’occuper de la mise en scène. Le plus dur a juste été d’accepter déléguer tout ce boulot…

– Tu ne changeras jamais, Aline!

Elle hausse les épaules et avoue :

– J’ai un peu la sensation de ne plus être maîtresse à bord.

– Tu resteras toujours la mère de la troupe Utopia et du spectacle Archange, la rassuré-je. Crois-moi, personne ne l’oubliera. Et si nous en sommes là aujourd’hui, c’est grâce à toi et ton merveilleux bébé va enfin avoir une belle renommée. Ton spectacle le mérite, toi également.

Après court câlin, Aline me quitte pour retourner à son travail. Je ne perds pas plus de temps et grimpe dans le camion. Prince, un jeune hongre arabe à la robe grise m’accueille en s’ébrouant. Mes stagiaires arrivent, tous sourires.

Vous conduisez les chevaux à leurs boxes dans l’Arena, normalement tout est déjà prêt pour eux. Je nettoie vite fait les crottins et vous rejoins! déclaré-je.

Je peux le faire, Silvia, propose Nathan, toujours si adorable.

Je lui envoie un clin d’œil.

C’est bon, installez donc les loulous.

Je n’apprécie pas l’abus qui règne dans le milieu équin. Souvent, les stagiaires sont surexploités pour aucune reconnaissance en retour. Je me suis promis de ne pas tomber dans ce genre de déviance afin de ne pas dégoûter ces jeunes. Ils bossent durs, mais je bosse tout aussi durement.

Une caresse plus tard, je tends la longe de Prince à Alicia qui l’emmène sans attendre en direction du parvis. Peu à peu, le poids lourd se vide de ses occupants. Maman et papa accompagnent mes trois frisons, dont Jorgün, à présent assagi et mieux rodé au stress des déplacements. Quand Lidador, le dernier, s’éloigne aux côtés de Nathan, je m’attelle au nettoyage. Mon corps se met naturellement en branle. Armée d’une fourche puis d’une pelle, je remplis ma grosse brouette de crottins et de paille souillée. Une fois la tâche accomplie, je remonte le pont avant de verrouiller le véhicule. Nous reviendrons plus tard récupérer nos bagages, je dois d’abord m’assurer que mes bébés sont bien installés dans leurs boxes, en sécurité.

Une paume amicale s’abat sur mon épaule et une voix masculine au doux accent britannique m’interpelle :

– Un coup de main, jolie et talentueuse fée des chevaux?

Je me retourne sur le visage radieux de celui que je devine être Austin Ribera. Son air taquin ne peut me tromper. C’est bien lui. Il m’attire à lui pour une étreinte à laquelle je ne m’étais pas préparée.

– Tu illumines ce parking glauque, Silvia Jacobs!

Je recule d’un pas pour m’extraire de ses bras envahissants, mais ne lui tiens pas rigueur. Cet homme, tout charmeur et lourd qu’il est, ne possède pas une once de méchanceté.

– C’est très gentil, Austin. Je suis ravie de te revoir.

– Ton odeur de fumier ressemble à l’effluve d’une rose printanière.

Je m’esclaffe à sa ridicule tentative de séduction quand Andrés intervient :

– Je ne cautionne pas l’existence de cet imbécile ni que nous ayons partagé le même utérus! Mais je suis aussi heureux de te retrouver, tes magnifiques chevaux et toi, Silvia. Et surtout, un immense merci pour… tu sais… notre frangin.

J’accepte sa poignée de main chaleureuse, constatant qu’Aïdan demeure invisible. J’ai beau fouiller dans l’obscurité du parking, rien ne semble remuer auprès de leur camion. Une drôle de déception m’envahit alors que ses subliment iris s’imposent toujours dans ma tête.

T’es toujours partante pour tester notre petit projet pour la finale du show ? s’enquiert Andrés avec un sourire entendu.

Oh que oui !

Au top ! s’écrie Austin.

Alors qu’Andrés me débarrasse galamment de ma brouette, je réalise que l’envie de revoir Aïdan se veut bien plus intense que prévue. Le creux dans mes entrailles en voyant qu’il n’accompagne pas ses frères pour me remercier me le confirme. Mon instinct, mon cœur en déroute, mon corps en combustion me disent que cet homme ne passera pas dans ma vie sans la chambouler. À mes yeux, rien n’est dû au hasard, tout au destin, nos chemins ne se croisent pas sans raison.

 

FIN DE L’EXTRAIT