« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. »

 Mark Twain

 

Prologue

D’abord, les eaux montèrent.

Puis, les volcans rugirent et l’océan gronda.

Ensuite vinrent les maladies, la famine et la violence.

La peur s’immisça dans les cœurs.

Pas de celles que l’on pense éphémères, non, de celles que l’on sait perpétuelles, infinies. Une peur rationnelle et brutale face à l’inéluctable fin. De celles qui grignotent petit à petit, brûlent et changent à jamais toute perspective de futur.

Un futur inexistant.

Les Humains perdirent la tête et le temps du Grand Cataclysme se profila.

Avant cela, une trêve irréelle redonna l’espoir. Puis les bombes s’envolèrent, le sang coula à foison, confirmant la fin du monde tel que nous le connaissions. Au milieu de cette tempête apocalyptique, une étincelle résistait. Un infime espoir né de l’esprit vacillant d’un homme considéré comme fou.

Ceci est votre histoire.

Celle de l’humanité.

Pour que jamais personne n’oublie, voici l’histoire de Myrmécia, la Cité aux dix mille lumières.

1

 

 

Annecy, avril 2044

 

La voix de Natacha Arcadia résonna une nouvelle fois :

— Hazel, dépêche-toi !

À la sommation de sa mère, la fillette se hâta de mettre un point final à sa phrase. Comme souvent, le matin, le temps manquait à la famille. Néanmoins, plusieurs priorités rythmaient la vie de l’enfant, sa passion pour l’écriture, par exemple. Si elle ne notait pas les moindres détails de ses rêves, ils s’évaporaient en fumée. Et cela, Hazel ne le permettait pas. Elle avait huit ans, un prénom qui sonnait comme les bretzels et une imagination sans limites.

— Hazel, ne me force pas à monter, jeune fille !

L’ordre de Paul, le patriarche, claqua avec fermeté. Elle abandonna à regret sa princesse Elfe, lui promettant de la tirer des griffes de ses ennemies dès son retour. Fébrile, elle ferma son cahier à spirales avant de le ranger dans un tiroir, tourna avec soin la minuscule clé métallique pour le verrouiller, puis la glissa dans la poche arrière de son jean indigo.

Hazel refusait que quiconque lise ses écrits.

Un jour, peut-être…

Pour le moment, ils demeuraient son jardin secret. L’unique exception résidait dans sa sœur cadette, Roséanne, ravissante fillette de cinq ans. Chaque soir après le brossage des dents, elle l’accompagnait dans son lit rose afin de lui conter quelques lignes de ses histoires. La petite ne comprenait pas toujours, mais adorait ces moments privilégiés aux côtés de son aînée.

Leur rituel, comme elles aimaient l’appeler.

Au contraire de leurs camarades d’école tous remontés après leurs fratries, Roséanne et Hazel s’entendaient à merveille. Les absences répétées de leurs parents en raison d’un travail prenant les forçaient à se raccrocher l’une à l’autre.

Un éclair de douleur traversa le crâne de la fillette alors qu’elle enfilait un caban bleu nuit. Un flash soudain l’obligea à fermer les paupières, un vertige l’envahit. L’élancement, prompt et aigu, lui arracha un geignement. La migraine s’envola aussi vite qu’elle était apparue, la laissant pantelante. La petite finit par se ressaisir et dévala l’escalier à toutes jambes.

Sous le regard réprobateur de son père, elle enfila ses chaussures à la va-vite avant d’attraper son antique sac à dos brodé d’une licorne. Roséanne se tenait près de la porte d’entrée, prête à partir, si mignonne avec ses deux nattes dorées comme les blés et son imperméable rose. Impatiente, leur mère ajusta la coiffure d’Hazel après avoir remis en place une de ses mèches rebelles. Ses yeux noisette parsemés d’éclats d’or, identiques à ceux de Roséanne, la dévisagèrent avec une tendresse infinie tandis qu’elle lissait sa frange et redressait le col de son pull d’une main maternelle.

Dans la famille Arcadia, les femmes arboraient des cheveux blond polaire et des taches de rousseur piquetées sur le nez et les joues. Des signes distinctifs dont avaient hérité les deux sœurs.

Paul attrapa l’épaule de sa cadette pour l’entraîner dehors. Son regard chocolat, habituellement doux, se chargea d’électricité et devint aussi sombre que sa chevelure d’ébène.

— Natacha, bon sang ! On va louper notre vol, râla-t-il, énervé. Tu sais que les contrôles sont renforcés à l’aéroport depuis l’alerte au Louvre. Et, avec les bouchons avant Lyon, on en a encore pour trois heures de route !

— Oui, on y va, du calme ! rétorqua son épouse avec une grimace complice à l’intention de ses filles. Votre papa va me rendre chèvre !

Hazel afficha une moue triste à l’évocation de leur départ imminent. Roséanne et elle finiraient chez leur grand-mère après l’école, comme à chacun des déplacements de leurs parents. Les petites l’adoraient, leur mamina, mais elles s’ennuyaient terriblement dans son chalet perdu au cœur des Alpes.

— Vous rentrez quand ? demanda-t-elle, dépitée.

Sa mère lui offrit un sourire empli de douceur.

— Nous ne serons pas en voyage longtemps, seulement quelques jours !

Une seconde migraine assaillit l’enfant, bien plus violente que la première. L’impression de tomber fut telle qu’elle en égara ses repères. Les prunelles brillantes de Natacha disparurent et elle vit soudain ses propres yeux se refléter dans son champ de vision. Effrayée, elle plissa les paupières avant de se sentir glisser vers un nouvel abîme.

Hazel hurla, tentant de se raccrocher aux bras aimants.

Sans succès.

 

 

 

 

Annecy, décembre 2050

 

Une mélodie apaisante flottait dans l’air.

La douce voix de sa mamina résonna aux oreilles d’Hazel et fit fuir cette terrible douleur. Elle ne comprenait rien à ce brusque changement. Allongée près de Roséanne au creux d’un lit moelleux, elle reconnut le patchwork coloré avec lequel leur grand-mère les recouvrait afin de les réchauffer, les soirs de grand froid. Les hivers devenaient de plus en plus glacials au fil des années en raison du dérèglement climatique.

L’effluve réconfortant du feu de bois chatouilla ses narines délicates et calma les battements erratiques de son cœur.

Une question persistait : comment s’était-elle retrouvée là alors que sa mère l’enlaçait moins de cinq secondes auparavant ?

Roséanne se pelotonna contre son aînée. Au contact tendre de sa cadette, les pensées embrouillées d’Hazel se remirent en place. Elle avait quatorze ans, sa sœur, onze. Leurs parents vaquaient à leurs occupations loin d’elles depuis presque trois semaines. Demain, la famille célébrerait Noël et la tristesse assombrissait l’âme de l’adolescente à l’idée de passer cette fête sans eux. Leurs absences se prolongeaient à chaque nouveau départ ; à présent, elle se doutait qu’ils faisaient partie des personnes influentes du pays. Elle n’en savait hélas pas davantage et cela suffisait à l’effrayer. L’ambiance en France se tendait un peu plus chaque jour. Son jeune âge la protégeait, néanmoins, elle comprenait que rien n’allait plus. La vie devenait compliquée, la guerre civile risquait d’éclater à chaque instant.

— Mamina, chante encore !

La petite voix de Roséanne ramena Hazel auprès d’elles. Sa cadette grandissait si vite, le temps filait et la nostalgie des instants heureux s’installait. Le sourire de leur grand-mère s’illumina, ce sourire doux, mais toujours empreint de tristesse. Elle passa une main tendre sur leurs joues encore rondes d’enfants.

En dépit de ses cinquante-cinq ans, l’impression d’avoir vécu plusieurs vies flétrissait cette femme pétrie de générosité. Sa chevelure arborait davantage de gris que d’auburn et cette mélancolie qui l’oppressait depuis si longtemps pesait de plus en plus lourd sur ses frêles épaules. Les épreuves n’arrangeaient rien, mais elle luttait pour ses deux petites-filles si innocentes, les protégeant de ce monde en perdition, leur apportant l’amour nécessaire. Et elles le lui rendaient bien.

— Il est l’heure de dormir, mes poupées. Demain, nous avons une grosse journée.

— Oh, mamina, parle-nous encore de papy, dis-nous comme tu l’aimais ! s’exclama Roséanne.

— Je crois que papy Ben a autant besoin de repos que vous et moi. Il est tard.

Alors qu’elle déposait un tendre baiser sur leurs moues déçues, Hazel demanda dans un murmure inquiet :

— Ils rentrent quand, papa et maman ?

Hazel perçut un bref voile d’anxiété recouvrir les prunelles émeraudes identiques aux siennes. Sans répondre, sa mamina se remit à chantonner, toutefois la jeune fille n’était pas dupe. Son cœur se serra.

Soudain, la souffrance réapparut, plus puissante et insupportable, aussi violente qu’une lame de fond emportant tout sur son passage. Terrorisée, perdue, Hazel ouvrit la bouche, mais aucun son n’en surgit. Une odeur de désinfectant remplaça celle, rassurante, du bois brûlé. La sensation de ne plus pouvoir bouger l’envahit. Son pouls s’affola. Elle se raccrocha à la chaleur de sa sœur blottie contre elle, au sourire empli d’amour de sa mamina, au doux crépitement du feu dans l’âtre. Mais rien n’y fit, le malaise revint en force. Son crâne sembla se fendre en deux.

Elle chuta.

 

 

 

 

 

Annecy, octobre 2054

 

— T’es vraiment une emmerdeuse, Haz’ !

Lorsqu’Hazel parvint enfin à soulever les paupières, elle se retrouva face au visage furieux de Roséanne, adolescente. La tristesse transperça ses entrailles. Elle se souvint… Paul et Natacha Arcadia avaient péri dans l’explosion de leur avion, quatre ans auparavant.

Elle étouffa un sanglot quand sa cadette lui arracha son précieux carnet à spirales. Un des nombreux cahiers qu’elle noircissait d’histoires de magie, d’amour et de créatures étranges. L’unique activité qui l’empêchait de sombrer. Leurs parents étaient partis pour toujours, leur mamina pleurait la perte de sa fille, sa tristesse habituelle ne faisant que croître, et sa sœur perdait pied.

Hazel se retrouvait seule au monde.

— Fous-moi la paix ou je crame ta merde ! cracha Roséanne, aussi venimeuse qu’une vipère.

Elle approcha son briquet des feuilles puis, avec un rictus diabolique, alluma la flamme. Hazel ne put retenir un cri affligé et tenta de récupérer son précieux bien.

— Pourquoi tu fais ça, Rose ? Tu sais que c’est dangereux dehors ! Y’a un couvre-feu à respecter. S’ils t’attrapent, ils pourraient t’arrêter ou, pire, te tirer dessus !

— Laisse-moi sortir et ferme-la ! J’ai quinze ans, t’es pas ma mère ! Et t’as intérêt de rien balancer à mamina !

En raison de sa consommation excessive de drogue, la couleur noisette de ses iris disparaissait presque derrière ses pupilles dilatées. Ultime échappatoire à la sordide réalité de la vie.

Si jeune… si fragile et abîmée.

Ses cheveux, auparavant blonds, arboraient à présent des mèches violettes et bleues. Ses ongles peinturlurés de noir associés à divers piercings au nez et à l’arcade complétaient ce sombre tableau. Où s’en était donc allée l’innocente fillette qui réclamait des histoires chaque soir ?

Furibonde, elle claqua la porte dans son dos après avoir jeté le cahier à la figure de son aînée. Les larmes inondèrent les joues d’Hazel qui se sentait abandonnée et effrayée. Elle attrapa sa tête entre ses mains alors qu’une nouvelle fois, elle tombait dans les méandres obscurs d’un vertige.

Pourquoi tous ces souvenirs l’assaillaient-ils avec autant de brutalité ?

Pourquoi semblaient-ils si réels ? Elle ne savait ni où elle était ni quand.

La migraine redevint intenable. Ses propres yeux la fixèrent encore, paniqués. Son reflet disparut et laissa place à une odeur familière. Un parfum réconfortant qu’elle aurait pu reconnaître entre mille.

 

 

 

 

 

Annecy, août 2059

 

Hazel inhala avec délice l’effluve de son amoureux, Alexandre Dutel, Lex pour ses proches. Les lèvres douces du garçon se posèrent sur celles de sa compagne perdue par cette déferlante de souvenirs. Sans réfléchir, elle s’abandonna entre ses bras forts et pria pour que ce soit réel.

— T’en fais pas, ça ira, murmura-t-il à son oreille avec tendresse.

La jeune femme venait de souffler ses vingt-trois printemps. Le couple se fréquentait depuis bientôt un an et projetait de se fiancer loin de cette ville. Hazel ne supportait plus de vivre dans ce luxueux appartement parisien en compagnie du spectre de ses parents. Sa sœur, emportée par ses déviances, avait disparu et sa mamina se terrait davantage chaque jour dans sa mélancolie.

À raison…

L’ambiance de la planète se dégradait à nouveau après trois années de trêve. De nombreux pays se menaient une guerre incessante. La Russie, alliée du Moyen-Orient, menaçait l’Europe et les États-Unis. Le terrorisme religieux plongeait tout le monde dans un climat de peur et de paranoïa. Le gouvernement avait invoqué la loi martiale et réinstauré un couvre-feu. Chaque jour, les nouvelles déversaient leurs lots de victimes innocentes. Le sang coulait et cela ne s’arrangeait pas. Même en France, les populations souffraient de la faim, vivaient dans la misère.

Lex et Hazel espéraient fuir le continent afin de se rendre sur une île où la famille du jeune homme possédait une propriété à l’écart des conflits. Elle souhaitait emmener sa mamina, hélas, cette dernière refusait pour le moment de quitter sa maison alpine.

Le grondement de deux avions de chasse les interpella. Lex l’étreignit plus fort.

— Bientôt, tout ira bien, on retrouvera ta sœur et on la fera venir avec ta grand-mère !

Il l’embrassa avec une bienveillance dont lui seul détenait le secret.

Comme elle l’aimait… Un amour pur, sans crainte, dénué de doutes. Un amour sans faille qui ne pouvait mener qu’à un destin commun et harmonieux, teinté d’espoir. Un amour innocent, un amour sans mauvaises expériences, sans chaînes ni passé destructeur. Ils étaient beaux et heureux. Leur histoire reflétait leur personnalité : simple et généreuse. Ami, complice, amant, Lex disposait de la panoplie complète du parfait prince charmant, si ce n’est que son royaume partait en flammes.

Hazel tenta de se raccrocher avec rage à sa douceur alors que le martèlement s’attaquait de nouveau à sa tête, lui causant une immense souffrance, comme si on lui enfonçait des centaines de clous dans le crâne.

Une déflagration résonna soudain, ébranlant le sol sous leurs pieds. Leurs cœurs s’affolèrent et ils échangèrent un ultime regard.

— Lex ! Baisse-toi ! hurla Hazel tandis que la terreur l’envahissait.

Trop tard.

La scène se déroula comme au ralenti sous les yeux impuissants du couple enlacé. Les fenêtres se brisèrent, des éclats de verre se dirigèrent vers eux. Une pointe se ficha en travers de la gorge de Lex après avoir entaillé Hazel au passage. Un souffle brûlant les percuta, ils volèrent à travers la pièce. Au milieu de ce chaos, cette odeur fétide de produit chimique revint s’infiltrer dans le nez de la jeune femme. La nausée la saisit. Elle cria le prénom de l’homme qu’elle aimait plus que sa propre vie, mais rien n’y fit. Elle le perdait, il s’éloignait sans qu’elle puisse lutter. Hazel tomba à nouveau dans cet abîme sombre, sans fond.

 

 

 

 

 

Myrmécia, 315 post-GC

 

Une lumière aveuglante brûla sa rétine. Hazel pressa ses paupières en grinçant des dents sous la douleur. Elle essaya de se redresser, mais en fut incapable, comme si des liens bloquaient son corps entier. Elle gémit avant de tenter de hurler dans un effort inutile, se demandant où elle se trouvait, où se trouvaient ses proches.

Elle ouvrit les yeux. Au cœur de la brume, son propre reflet afficha un air terrifié. Elle commença à suffoquer d’angoisse. Sa salive s’écoulait dans sa gorge comme sur du verre pilé. Son cœur battait si fort contre sa cage thoracique qu’il donnait l’impression de vouloir s’en échapper. La jeune femme tenta de réguler sa respiration tant bien que mal, perdue, épouvantée. Elle cligna plusieurs fois des paupières afin d’améliorer sa vision floue puis souleva ses

2

 

Dubaï, Grande Tour, août 2015

 

Ange Barraco contemplait d’un regard supérieur la ville qui s’étendait à ses pieds. Les gratte-ciel flamboyants surgissaient du désert, de plus en plus nombreux, étirant leur majestueuse silhouette en direction du firmament. Leurs vitres fumées reflétaient chaque rayon de soleil, diffusant des milliers de petits éclats. Dubaï la magnifique portait bien son nom, se dressant fièrement entre mer et sable.

Ange profitait de chaque instant de calme que lui offrait au compte-gouttes sa vie de multimilliardaire. En de rares occasions, il parvenait encore à saisir la chance qui accompagnait son existence actuelle. Enfant, son avenir ne lui promettait pourtant rien de glorieux. Il ne possédait d’ailleurs pas de talent, outre son ambition sans limites. Depuis tout jeune, un seul et unique leitmotiv hantait ses nuits autant que ses jours : prouver à ses détracteurs qu’il ne se résumait pas à un perdant.

Et il y réussissait au-delà de ses espérances.

Quand ses souvenirs d’enfance lui revinrent, un rictus satisfait crispa son visage hâlé. Aucun de ses anciens compagnons d’école ne brillait autant que lui. Zéro renommée, fortune proche du néant. Le prendre pour un moins que rien et le maltraiter ne leur avait pas apporté la richesse. Loin de là. À leur décharge, il devait avouer que feu sa génitrice, noyée dans sa ridicule obsession de la religion, ne l’avait guère aidé lors de son choix de prénom : Ange.

Sa mère, il l’adorait. Elle constituait d’ailleurs l’unique femme de sa vie avant qu’un accident de voiture ne les emporte, elle et son père, l’abandonnant aux mains d’une tante maternelle démissionnaire. Cependant, cette gentille attention lui avait valu bien des déboires lors de son adolescence. À cela s’ajoutait sa taille hors du commun de pas loin de deux mètres, atteinte dès ses quinze ans, qu’il tentait d’amoindrir en courbant l’échine. Le tout additionné à une timidité maladive. Le résultat obtenu se rapprochait d’un mélange du Bossu de Notre-Dame et de Cosette au masculin. Les surnoms dont l’avaient affublé ses très chers camarades hantaient parfois son esprit. Quasimodo, monstre, Elephant Man, troll, xénomorphe… et bien d’autres encore au fil de leur imagination débridée.

Devenu adulte, il ne s’autorisa plus à baisser les bras, à se laisser maltraiter. Ange Barraco se sentait le roi du monde. Et il n’en était pas loin. Pour en arriver là, il avait dû manigancer pas mal de plans douteux, tremper dans des affaires sordides. Mais il n’avait surtout jamais perdu sa détermination dans l’adversité.

Ses trois véritables armes : la pugnacité, le contrôle, le courage.

Il dirigeait l’une des plus importantes entreprises d’achat-revente et influait sur l’ensemble des marchés boursiers internationaux. Son rayonnement ne connaissait pas de frontières et son ego se voulait à la hauteur de sa fortune. Démesuré.

Ses cheveux, encore noirs, commençaient à se parsemer de quelques fils d’argent. Ses iris sombres n’arboraient plus la vivacité de ses vingt ans, son visage perdait en fermeté. Quelques rides se dessinaient peu à peu au coin de ses yeux et maintenir un corps d’athlète devenait plus ardu. Oh, il demeurait bel homme pour ses quarante-cinq ans. Ange ne se tenait plus le dos voûté depuis longtemps. Néanmoins, il vieillissait. Cela, il ne pouvait le contrôler. Tout l’argent du monde n’accomplirait pas de miracle, la mort viendrait tôt ou tard le faucher.

Ou pire… la maladie, la sénilité.

Au contraire de sa mère, il ne croyait en aucune religion ou autre affabulation mystique. L’idée de l’après-vie, du néant le terrifiait tout autant que devenir impotent. Ange se surprenait de plus en plus souvent à réfléchir à la conception du rien.

Que ressentait-on lorsque l’on mourait ? Percevait-on l’étincelle nous quitter ? Subsistait-elle au-delà du décès physique ? Restait-on coincé dans cette enveloppe charnelle défaillante face aux aléas du temps ?

Rien… juste disparaître. Seule cette idée effrayait ce mégalo froid et intransigeant.

Il se trouvait à l’âge où les vieux le disaient jeune et où les jeunes le considéraient comme vieux. Au zénith de sa vie. La suite ne serait plus qu’une descente vers la décrépitude.

Mais avant cette échéance, il sentait qu’il lui restait un immense projet à accomplir. Le projet de son existence. Celui qui marquerait l’histoire, ferait de lui une personnalité reconnue à travers les siècles.

Un immortel.

Son téléphone vibra dans sa poche, le tirant de sa contemplation. Un sourire illumina son visage tanné par le temps et les excès.

— Fils ! Comment vas-tu ?

Le seul réel bonheur de cet homme empli d’amertume : Benjamin. Son unique descendant.

Fonder une famille ne faisait pas partie de ses ambitions. Cependant, les aléas de la vie et les coups d’un soir l’avaient mené au cœur d’un piège élaboré avec soin par une Française. À l’époque, ses vingt-six printemps le réduisaient à se comporter en irréfléchi dominé par ses hormones tel un étalon en rut. Aux prémices de sa fulgurante carrière, il aurait presque pu tuer cette femme vénale qui le manipulait et le menaçait de tribunal s’il ne reconnaissait pas l’enfant.

À présent, Benjamin représentait son essentiel. Son pilier.

Évidemment, cela n’avait pas toujours été facile, lors de sa période adolescente en particulier. Son fils avait très tôt cerné l’étendue de sa fortune et décidé de ne plus travailler à l’école, persuadé de pouvoir vivre aux crochets de son père. Par bonheur, il s’était vite repris.

 Benjamin allait s’installer à Lille où il intégrerait en septembre la classe de médecine d’une des plus prestigieuses universités françaises.

Ange l’écouta avec plaisir lui rapporter les dernières nouvelles : ses futurs cours, les éternels soucis de sa mère, ses ambitions, ses virées à Paris et, surtout, Marina, la jeune fille qu’il fréquentait depuis une année.

Après une heure de conversation, l’impression d’avoir pris une bouffée d’oxygène comme s’il venait de passer une journée au grand air l’envahit. Benjamin symbolisait le lien qui lui maintenait les pieds sur terre, l’unique être capable de faire battre son cœur. Il possédait tant d’espoirs, de rêves et de beaux projets. Le destin le lui avait probablement envoyé pour qu’il ne perde pas la tête au milieu de cette existence luxueuse et de débauche. Ange se savait prêt à tout pour préserver le bonheur ainsi que l’innocence de son héritier chéri.

Il aurait donné sa vie, si nécessaire.

Après qu’il eut raccroché, des coups frappés à sa porte l’extirpèrent de sa bulle salvatrice. Henry, son bras droit, entra. En dépit de son âge avancé, ce rigide Londonien détenait bien plus de cervelle que la plupart des jeunes loups issus des écoles de commerce. S’entourer de personnes d’expérience constituait la base de la réussite, cela, Ange l’avait compris très tôt.

Son employé approcha avec une mine préoccupée, presque nerveuse. Vu son habituel flegme britannique, cette visite semblait annonciatrice de problèmes. Ange lui tendit un verre de bourbon avant de lui désigner le canapé moderne au centre de la pièce. Ce dernier accepta puis s’assit avec raideur sur les coussins blancs immaculés.

— J’ai de mauvaises nouvelles, Ange.

L’homme d’affaires soupira puis le rejoignit avec sa propre dose d’alcool. Il allait en avoir besoin.

— J’en doute pas au vu de la tête que tu tires. Balance tout. C’est si grave que ça ?

— Il y a eu un nouvel attentat.

Il émit un grognement réprobateur.

— Quand est-ce que ces conneries vont s’arrêter ?

— Eh bien, je crois que ça va aller de mal en pis. Cette fois, c’est le centre de Bangkok qui a été touché. Il y a plus d’une centaine de blessés et vingt morts.

— Bordel, c’est pas vrai ! vociféra-t-il en portant une paume à son front pour atténuer un début de migraine.

— Les acheteurs se sont retirés et la vente a été interrompue, assena finalement Henry.

— Putain !

Le couperet venait de tomber. Énervé, Ange posa son verre sur la table basse. Le liquide ambré s’agita, de multiples gouttes s’étalèrent sur la surface vitrée. Cette nouvelle situation requérait quelque chose de plus fort à s’enfiler.

Bien sûr que ces attaques le touchaient, il n’était pas totalement dépourvu de sensibilité ! Mais ce qui le perturbait le plus était l’impact sur ses finances. Les investisseurs devenaient frileux, les vendeurs se méfiaient, et lui, il perdait des sous ! Un de ses plus gros espoirs du moment se trouvait justement à Bangkok.

Ces temps-ci, tout s’en allait à vau-l’eau et ça ne le rassurait guère.

— Ange, nous devons réagir avant que ça ne soit trop tard, revoir notre stratégie, étudier des solutions de repli…

— Je le sais, bon sang ! le coupa-t-il avec brusquerie. J’étais censé me faire des couilles en or ! Du moins, plus en or qu’elles ne le sont déjà !

Le milliardaire se leva pour ouvrir un coffre-fort dissimulé derrière un rideau. Il attrapa un sachet de poudre blanche avant de retourner auprès d’Henry. D’un geste rendu sûr par l’habitude, il étala l’héroïne sur une plaque de verre, puis y dessina deux lignes nettes. En une inspiration, il en fit disparaître une et s’avachit dans les coussins après avoir expiré avec délectation.

— Henry ? proposa-t-il à son vieil acolyte.

Ce dernier refusa d’un signe de tête. Cet homme raisonnable n’avait jamais cédé à l’appel de la drogue.

— Tu ne sais pas à côté de quoi tu passes !

— Et cela me convient à merveille, Ange.

Très vite, le milliardaire sentit ses idées se remettre en place. Exactement ce dont il avait besoin pour se reprendre.

— Demain, 8 heures, réunion, déclara-t-il. Je veux voir tout le monde, aucune absence ne sera tolérée.

— Très bien. Et, Ange, tu devrais ralentir sur toutes ces cochonneries.

— Ah… Henry ! Je ne te paye pas pour que tu remplaces mon père. Paix à son âme, mais il ne me manque pas. Contente-toi donc de faire ce pour quoi je te file une fortune chaque mois. Laisse-moi maintenant.

Son bras droit venait de faire exploser sa bulle d’oxygène toute neuve. À deux doigts de rappeler Benjamin, il se ravisa. Son fils ne trempait pas dans le business et c’était très bien ainsi. Au lieu de le tourmenter avec ses soucis, il décida qu’une ou deux prostituées feraient l’affaire. Ici, à Dubaï, ce genre de femmes ne manquaient pas.

Tandis que la drogue continuait d’agir, l’emmenant petit à petit loin de ses préoccupations, il s’étendit sur son matelas king size avec un soupir lascif. Ses pensées le ramenèrent à la situation du monde et il se dit que c’était tout de même un beau merdier.

Quel planète allait-il donc laisser à son cher héritier ?

3

 

Myrmécia, 315 post-GC

 

Le cœur en déroute, Hazel ferma les yeux afin de ne pas perdre la raison. Si elle s’était tenue dans un vrai cercueil, elle n’aurait pas perçu ces lumières aveuglantes et n’aurait pas été vivante. À moins qu’elle ne soit morte et arrivée en enfer ?

Et si l’enfer ressemblait à cela ? Une éternité à se débattre, coincée dans une boîte en verre !

La peur, insidieuse, impitoyable, revint planter ses griffes dans ses entrailles. Elle inspira puis expira plusieurs fois afin de ralentir son pouls affolé, pour réfléchir avec raison à la situation.

Elle émit une seconde hypothèse : on la pensait décédée et, sans prévenir, la jeune femme se réveillait ! Cette idée ne la réconforta guère. Cependant, personne n’avait encore pris l’initiative de la mettre au crématorium ou en terre. Un point positif auquel elle se raccrochait de toutes ses forces.

Hazel tentait de réfléchir de manière objective afin de ne pas se laisser emporter une nouvelle fois par la panique. Elle ne manquait pas d’oxygène, son cœur battait. Beaucoup trop vite, mais il assurait son travail. Bien que son corps fût engourdi de part et d’autre, ses cinq sens semblaient retrouver un fonctionnement normal. Son cerveau lui paraissait en état, mais ses derniers souvenirs se noyaient dans un épais brouillard.

Elle devait se calmer.

Avec lenteur, elle ouvrit les paupières pour essayer de distinguer ce qui l’entourait. Hélas, le voile brumeux persistait et elle ne vit que cette lumière éblouissante associée à son propre reflet. Seuls ses bras pouvaient se mouvoir sans contrainte, de solides sangles la maintenaient sur un fin matelas. Anxieuse, Hazel les palpa et n’y trouva ni boucle ni un quelconque système qui lui aurait permis de se libérer.

Quelle raison incongrue motiverait une personne à attacher un mort ?

Sa vue s’améliora. Elle discernait à présent des formes allongées autour de sa boîte de verre. Toutes des femmes, dont quelques-unes présentaient une grossesse avancée. Divers tuyaux sortaient de leurs corps amaigris déformés par des ventres plus ou moins imposants. De la peau fine de l’intérieur de leur coude surgissaient des intraveineuses, et des électrodes garnissaient leurs poitrines décharnées. Leurs crânes lisses, rasés avec soin, brillaient sous la lumière crue des néons.

Cette vision cauchemardesque arracha un frisson à la prisonnière. Plus elle retrouvait ses esprits, moins elle comprenait. À de multiples reprises, Hazel tenta d’appeler, de faire entendre sa présence. Hélas, sa voix éraillée à peine perceptible ne donna pas de résultat, aucun mouvement ne vint agiter les corps endormis recouverts de simples sous-vêtements blancs. Elle remua les pieds dans l’espoir de desserrer les sangles – hélas, sans succès – puis détailla son étrange reflet avec appréhension. Sa maigreur extrême la stupéfia. Ses yeux énormes flottaient au centre de son visage émacié. Horrifiée, Hazel réalisa qu’à elle aussi, on lui avait coupé les cheveux. Sa longue chevelure blonde. Ses ongles griffèrent l’épiderme glabre de son crâne.

— S’il vous plaît, sortez-moi de cet enfer ! supplia-t-elle en désespoir de cause.

Quelqu’un l’avait enlevée et la séquestrait avec d’autres victimes ! Une nouvelle hypothèse, saugrenue, traumatisante, mais plausible. Néanmoins, pour s’en prendre à des femmes, dont certaines enceintes, il fallait être dérangé !

Hazel palpa son corps efflanqué. Ses doigts rencontrèrent les mêmes électrodes que ses voisines d’infortune, collées sur sa poitrine chétive. Un cathéter identique planté au creux de son coude la gênait. Chacun de ses os affleurait sous sa peau fine ; une cicatrice longeait sa clavicule gauche et descendait jusqu’entre ses seins. Une seconde, boursouflée et sensible, s’étendait sous son nombril. Un doute s’immisça dans son esprit tourmenté.

L’avait-on enlevée pour la dépouiller de ses organes ? Un trafic sordide ?

Cette idée la fit frémir, elle la refoula dans la seconde.

— Au secours…, articula-t-elle avec difficulté.

Rien n’y fit, le temps s’écoulait sans répit.

Avec lenteur, subrepticement, la panique revenait planter ses griffes au creux de ses entrailles et le contrôle qu’elle avait instauré s’effritait. Elle continua d’appeler à l’aide par intermittence, mais sa gorge aussi sèche qu’un vieux parchemin ne le lui permettait guère.

Tout en poussant un long cri éraillé de désespoir, la jeune femme commença alors à s’acharner sur la paroi de sa prison de verre. La claustrophobie s’empara d’elle, la terreur menaçait d’annihiler le peu de réflexions objectives qu’il lui restait.

Elle frappa et frappa.

Des larmes brûlantes coulèrent le long de ses joues avant de glisser dans son cou. Le corps tendu dans un effort inutile, elle s’agitait, secouée par des spasmes incontrôlables. Hazel cognait encore et toujours, refusant de demeurer enfermée une seconde de plus.

Elle préférait mourir !

Les parois semblèrent soudain se rétracter et cette vision funeste anéantit les derniers vestiges de sa raison. Ses coups redoublèrent de violence. Sans discontinuer, la prisonnière frappa alors comme une hystérique, ignorant la douleur de ses mains fermées.

 

 

***

 

 

Hazel ne sut jamais pendant combien de temps ses poings s’étaient abattus contre le verre. Elle retrouva sa lucidité lorsque des gouttes de sang s’écrasèrent sur son visage. Les ongles de ses doigts crispés entaillaient la chair de ses paumes. Ses articulations rougies hurlaient leur douleur. Et cette insupportable migraine qui ne la quittait pas la rendait folle !

Elle devait se reprendre. Réfléchir. Analyser !

Aidée par l’épuisement, la prisonnière récupérait petit à petit une respiration plus lente. Elle se força à compter jusqu’à cent pour achever de se calmer. Elle devait agir avec lucidité. Dans un premier temps, il fallait qu’elle se libère.

Avec appréhension, Hazel attrapa l’aiguille plantée dans son coude puis l’arracha d’un mouvement sec. Elle ne put retenir un geignement de souffrance et s’attaqua ensuite à la sonde urinaire qui sortait de sa culotte. Elle tira dessus, mais interrompit son geste quand un éclair brutal sillonna son bas-ventre. Avec un râle excédé, Hazel abandonna et entreprit de décoller les électrodes placées sur sa peau. Le son étouffé d’une alarme retentit, un gyrophare se mit à clignoter au-dessus de sa tête, à l’extérieur de la boîte. L’intense lumière rouge lui fit plisser les paupières et raviva son mal de crâne.

Une vibration suivie d’un ronronnement l’interpella. Son pouls s’affola davantage quand, soudain, son cercueil glissa en arrière dans un chuintement métallique. Hazel se retrouva face à une paire d’iris si bleus qu’ils en paraissaient transparents. Son premier réflexe fut de se redresser, mais les sangles l’en empêchèrent et la ramenèrent à son impuissance. Sa tentative réveilla les innombrables douleurs de son corps maltraité. Elle était faible, sans aucune possibilité de se défendre si nécessaire. Vulnérable. Une première expérience dont Hazel se serait bien passée.

L’inconnue, une femme, pressa un bouton situé en amont de sa tête. Les alarmes se turent pour le plus grand bonheur des tympans de la prisonnière. Un masque et une charlotte en tissu blanc dissimulaient en partie le visage ainsi que les cheveux de la nouvelle venue. Elle portait une blouse et des gants de la même couleur. D’un geste de l’index, elle intima le silence à Hazel qui hésita entre paniquer et suivre son conseil. Son regard doux l’incita à choisir la seconde option. Elle décida de lui faire confiance.

Existait-il d’autres solutions raisonnables ?

Des pas retentirent au loin, le visage disparut de son champ de vision. Son pouls déjà rapide reprit sa course folle. Une voix féminine glaciale la fit frémir.

— Un incident a été signalé !

— Un simple souci technique. Une des sondes est tombée. Tout va bien, répondit l’inconnue, le dos droit, froide et calme.

— Veuillez décliner votre identité.

— MET2-285-12.

— Vous confirmez n’avoir rien à déclarer ? Avez-vous besoin qu’on envoie un agent de maintenance ?

— Je confirme. Et ça ne sera pas nécessaire.

Alors que ces personnes étranges parlaient de leurs voix sans âme, des larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme. Les douleurs dans son dos devenaient intenables. Son corps entier se réduisait à une masse souffreteuse. Elle ne supportait plus de se sentir enfermée, comprimée par ces sangles !

L’inconnue réapparut, abaissa son masque. Sa peau diaphane aussi blanche que de la porcelaine laissait transparaître quelques fines veines bleutées. Même ses lèvres arboraient une pâleur cadavérique. Son expression douce associée à son sourire généreux se voulait rassurante. Pourtant, les coups d’œil nerveux qu’elle jetait de temps à autre aux alentours prouvaient son anxiété.

Elle appuya sur un bouton sous le caisson et la paroi de verre coulissa. Un air lourd chargé de relents chimiques enveloppa Hazel. Elle inspira tout de même avec soulagement, soudain moins oppressée.

D’une voix fébrile, la femme chuchota au creux de son oreille :

— Tu n’étais pas censée te réveiller aussi vite. Alors, écoute-moi bien, Hazel, tu vas suivre à la lettre mes ordres et cela, sans poser de questions. Tu es perdue et terrifiée, mais les réponses viendront en temps voulu. Le plus urgent est de te sortir de là pour te mettre à l’abri. Tu vas devoir me faire confiance. N’essaye pas de parler, tu vas avoir besoin de quelques jours pour retrouver une voix normale.

Le cœur de la prisonnière battait toujours trop vite, néanmoins ses yeux s’accoutumaient peu à peu à la lumière. Elle distinguait mieux maintenant les multiples néons accrochés à un plafond blanc immaculé. Sa sauveuse s’accroupit et pressa un petit ballon d’eau qui se situait sous le caisson.

— Ça risque d’être douloureux, mais je dois retirer cette sonde. Inspire profondément puis vide tes poumons au maximum.

Hazel ferma les yeux avant d’obtempérer. Tandis qu’elle expirait, une brûlure broya son bas-ventre. Par bonheur, ce fut bref. De toute évidence, cette femme maîtrisait les soins infirmiers.

— Bien, à présent, je vais ouvrir tes sangles puis t’aider à te lever. Nous allons devoir agir vite pour ne pas nous faire prendre. Tes muscles sont atrophiés et tu as probablement des escarres. En dépit des massages, les corps s’abîment de rester si longtemps inertes. Tu vas avoir mal, des vertiges, mais tu devras bouger aussi rapidement que possible. Compris ?

Hazel acquiesça en silence, le cœur en déroute.

Quel était donc cet enfer ? Et qui était cette étrange personne au nom imprononçable ?

Dévorée par la frayeur, perdue, percluse de douleurs, elle ne souhaitait qu’une chose : retrouver ceux qu’elle aimait. Sa mamina, sa sœur, son meilleur ami… les bras réconfortants de Lex !

Dédaignant son état proche de l’hystérie, la femme se pencha pour appuyer sur divers boutons. Dans un grésillement, les trois sangles qui retenaient prisonnière Hazel se rétractèrent. Elle était enfin libre !

Fébrile, elle agrippa les rebords du caisson et, sans attendre, poussa sur ses jambes pour sortir de ce cercueil qu’elle ne supportait plus. Alors qu’elle basculait en perdant l’équilibre, l’inconnue se précipita pour l’assister. Ses muscles refusaient de lui obéir. Elle se débattit comme une forcenée et tenta de se mettre sur ses pieds qui se dérobaient sous son poids.

— Calme-toi, Hazel !

La voix claqua avec fermeté. De ses doigts glacés, elle attrapa son menton afin de l’obliger à la regarder.

— Je t’ai dit de te calmer, tu es en état de choc, c’est normal. Vas-y doucement.

Les douleurs de son corps s’atténuèrent. Ses iris bleus plantés dans les siens l’aidèrent à s’apaiser. Hazel n’entendit soudain plus le son de ses murmures. Mais elle se sentait mieux, comme plongée dans du coton. Elle accueillit avec bonheur la vague noire qui l’emporta dans l’inconscience.

Mourir ici et maintenant lui apparaissait comme le paradis.

4

 

Myrmécia, 315 post-GC

 

Une gifle sortit Hazel de la torpeur bienfaisante dans laquelle elle s’enfonçait.

— Oh, non ! On ne tourne pas de l’œil, ce n’est pas le moment ! s’exclama sa sauveuse, intransigeante.

Un long gémissement surgit de sa gorge alors que les douleurs de son corps réapparaissaient. Les deux femmes se trouvaient sur une plateforme élévatrice, à plusieurs mètres de hauteur, au cœur d’une salle immense. Une fois au niveau du sol, l’inconnue se glissa derrière Hazel, l’attrapa sous les aisselles puis la traîna tant bien que mal dans son sillage. Cette dernière ne pesait pas bien lourd, néanmoins, l’exercice lui arracha plusieurs grognements. Un carrelage blanc glacial défilait sous le corps inerte de la rescapée amaigrie et dénudée tandis que l’air aux relents de désinfectant envahissait par à-coups erratiques ses poumons fragilisés. Des frissons dressèrent les poils de sa nuque en même temps qu’une quinte de toux crispa sa trachée.

— Fais un effort, râla l’inconnue, essoufflée. Mes collègues vont très vite revenir et je n’ai plus la force de mes vingt ans !

Hazel entendait ses paroles sans vraiment les écouter, absorbée par la souffrance irradiante. Comment pouvait-elle imaginer qu’elle puisse se tenir debout alors que le simple fait d’y penser lui semblait insurmontable ? Durant toute son existence, sa famille l’avait chouchoutée, protégée. En dépit de la situation difficile en France, elle avait été élevée au cœur d’un doux cocon par ses parents et sa mamina, puis plongée dans la bulle d’amour sécurisante de Lex. Aussi, ce qu’elle vivait la dépassait.

— Je t’en prie, Hazel ! Si on se fait prendre, nous serons exécutées sans sommation. Toi et moi !

Ses derniers mots lui firent l’effet d’un électrochoc. Hazel refusait la responsabilité de la mort d’autrui ! Elle releva la tête et croisa les iris azur emplis de panique de sa sauveuse. Ses joues crayeuses se coloraient de rouge sous l’effort déployé, sa respiration agitait ses épaules à un rythme effréné. Sa charlotte gisait au sol et ses cheveux blonds, presque blancs, attachés en chignon, brillaient à présent sous la lumière crue. Hazel ne savait ni où elle se trouvait ni avec qui, encore moins pour quelle raison, mais elle devait se remuer, ou l’enfer s’abattrait sur elles.

La jeune femme ramena ses genoux tant bien que mal contre son torse. Avec précaution, elle pivota pour se retrouver à quatre pattes, les paumes contre le carrelage gelé. Sa vue demeurait hésitante et un vertige amplifia la sensation de flou qui lui donnait l’impression de se noyer. L’inconnue entoura ses frêles épaules de ses bras puis l’aida à se hisser sur ses pieds. Ses plantes, recourbées et tordues comme celles d’un centenaire, n’avaient de toute évidence pas effleuré la terre ferme depuis une éternité. Néanmoins, Hazel se sentait tel un bébé lors de ses premières tentatives de marche. Maladroite et apeurée.

Un nourrisson dans un corps de vieille femme.

— Respire profondément, avance un pas après l’autre. C’est normal que tu sois dans cet état. Ça va mettre du temps, mais tu iras mieux. Tu vois la porte bleue ?

Hazel leva le front puis plissa les paupières afin de suivre la direction de son index pointé.

— C’est là que nous nous rendons.

 La fameuse porte dansa devant ses yeux et lui parut à des années-lumière de l’endroit où elles se tenaient. Ses muscles rechignaient à lui obéir. Elle s’obligea à un immense effort afin de maintenir son équilibre précaire. Mécaniquement, tel un robot désarticulé, Hazel réussit à progresser.

À cet instant, chaque seconde ressemblait à une éternité douloureuse. Concentrée sur chacun de ses mouvements, elle ne se posait même plus de questions. Elle se contenta de se laisser guider par l’inconnue sans jamais lâcher des yeux son objectif.

— On y est presque ! Bravo, tu es forte, Hazel ! l’encouragea sa sauveuse.

À proximité de la porte, cette dernière fouilla dans la poche de sa blouse pour en extirper un trousseau. À cause de ses gestes rendus incertains par le stress, les clés lui échappèrent et tombèrent dans un bruit de métal amplifié par le silence de la salle. Hazel se laissa choir dos contre le mur, paumes appuyées sur sa poitrine douloureuse, puis glissa jusqu’au sol dans un soupir soulagé. Elle n’en pouvait plus. Son corps gourd à l’agonie atteignait ses limites.

— Ce n’est pas le moment de t’effondrer !

Avec un grondement impatient, la femme ouvrit et l’attrapa de nouveau sous les aisselles. Hazel aperçut des balais, des serpillières ainsi que divers produits ménagers alignés sur des étagères. Elle la tira jusqu’à un recoin sombre puis la cala contre un mur de béton face à une armoire métallique.

Hazel réprima un frisson, la chair de poule courut sur l’épiderme de ses bras. Ses simples sous-vêtements ne suffisaient pas à la protéger du froid mordant. L’inconnue lui jeta une couverture de survie encore pliée.

— Le temps que tu reprennes tes esprits, ça te réchauffera. La température est douce dans la cité, mais ton immobilisation prolongée a détraqué ton corps.

Elle posa un sac à ses côtés et continua :

— Par chance, j’avais déjà prévu tout le nécessaire. Des habits, du désinfectant pour tes plaies et des rations de survie.

Elle en sortit une boîte hermétique puis obligea Hazel à la regarder.

— Ça, c’est très important. Si tu veux récupérer rapidement, tu vas devoir t’injecter cette solution.

Elle l’ouvrit pour en extraire un étrange objet de forme rectangulaire rempli d’un liquide orangé.

— C’est un mélange naturel de vitamines et de tout ce dont tu as besoin pour te retaper et éviter l’infection de tes escarres. Je t’ai mis vingt-quatre doses, ça suffira. Prends-en une toutes les six heures.

Les paupières d’Hazel se fermèrent. Morphée l’attirait inexorablement au creux de ses bras. Mais, sans pitié, sa sauveuse attrapa son menton avant de désigner la boîte.

— Tu dois écouter ! Ceci est un appareil réglé exprès pour toi. Dès qu’il vibre, tu t’injectes le produit. Il suffit de placer le petit embout contre ta peau et, lorsque la lumière bleue apparaît, tu appuies dessus. Tu as bien compris ?

Hazel opina du chef avec mollesse.

— Maintenant, tu restes ici. Sois discrète, frictionne-toi, actionne tes articulations et nettoie tes plaies, c’est important.

Elle examina le corps d’Hazel qui lui demanda :

— C’est quoi des escarres ?

— Des lésions de la peau sur les points de pression. Les infirmières effectuent des massages sur les endormies, hélas, nous ne sommes pas assez nombreuses et ça ne permet pas de les éviter totalement.

Ses doigts frais palpèrent l’arrière de ses talons et vérifièrent le bas de son dos.

— Les tiennes ne semblent pas très graves, mais elles nécessiteront des soins de longue durée. Le mal se situe en profondeur. Pour le moment, applique ce désinfectant, on s’en occupera mieux ensuite. Quelqu’un viendra te chercher très bientôt, il faudra que tu sois assez en forme pour te mouvoir avec rapidité. Tu as de quoi tenir plusieurs jours. Je vais te faire la première piqûre, tu vas voir, c’est simple.

Patienter dans cette pièce semblait à sa portée. En revanche, enregistrer l’entièreté de cette déferlante d’informations se rapprochait de l’impossible. Mais l’épuisement l’empêchait de se questionner.

D’un geste sûr, la femme saisit la peau de son ventre entre le pouce et l’index puis y apposa le boîtier. La machine émit un bourdonnement. Une dosette de liquide s’enclencha dans un piston, et une diode bleue s’alluma. Elle appuya dessus, un léger pincement fit sursauter la rescapée.

— Tu vois, très facile. Fais juste attention à ne pas piquer au même endroit plusieurs fois de suite, ça peut provoquer un hématome.

Alors qu’elle s’apprêtait à partir, Hazel attrapa son poignet :

— Quel est votre nom ?

— Je suis MET2-285-12, mais tu peux m’appeler Liana. Nous nous reverrons très bientôt, Hazel, et tu comprendras tout. Pour ouvrir la porte de cette pièce, il faut une clé que je suis seule à posséder. C’est un vieux placard inutilisé, tu ne crains rien. En cas d’extrême urgence, tu peux déverrouiller de l’intérieur. Mais tu ne dois pas en sortir, sous peine de risquer ta vie. Notre vie. Fais-nous confiance, tout ira bien.

Qui était donc ce nous qu’elle évoquait ?

Dans la brume de ses pensées tourmentées, de multiples questions se formaient à présent. Hazel ignorait si elle se trouvait au cœur d’un cauchemar ou dans une sordide réalité. Dans tous les cas, elle devait une fière chandelle à cette femme.

— Liana ?

— Oui ?

— Merci, murmura-t-elle dans une esquisse de sourire reconnaissant.

D’une secousse, cette dernière retira son poignet de l’emprise de ses doigts maigres.

— Ne prononce plus jamais ce mot ici. D’accord ?

Sans attendre de réponse, elle se redressa avant de disparaître par la porte bleue, abandonnant Hazel, seule face à son incompréhension, sa peur et sa souffrance.

Seule face au néant.