« D’abord – un frisson – puis la torpeur – puis l’abandon. »

Emily Dickinson


 

1

Soline

 

Lunettes de soleil sur le nez, capuche rabattue sur le crâne, j’avance en direction de l’avion qui va m’emporter loin de ma patrie de naissance. Circuler ainsi dissimulée est devenu une habitude confortable qui m’évite les regards désobligeants ou inquisiteurs.

Mon bagage cabine émet un couinement régulier qui m’irrite un peu plus à chaque pas. C’est une première pour moi de quitter le plancher des vaches et j’avoue ne pas me sentir fière. Imaginer des tonnes d’acier se déplacer à vingt mille mètres d’altitude m’a toujours semblé difficile. Les imaginer avec moi à l’intérieur se rapproche d’une phobie. Cette peur m’en fait oublier les craintes que je nourris quant à ma destination : les îles Féroé, archipel autonome appartenant au Danemark, situé entre l’Écosse et l’Islande. Terre sauvage emplie de mythes et d’histoire où se planque le dernier membre de ma famille : mon oncle Théophile, artiste peintre de son état, mais surtout spécimen humain foncièrement perché.

Mon cœur frappe si fort qu’il me donne la sensation d’un roulement de tambour incessant dans ma tête. Mes tempes pulsent de douleur en raison de ma mâchoire crispée et mes nerfs sont aussi tendus que les élastiques du string de Kim Kardashian. J’ai pourtant pris deux cachets pour soi-disant me détendre, hélas, pour le moment, le résultat n’est pas probant.

Avec fébrilité, je cale une mèche de mes cheveux dans ma bouche pour la grignoter, un tic dont je ne parviens pas à me débarrasser. Geste qui me rassure tout autant que ma manie de mastiquer des chewing-gums.

Je jette un regard derrière moi, là où je peux encore apercevoir au loin les gens se dire au revoir dans des concerts éplorés. Personne ne pleurera mon départ, personne n’observera d’un œil triste le décollage, personne n’aura de regrets à mon égard.

Et ça ne m’atteint pas. Plus.

Enfant et ado, j’ai cherché avec désespoir à m’entourer d’amis à défaut de vrais parents, mais j’ai vite réalisé qu’on ne me réduisait qu’à mes particularités physiques sans creuser plus loin. Les mêmes éternelles questions revenaient toujours à un moment ou à un autre : « Tu vas mourir ? Tu souffres ? Tu vois de travers ? C’est dû à quoi ? »

Ou en plus glauque : « T’es comme les vampires ? T’es une créature sortie d’un monde parallèle ? Un extraterrestre ? »

Si, juré, on m’a déjà balancé ça à la tronche, et à 5 ans, ça pique un peu. À savoir que non, je ne suis pas une buveuse de sang, et oui, comme tous mes homologues albinos, ma vue est déficiente, mais s’est néanmoins améliorée grâce à une opération. Je ne suis plus obligée de porter des hublots en permanence, une paire de lentilles me suffit, et c’est un véritable soulagement.

Après les premières curiosités, ces relations amicales ou amoureuses s’achevaient dans l’indifférence au mieux, par un rejet au pire. Probablement que je ne m’avérais pas à la hauteur des attentes d’autrui. Avec les années, j’ai appris à me forger une carapace, à accepter ma réalité en éloignant cette colère qui m’empoisonne. Colère due au sentiment d’injustice qui m’a accompagnée dès lors que j’ai compris ma marginalité.

Au lieu de sombrer dans les déviances de l’adolescence, je me suis transformée en vraie ménagère avant l’heure, remplaçant ma mère absente avec hargne et précision. Alors que les jeunes de ma classe découvraient les joies des sorties, des premières clopes illicites et les prémices d’émois amoureux, je cuisinais, nettoyais, gérais les papiers de mon foyer. Je suppose que c’est en partie la raison qui a fait de moi une personne protectrice envers ceux qu’elle affectionne.

Surprotectrice même, il paraît.

Je donne ce dont j’ai manqué durant mon enfance, ma mère ne s’en est jamais plainte. Cette enfant qu’elle ne parvenait pas à aimer la soulageait du poids de ses tâches quotidiennes, et moi, je m’échinais afin d’obtenir un tant soit peu de reconnaissance, de tendresse. Mais rien n’y a fait, Pia Johansen n’a jamais été capable d’un geste doux envers moi. Une mauvaise chute due à un AVC l’a fauchée ou, plutôt, l’entreprise familiale d’import-export qu’elle s’efforçait de maintenir à flot a eu raison d’elle. Ses journées et ses nuits ne comptaient pas assez d’heures. Ajoutez à cela une consommation accrue d’alcool et vous obtiendrez une mort prématurée à l’aube de ses 40 ans. Son corps a dit stop sans prévenir et je l’ai enterrée il y a maintenant soixante-cinq jours.

Je ne ferai pas la même connerie. Je me le suis promis.

Mes grands-parents étant eux aussi décédés, ce fichu business, responsable à mes yeux de son indifférence à mon égard, je m’en suis débarrassée sans état d’âme au premier acheteur venu. Cela m’a permis de me constituer un petit pécule pour mon nouveau départ.

Vivre mes rêves, rêver ma vie, redémarrer de zéro, voici mes seules et uniques ambitions.


 

***


 

Épuisée et nerveuse, je quitte enfin cet oiseau de métal qui m’a baladée dans les cieux. Après sept heures de voyage, trois avions, deux escales interminables à Amsterdam, puis Édimbourg, je n’aspire plus qu’à dormir, et ce, pendant au moins vingt-quatre heures d’affilée. En temps normal, je suis déjà une marmotte professionnelle, pas de celles qui collent le chocolat dans le papier d’alu, non, mais bien de celles qui roupillent sans jamais s’en lasser.

Je suis un oiseau de nuit, absolument pas matinale.

Comme en France, personne n’attend après moi ici. Mon oncle préfère éviter les sorties et je dois donc me débrouiller seule pour rejoindre sa maison. Je récupère les clés de la voiture que j’ai louée à une agence, mes valises, puis me mets en quête du véhicule. Le vaste parking est rempli. À ma grande exaspération, le commercial un brin laxiste n’a pas su me donner d’emplacement précis ni de marque. Comme je n’apprécie pas me faire remarquer, j’ai baissé le nez et accepté son manque de professionnalisme, étouffant cette colère froide qui veille en moi.

Faux départ ? Peut-être, néanmoins, je préfère rester positive.

La première sensation qui m’envahit en sortant du hall de l’aéroport de Vágar s’avère être un immense soulagement. L’air frais contraste avec l’atmosphère brûlante de ce mois de juillet en France. Le soleil se cache derrière de lourds nuages gris, ma peau diaphane d’albinos ne risque pas de rougir. Ici, aux Féroé, nous sommes en pleine période estivale, mais les températures ne dépassent pas les treize degrés. La seconde sensation qui me frappe de plein fouet est un vertige face à l’immensité du paysage qui m’entoure. Au loin, des collines rocheuses aux arêtes affûtées s’élèvent avec majesté, sur leurs flancs s’étale une herbe verte et rase. Dans ces îles, très peu d’arbres poussent, le climat océanique si particulier ne leur est pas favorable. L’air iodé m’enveloppe, j’inspire avec bonheur en fermant les paupières un instant. Le changement se révèle brutal, toutefois, la vision lointaine de ces reliefs sauvages préservés de l’homme me subjugue. C’est incroyable, plus encore que ce que j’avais pu observer sur le Net ! L’émotion m’étreint. Me voici enfin sur la terre de mes ancêtres, cette terre emplie de légendes et de mythes scandinaves qui me passionnent.

Une fois revenue à la réalité, j’erre sur le parking, aussi chargée qu’une mule, durant ce qui me paraît des heures. Usée, je presse d’un geste mécanique le bouton de la clé par intermittence, lâchant quelques jurons bien sentis. Une pluie fine s’ajoute au tableau, par chance, j’avais prévu ce sweat qui me protège. Je commence à m’agacer sérieusement quand enfin j’aperçois les clignotants orange d’un pick-up gris cobalt s’illuminer. Un sourire éclaire mon visage, vu le petit prix que j’ai payé pour ce mois de location, je n’ai rien à dire.

Très bonne surprise !

Le véhicule semble comme neuf, équipé des dernières technologies et brille de mille feux. Je trouve même la force d’effectuer les ultimes mètres qui m’en séparent au pas de course. Alors que je m’apprête à tirer sur la poignée du coffre, une voix grave à la tessiture de velours retentit dans mon dos.

– Je ne crois pas, non.

Je me fige et pivote avec lenteur, le cœur battant un peu plus vite. Si l’homme qui s’adresse à moi en anglais n’a ni la blondeur typique ni la barbe des Vikings, il en possède la stature. Il doit mesurer au bas mot dans les un mètre quatre-vingt-dix et sa largeur d’épaules équivaut à deux fois la mienne. Habillé d’un pantalon clair et d’un pull beige à mailles classe, je ne peux qu’imaginer les impressionnants muscles qu’il planque sous ses vêtements. Mon pouls s’emballe tandis que mon menton se redresse afin de pouvoir observer l’importun dans les yeux.

Et quels yeux !

Je suis harponnée par deux iris si bleus qu’ils en paraissent irréels, aussi profonds qu’un abysse, aussi acérés qu’un sabre japonais. D’épais sourcils les surplombent, conférant une intensité supplémentaire à ses prunelles indigo. Ses cheveux bruns presque noirs ajustés avec soin retombent sur un côté. Tout en lui exhale une virilité exacerbée, de sa mâchoire carrée, à son cou large, en passant par son attitude ou son odeur masculine qui flotte jusqu’à mon nez.

Il n’y a pas à dire, ce mec tiré à quatre épingles en impose.

Un cri aigu m’extirpe de ma contemplation muette, me faisant sursauter. Gênée par cette proximité indésirable, je recule d’un pas avant de découvrir qu’il tient une immense cage recouverte d’un tissu brun. C’est de là que vient l’étrange cri.

Décontenancée, je m’exprime à mon tour dans la langue de Shakespeare.

– Pardon, monsieur, je n’ai pas compris.

– C’est ma caisse, donc, pas touche, lâche-t-il, cinglant.

Je fronce les sourcils, agacée par son ton glacial. OK, je suis quelqu’un d’effacé afin d’éviter les jugements souvent négatifs, mais je possède un gros caractère et une colère qui me pousse à me défendre sans hésitation. Je déteste qu’on me manque de respect.

– Je vous assure que vous faites erreur, inutile d’être aussi tranchant.

– Oh, vraiment ? raille-t-il. Vous suggérez que je suis incapable de reconnaître ma propre voiture ?

Je hausse les épaules et pointe la clé en cliquant. Rien ne se passe. Mes joues s’empourprent, je réitère mon essai. Rien. La honte intersidérale. Par un malheureux hasard, il a fallu qu’il déclenche le déverrouillage en même temps que, moi, j’appuyais. Deux choses sont à présent certaines : d’un, je risque d’errer encore un moment sur ce parking, de deux, je viens de subir ma première humiliation féroïenne. Ça se fête, non ?

D’une paume autoritaire, il me bouscule afin d’accéder à son coffre qu’il ouvre en grand pour y déposer la cage. Ma bouche s’arrondit de stupéfaction devant son peu de savoir-vivre, mais il me coupe la parole avant que j’aie le temps de protester.

– Les lunettes de soleil vous seront inutiles ici.

Il ajoute pour lui-même :

– Fichus touristes. Fichue gamine.

Son impolitesse me fait bouillir et j’ai juste envie de rabattre le caquet à ce molosse désagréable.

– Je ne suis ni une touriste ni une gamine et votre manque de respect devrait vous faire honte !

Il referme avec précaution son coffre pour, j’imagine, ne pas effrayer l’animal qui se trouve dans la cage, puis pivote vers moi.

– Alors, c’est pire. Une rêveuse en quête d’utopie. Vous devriez reprendre cet avion, y a rien pour vous ici.

Ces mots prononcés avec mépris me heurtent. Je ravale mes insultes tandis qu’il s’engouffre dans l’habitacle sans plus un regard pour moi. Pas de doute, les autochtones savent accueillir dans le coin.

Fichu pit-bull !

2

Soline

 

– Bienvenue aux Féroé, je peux vous aider, mademoiselle ? Je m’appelle sire Ducon du Grand Roquet, ça vous dirait que je vous fasse découvrir nos îles en compagnie de mon air patibulaire et de mon caractère merdique ?

Je referme la bouche, constatant que je rumine seule, mais un peu fort. Un couple de personnes âgées m’observe avec suspicion alors que j’appuie pour la millième fois sur cette clé que je hais désormais. Je me recroqueville, dégoulinante de pluie, mes lunettes de soleil envahies de buée. Enfin un bip résonne, et cette fois, c’est la bonne !

On ne peut pas vivre à deux reprises la même mauvaise expérience, non ? Si ?

J’abandonne mes nombreux bagages et me précipite vers la voiture concernée. J’appuie avec frénésie à plusieurs reprises sur la clé, m’assurant qu’aucun pseudo-Viking n’apparaît. La petite Suzuki obéit sans rechigner, s’ouvrant et se refermant. Je pousse un cri de victoire en la désignant.

– C’est elle, c’est bien elle !

Ça ne vaut pas le standing du pick-up, mais elle fera l’affaire. Au moins, je serai au sec et assise, ce qui s’avère à présent plus qu’un très bon point, mes fringues n’étant pas imperméables. Le couple me lance un dernier regard méfiant avant de s’éloigner main dans la main. Encore des personnes peu avenantes, mais elles respirent l’amour, c’est attendrissant. Peut-être qu’un jour lointain, très lointain, je… Non. Rien du tout. Je n’espère plus une véritable idylle depuis une éternité. Telle une bête de foire, je me suis fait baiser – dans tous les sens du terme – par deux types poussés par la curiosité ou le frisson de l’expérience avec une nana différente. Mais ça n’a pas tenu, et quand ils ont réalisé que je n’étais qu’une fille normale, ils se sont barrés.

Je précise : l’un après l’autre. Je ne suis pas adepte du trouple.

Les quarante-cinq minutes jusqu’à Tórshavn, capitale et lieu de vie de mon cher oncle, défilent à toute vitesse tellement le paysage m’envoûte. J’ai l’impression d’avoir effectué un voyage interdimensionnel, de me retrouver dans un endroit mystique. Aucune voiture ne croise ma route, je me sens seule au monde, et c’est une merveilleuse expérience. J’éprouve le besoin fort, presque vital de renouer avec mon moi profond, de palper du bout des doigts cette ambiance si particulière.

Mais aussi de me découvrir, ou me redécouvrir.

Trop impactée par les regards d’autrui, je me suis noyée en tentant de me modeler aux attentes de notre société avant de devenir invisible. J’en suis au point de ne plus savoir qui je suis vraiment, orpheline si hors des codes habituels.

Aujourd’hui, je respire comme je n’ai jamais respiré. À peine arrivée aux Féroé, je ressens déjà à quel point ces terres sont ma maison, mes racines.

Après avoir longé un bras de mer, je m’engouffre dans un tunnel étroit où ne semble pouvoir passer qu’un seul véhicule. Il coupe sous les collines et me permet de rallier ma destination sans difficulté. Malgré l’appui de mon GPS, je m’inquiétais de me perdre, mais le peu de possibilités de directions réduit ce risque.

Après un interminable moment dans l’obscurité, je surgis de l’autre côté où, malgré l’heure très tardive, le soleil règne toujours. À cette époque, la nuit ne tombe qu’aux alentours de vingt-trois heures. Encore une particularité différente de l’Hexagone qui confère à ce pays un goût d’exotisme. En juillet, les journées peuvent durer dix-neuf heures !

Autour de moi s’étendent des plaines herbeuses bordées de monts escarpés où l’on ne trouve que roches et moutons. Ces animaux sont considérés comme des rois aux Féroé et sont bien plus nombreux que les humains.

Quand j’entre dans Tórshavn, je découvre avec plaisir de belles maisons aux mille couleurs qui s’alignent dans les rues. Toutes ces nuances réchauffent l’atmosphère fraîche de la ville et lui donnent un air constant de fête.

Guidée par la voix robotique du GPS, je dépasse le centre et son port animé, traverse plusieurs artères commerçantes, puis m’immobilise devant une large bâtisse que je suppose être celle de Théophile Johansen, frère de ma mère, mais surtout, spécimen unique en son genre. Comme moi, il a décidé de tout plaquer du jour au lendemain, au grand dam de la famille, pour retourner sur les terres de nos ancêtres, et enfin devenir l’homme qu’il aurait toujours dû être. Selon ses dires.

J’ai hâte de le revoir, il m’a manqué durant ces dix ans d’absence.

Après un créneau compliqué, je soupire de soulagement avant de m’obliger à ne pas m’assoupir sur mon volant. Ces premières péripéties ont achevé de me vider de mes forces et, si je m’endors ici, je ne me relèverai pas.

Chargée de mes bagages, je frappe avec timidité à la porte de cette maison aux murs jaune poussin montée sur quatre niveaux. De nombreuses breloques pendent par-ci par-là, tintant au gré du vent. Je souris devant cette originalité qui annonce la couleur.

Théophile semble enfin dans son élément.

J’entends un chambardement derrière le battant avant qu’il pivote sur ses gonds avec un antique grincement. Je ne peux retenir un sursaut quand une dizaine de ballons bigarrés approchent de mon visage, accompagnés d’une pancarte où est rédigé en lettres roses maladroites :

Bainveunu ô Féroé Seuline !

OK, Théophile n’a jamais suivi de grandes études et a été déscolarisé très jeune, incapable de s’adapter aux règles. Je ne m’attarde pas davantage sur les fautes tellement son attention me touche. Remarquez qu’il a correctement écrit le nom du pays, en soi, c’est déjà un petit miracle.

Deux chats roux sortent en trombe, feulant, crachant, et manquent de s’encastrer dans ma montagne de valises.

– S ! V ! braille mon oncle que je n’aperçois toujours pas derrière son comité d’accueil. Quelle impolitesse, bande de fripons !

Les ballons disparaissent alors qu’il recule et ajoute :

– Entre, ma gazelle, ne t’effarouche pas pour ces nigauds. Ils sont jeunes et ont encore besoin de quelques leçons de bienséance ! Les autres sont plus dignes !

– Salut, oncle Théophile.

– Juste Théophile, sinon ça fait pompeux.

J’avance en tirant tant bien que mal mon chargement. Les ballons me reviennent dessus, l’un d’eux explose dans un claquement sonore qui m’arrache un nouveau sursaut.

Je déteste ce bruit ! C’est l’un des pires au monde !

– Nom d’un petit bonhomme en sucre ! Quel bazarnaüm ! Navré, Soline, je crains d’avoir vu un peu gros.

Je pouffe derrière ma main, puis l’aide à dompter ses baudruches rebelles. Enfin son visage m’apparaît, et nous nous figeons en même temps. J’imagine que mon allure a de quoi le surprendre avec mes mèches claires dégoulinantes de pluie, ma capuche rabattue et mes lunettes de soleil totalement inappropriées, néanmoins, j’avoue que mon oncle a de quoi me déstabiliser également. Son mini bouc surmonté d’une moustache aux coins relevés s’est transformé en une barbe nattée. À la seule différence qu’un petit nœud bleu nuit en orne le bas et rend la chose moins virile que prévu. Il arbore toujours son éternel bandeau sombre sur l’œil qu’il a perdu à la suite d’un malheureux accident d’huile bouillante lors de ses années ados, et ses cheveux noirs ont poussé et tombent à présent dans son dos en une longue tresse. J’ai devant moi un mix étrange de pirate viking un brin efféminé sur les bords.

Et que dire de son look vestimentaire ?

Sa queue-de-pie en velours pourpre bardée de broderies et boutons dorés semble sortie tout droit de l’ancien temps. Oui, vraiment, Théophile est parvenu à libérer son véritable lui profond et je compte bien faire de même. Non pas que je veuille porter haut-de-forme ou manteau Louis XIV, mais mon oncle paraît accompli et heureux. Ses iris gris pétillants me le confirment, tout comme sa mine rayonnante.

Il me colle les ficelles des ballons entre les doigts, je n’ai pas le temps de les retenir qu’ils s’envolent dans un chatoyant tableau de couleurs. Mes yeux s’écarquillent quand je constate que cette maison s’avère être un énorme loft industriel. Les quatre niveaux ne font en vérité qu’un et la hauteur sous plafond est vertigineuse. Tout comme le bazar qui y règne. Un nombre incalculable d’étagères croulent sous des objets hétéroclites allant du grille-pain à moitié brûlé au cactus géant en passant par un renard empaillé et des dizaines de pots de peinture. Je découvre un coin télé, jouxté d’une baignoire sur pied, perdu au cœur d’une multitude d’immenses plantes vertes. Ses toiles, pinceaux et chevalets de bois tiennent compagnie à un gros frigo américain rutilant. Un vieux break où la rouille le dispute à la carrosserie beige gît au centre, capot grand ouvert, et d’innombrables chats dorment, jouent, mangent un peu partout. J’en aperçois même deux occupés à copuler à grand renfort de cris suraigus.

Seigneur !

Il n’y a pas à dire, Théophile habite un lieu à son image. Un lieu unique, déstabilisant, coloré et plein de vie. C’est particulier, mais j’adore.

En revanche, je réalise que je vais très vite devoir me trouver mon propre logement. Vivre avec mon original d’oncle ne pourra qu’être provisoire, je me vois mal envahir son univers longtemps. Je détonne trop, moi, l’organisée ménagère, et puis… j’aime mon intimité. Chose qui dans cet open space ne paraît guère envisageable. Et ne parlons pas de l’odeur omniprésente des déjections félines.

Alors que Théophile m’entraîne vers un semblant de chambre caché par quelques tissus bigarrés, mon cœur pétille d’excitation. L’anicroche à l’aéroport n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir que je m’empresse de balayer et de balancer aux oubliettes.

Adieu, vil Féroïen aux yeux de glace, bonjour, aventure !

Et surtout, bonjour, nouvelle vie !

3

Soline

 

Deux mois plus tard


 

– Hey, Lucky ! clame l’un des habitués en entrant dans le bar.

Je le salue d’un signe de tête avant de me presser au comptoir pour m’emparer de la tournée de bières que je dois servir à un groupe de footeux de l’équipe NSÍ Runavík. Ils fêtent une victoire, mais me désintéressant totalement de ce sport, je me fiche de savoir contre qui ils jouaient. En revanche, j’apprécie ces grands gaillards, clients réguliers de l’établissement dans lequel j’ai décroché un job qui me permettra de dénicher un petit chez-moi sous peu. Comme partout, sans fiche de paie, on ne va pas loin et j’en ai également besoin pour obtenir les papiers nécessaires à mon statut d’expatriée.

C’est décidé, je ne repartirai plus de ce coin du monde.

Dès les premiers jours aux Féroé, j’ai compris que ma place serait dorénavant sur la terre de mes ancêtres. J’y puise une essence unique, une force vitale qui me permet de renaître tel un phœnix. Ici, personne ne me juge sur mon apparence, du moins, rien de désagréable. Les légendes sont légion dans les pays scandinaves et mon allure plaît beaucoup aux Féroïens. On m’appelle parfois alfe en raison de ma blondeur polaire, de ma peau diaphane et de ma silhouette filiforme. Ce terme plus connu sous le nom d’« elfe » en France me sied à merveille et ne me choque pas. Au contraire, je me sens presque comme cette créature. Ici, rien de malveillant, plutôt une sorte d’admiration craintive, comme si j’étais capable de magie, comme si j’étais un être précieux et respectable.

J’ai délaissé mes capuches et mes tenues garçonnes pour m’habiller de manière plus féminine. J’apprends à me laisser aller, à renouer avec la femme que j’aurais dû être depuis longtemps. Le peu d’habitants et le fait que tout le monde connaisse plus ou moins tout le monde, soit de visu soit via les ragots, m’aide. L’ambiance, quoiqu’un peu rude parfois, se veut familiale.

– T’es trop mignonne, Lucky, dans ce jean ! minaude Lars, l’un des sportifs au crâne aussi luisant qu’un œuf, taillé comme un bœuf.

Sa paume effleure mes hanches et je brandis un index menaçant de ma main libre. L’ensemble des mecs éclate de rire tandis que l’insolent baisse le nez, honteux. Ici, je me suis forgé une solide réputation après avoir giflé un ivrogne trop entreprenant. Dès lors, on m’a surnommée Lucky en référence au célèbre cow-boy qui dégaine plus vite que son ombre. Sauf que moi, ce n’est pas un pistolet, mais des regards noirs ou… des claques.

Cela dit, une seule a suffi !

Au lieu de me sentir gênée, j’ai surfé sur cette vague et, à présent, je suis une sorte de mascotte qui fait doucement sa place au sein de cette communauté ouverte et conviviale. La fille renfermée qui tentait de se rendre invisible la plupart du temps s’efface pour laisser le champ libre à la nouvelle Soline, et c’est juste merveilleux. Il se dit que « les gens du Nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors » selon Enrico Macias, je confirme que c’est bien réel. Au premier abord, ils peuvent paraître froids, toutefois, cette apparente méfiance dissimule des trésors de gentillesse.

– Allez, Lars ! Y a plus qu’à ! s’esclaffe un grand blond hilare. File ton bifton !

Alors que je distribue les bières, sourire en coin, le concerné fouille dans son vieux portefeuille, puis me tend un billet de cent couronnes avec un air confus. Je le saisis en lui lançant un clin d’œil et l’épingle à côté de ses congénères au-dessus des étagères d’alcool. Chaque manque de respect ou geste déplacé me vaut un pourboire supplémentaire, telle est la nouvelle tradition instaurée. Je ne l’empoche pas, mais l’affiche afin de donner une bonne leçon aux gars, comme une sorte de contribution à la cause féminine. Plutôt élevé à mes débuts, le rythme a à présent considérablement diminué et ces provocations deviennent de plus en plus rares.

Je suis assez fière de mon intégration !

En dehors de ces heures nocturnes au Sirkus Bar situé à proximité du port de Tórshavn, je passe beaucoup de temps auprès de Théophile. Il m’apprend les rudiments de la langue féroïenne et, en échange, je le soulage des diverses tâches qu’il exècre : sortir faire les courses, ordonner ses papiers, trier les montagnes de bordel dans son loft, ramasser les déjections qui s’amoncelaient et lui cuisiner quelques petits plats. Je me suis également occupée de mettre en règle sa tribu de chats. Stérilisation, identification et vaccins. En résumé, je prends soin de lui et de ses compagnons avec engouement. Je me sens dans mon élément avec ce rôle rassurant de protectrice et cela ne semble pas le gêner outre mesure.

Théophile s’avère être un merveilleux et pimpant cinquantenaire, mais complètement hors de la réalité. Autre particularité du monsieur qui m’a valu une crise de panique. Il est un narcoleptique notoire, et même si je le soupçonne d’en abuser pour éviter quelques tâches ou discussions sensibles, c’est toujours étrange de le voir piquer du nez d’une seconde à l’autre.


 

***


 

23 h 00. L’ambiance bat son plein, je me détends au gré des blagues foireuses et des rires virils. La population dans ce bar, quartier général des sportifs et marins, se compose essentiellement d’hommes. Je me sens bien parmi eux même si, au début, j’ai été impressionnée par ces ours bruyants et costauds.

Le rodage fut rude, à présent, je profite.

J’autorise Lars à m’embarquer dans une danse enjouée au rythme d’une musique du coin et change de cavalier, tournoyant dans des exclamations amusées. Plus aucune main baladeuse ne vient ternir cette soirée. Elias, mon patron et le propriétaire du pub, entonne un chant viking dans l’ancienne langue, que les convives suivent avec engouement. Je me surprends à fredonner à mon tour en mode yaourt, le cœur pétillant de joie.

– Lalala, blibli yark, omigo, boulaaaa…

Enfin, bref, un truc dans le genre !

La porte s’ouvre soudain à la volée. Un courant d’air froid et humide balaye la pièce, emportant la bonne humeur avec lui. L’agitation retombe alors que j’éclate une bulle de mon chewing-gum, et le claquement semble résonner de façon disproportionnée. À cette heure si tardive, peu de monde se pointe pour boire un verre, d’autant plus que les habitués sont tous présents. Une large silhouette recouverte d’un manteau de cuir pénètre dans la pénombre de l’établissement. Dégoulinant de pluie, l’inconnu avance d’un pas et je me fige en apercevant deux gros oiseaux perchés sur ses épaules.

Ça alors, quel curieux personnage !

L’ambiance s’alourdit, des murmures fébriles courent autour de moi. Ma gorge se crispe sans que j’en comprenne la raison et, quand l’homme repousse sa capuche, ma bouche s’ouvre de stupeur.

Je le reconnais dans la seconde : l’impoli au pick-up, sire Ducon Le Roquet en personne !

Je suis consciente que ces îles sont petites et qu’on risquait de se recroiser tôt ou tard, mais j’aurais préféré que ce soit plus tard que tôt. Très tard. Et la nervosité de la salle confirme ma réticence.

Ses cheveux de jais, moins longs que dans mes souvenirs, retombent négligemment sur le côté dans un ordre plus aléatoire qu’à l’aéroport. Il toise d’un œil perçant chacun des clients avant de me scanner de haut en bas. Je ne discerne aucune lueur dans ses orbes qui m’indiquerait qu’il me reconnaît, ma peau se hérisse au passage de son regard intense.

Je dois me ressaisir ! Je plaque mon sourire le plus avenant sur mes lèvres, puis ose un pas dans sa direction. Seulement un, car son expression dure me pétrifie, et je déglutis avec difficulté alors qu’un nœud s’installe dans ma gorge.

– Bonsoir ! articulé-je. Vous désirez boire un verre, monsieur ?

Un frisson me traverse. Ce mec pourrait me faire du mal, mon instinct me le hurle, tout comme il me hurle de dégager loin.

Soline… T’es une imbécile ! Respire.

Après un silence interminable, il me dédaigne finalement pour rejoindre le comptoir, laissant dans son sillage une odeur de pluie mêlée à un parfum viril. J’inspire une goulée d’oxygène, réalisant que je suis restée en apnée depuis son entrée.

Elias marmonne avec une froideur inhabituelle :

– Salut, Noam, ça faisait un bout de temps qu’on…

– Bourbon, le coupe-t-il d’un ton tranchant.

Pour la première fois, je vois mon patron ravaler ses mots et céder à un ordre désagréable. Cet Irlandais cinquantenaire à la chevelure rousse n’est pourtant pas du genre à s’en laisser conter et je ne peux m’empêcher d’observer le nouvel arrivant plus en détail.

Il possède un nez aquilin, un front haut, un menton carré et une mâchoire à la ligne affirmée, ses épaules sont larges, sa présence dégage une aura particulière, puissante. De nouveau, je constate que cet homme arbore une beauté nordique à couper le souffle, solide et virile. Dans la lueur tamisée, je ne discerne pas le bleu de ses yeux, mais leur expression se veut encore plus percutante que sur le parking, presque inquiétante, teintée d’une lumière sauvage, animale, que je n’avais pas perçue la première fois. Son look est également très différent, plus rock, moins classique.

Ses oiseaux qui ressemblent à de gros corbeaux restent sagement sur ses épaules alors qu’il avale son alcool d’une unique gorgée pour ensuite redemander une seconde ration en claquant son verre sur le zinc.

– Bouge, Elias, gronde-t-il. Et file-moi une vraie dose, putain, j’suis plus un môme !

Sa manière de s’adresser à mon boss si gentil atténue ma timidité et attise cette colère qui demeure toujours tapie au tréfonds de mon âme.

– Vous pourriez être poli, lâché-je d’une voix ferme.

Plusieurs clients tentent d’intervenir en m’appelant à voix basse comme s’ils craignaient pour ma personne, mais je redresse le front, décidée à affronter ce type malpoli. Je regrette mes paroles quand ses prunelles me harponnent. Une violence perceptible scintille en leur cœur et je recule d’un pas par réflexe. Il se relève avant d’approcher de moi si près que je sens son parfum flatter mes narines.

Merde. Il ne va pas me faire de mal en public, non ? Pas devant tous ces solides gaillards prêts à me défendre ? Sont-ils vraiment prêts à me défendre d’ailleurs ? Parce que vu leurs expressions effrayées, je n’en suis plus si certaine ! D’un geste nerveux, je cale une de mes mèches entre mes dents.

– La peur n’est-elle pas délicieuse ? me chuchote en anglais le dénommé Noam, glissant sa bouche ourlée près de mon oreille. Tout autant que cette mignonne rage qui ne parvient pas à l’étouffer…

Mon corps tressaille à son souffle brûlant.

– Pardon ? articulé-je péniblement en délaissant mes cheveux.

– Elle émane de toi, s’étiole dans l’air telle une gourmandise dont je pourrais me délecter jusqu’à plus soif. Oh, petite alfe, tu as raison de me craindre.

Mes joues s’enflamment alors que sa voix rocailleuse coule en moi telle de la lave incandescente.

– Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous…

– Cesse donc de parler pour ne rien dire, m’interrompt-il.

Il se redresse avant d’ajouter avec assurance :

– Nous nous reverrons.

– Je ne crois pas, non, rétorqué-je, soulagée qu’il reprenne de la distance.

– Oh que si, Soline, nous nous reverrons, et c’est une promesse.

Personne n’effectue un geste ni ne prononce une parole tandis qu’il termine son verre, puis disparaît dans la nuit. Je demeure choquée par ce moment improbable et une unique question hante alors mon esprit perturbé : comment diable connaît-il mon prénom alors que tous ici m’appellent Lucky ?

4

Soline

 

– Jötunn, résonne une voix chevrotante à mon oreille.

Je sursaute avant de découvrir Jonas, un marin retraité à la barbe si fournie que tous le surnomment Julemanden, le Père Noël danois. Ses vêtements aux relents de renfermé sont aussi usés et vieux que lui, mais comme chaque navigateur, il impose le respect. Les hommes de la mer sont admirés pour leur courage, personne n’oserait se moquer d’eux. Ils participent à la vie économique du pays et, selon les légendes, affrontent les créatures marines les plus dangereuses pour leur patrie. Régulièrement, des bateaux ne rentrent pas au port, laissant veuves et orphelins éplorés.

J’adopte l’anglais pour lui répondre.

– Je n’ai pas compris, Jonas, tu sais que je ne maîtrise pas encore à fond le féroïen.

– Jötunn, répète-t-il, son regard sombre braqué sur l’entrée du bar où a disparu Noam. Attention.

– Il parle du grand connard qui vient de sortir, intervient Lars d’un ton grave. Jötunn signifie « géant » en vieil islandais.

Je le remercie d’un sourire pour la traduction et demeure pensive un moment. J’ai déjà parcouru les textes évoquant les géants. Ce mec possède une silhouette impressionnante, OK, mais de là à le surnommer ainsi… Une chose est sûre : il inspire une crainte irraisonnée que je ressens également. Pourtant, je ne le connais pas.

Les conversations reprennent peu à peu et les convives retournent à leurs boissons. Cette rencontre me laisse un goût désagréable en bouche, comme si son ombre menaçante flottait encore dans les lieux. Je soupire et gobe un nouveau chewing-gum à la fraise pour dissiper ce malaise.


 

***


 

Après que j’ai trimé une petite heure, mon patron m’indique que tout est en ordre, qu’il s’occupe de la fermeture. Je récupère mon sac et profite du dernier quart d’heure d’ouverture pour m’installer auprès du groupe de footeux. J’ai très envie d’en apprendre davantage sur ce Noam.

Par chance, aux Féroé, quatre-vingt-cinq pour cent de la population parle couramment l’anglais, ce qui m’évite d’user de mon féroïen encore trop aléatoire.

– Tiens, Lucky ! m’accueille Lars avec un grand sourire ravi. Tu nous fais l’honneur de ta présence.

– Moi, je sais pourquoi, se marre son pote Sven.

– Parce qu’elle m’aime trop, la jolie alfe !

Je hausse les épaules, amusée, et décide d’aller droit au but :

– Dites-m’en plus sur ce jötunn.

Elias nous rejoint et s’exclame, presque offusqué :

– La petite a crushé sur ce salaud !

– Non, absolument pas, me rebiffé-je. En vérité, je l’ai croisé à l’aéroport le jour de mon arrivée et il m’avait déjà laissé une mauvaise impression. Il n’est franchement pas commode. Et ce soir, il semble ne pas m’avoir reconnue, d’ailleurs, j’ai la nette sensation que ce n’est pas le même type ! Il n’avait pas du tout ce look et paraissait moins… bizarre. Juste bougon.

Tous se mettent à rire, mais leurs mines m’indiquent qu’ils sont sur la retenue. Je jette un regard perçant à Lars qui reprend la parole :

– T’as dû voir l’un de ses frangins. Crois-moi, le Noam, il change pas et changera jamais. Évite-le.

– Un frangin ? répété-je bêtement.

– Les frères Petersen sont connus comme le loup blanc, m’explique alors Elias. Il y a vingt-huit ans, on a retrouvé ces trois nouveau-nés dans un carton abandonné devant l’église de Saksun, village qu’ils n’ont ensuite plus quitté. C’est cette vieille fille de Heda Petersen qui les a élevés.

– Des triplés, soufflé-je, touchée par cette histoire tragique.

Lars intervient :

– Noam est un enfoiré, cependant, les deux autres sont moins désagréables. Anton est même plutôt cool, il faisait partie de l’équipe de foot. C’est un bon gars assez drôle, je l’aime beaucoup, mais l’an dernier, il a stoppé le sport et on le voit presque plus. Le troisième, Jorgen, est le plus solitaire, c’est probablement celui que tu as rencontré. On ne le croise pas souvent, il ne parle à personne sauf s’il y est obligé. Ils sont fauconniers, plutôt doués dans leur job. Ils sont pas mal impliqués dans les espèces en danger, l’écosystème des îles, tout ce bordel écolo. Ils font même la guerre à la chasse aux dauphins, chose mal vue par pas mal d’anciens férocement accrochés à leurs traditions.

Imaginer que ce type ténébreux soit un fervent défendeur de Mère Nature me décontenance, cela sort du cliché habituel des bad boys. En revanche, je comprends mieux la présence de ces corbeaux sur ses épaules. Même si je n’entends pas grand-chose à ce domaine, je sais que ça consiste à dresser des rapaces et des oiseaux. C’est un métier plutôt fascinant et rare.

– Ne parlez pas des jötunn ! gronde Jonas depuis le fond du pub en féroïen. Vous allez apporter le malheur.

Elias se penche à mon oreille pour m’informer sur le ton de la confidence :

– Beaucoup de légendes circulent dans nos îles et les anciens craignent les Petersen.

– Pas que les anciens, j’ai l’impression, souligné-je, me remémorant l’attitude des clients lorsque Noam est apparu.

– Disons qu’on se méfie. Dans notre mythologie, les géants siégeaient avec les dieux au Valhalla. Et à la suite d’une guerre effroyable, les dieux les réduisirent à néant, mais on raconte qu’ils se terrent parmi les hommes grâce à leur pouvoir d’illusion et de métamorphose. Certains imaginent que les Petersen sont les descendants de ces géants venus venger leurs ancêtres en s’attaquant aux créatures des dieux : nous, les humains. On dit qu’ils attendent leur heure.

Mes sourcils se froncent.

– Oui, j’adore ces histoires et je les connais un peu, mais tu crois à ces contes pour enfants ?

Le visage d’Elias se trouble et je réalise que j’ai commis un impair. Dans les pays scandinaves, les mythes et légendes font partie du folklore ambiant et en en parlant ainsi, je fais preuve de maladresse. Les Féroïens sont très religieux et possèdent une forte croyance en leur culture et leurs traditions.

– Pardon, Elias, jamais je ne vous manquerais de respect. C’est juste que tout cela est nouveau pour moi, je ne l’avais que lu dans mes livres et l’entendre de vive voix me décontenance.

– On ne plaisante pas avec ça.

– J’en suis consciente, j’ai parlé sans réfléchir.

– La jeunesse… T’es toute pardonnée. Mais méfie-toi, Lucky, ici, la magie règne partout et tu pourrais bien être surprise.

– Je confirme, l’appuie Lars à voix basse. N’oublie jamais que toute légende est fondée sur une vérité. Qui sait où se situe la frontière entre le réel et l’imaginaire ?

Je réalise encore une fois à quel point les autochtones tiennent à leurs racines et à ces mythes qui les entourent. Moi-même, je m’imprègne chaque jour de cette atmosphère si particulière. Pourtant pragmatique, je me sens glisser vers une ouverture d’esprit nouvelle qui m’émerveille et m’effraye. J’ai beau me débattre contre leurs croyances, mon âme vibre et s’harmonise au rythme de ce lieu mystique. La terre de mes ancêtres, mon sang.

Alors que Lars prend congé, je me penche vers Elias pour lui poser une question franche :

– Noam te fait peur ?

Ses iris verts se plantent dans les miens et il n’a alors nul besoin de répondre pour me confirmer ses craintes. L’ambiance s’est ternie à cause de mes interrogations et les clients quittent le bar plus vite que prévu. Elias retourne terminer sa vaisselle tandis que je me décide à rentrer à la maison, perdue dans mes songes.

Ce soir, l’obscurité m’inquiète, et mes yeux fouillent chaque recoin où le danger semble rôder. Les iris de glace de Noam et Jorgen hantent mon esprit, j’imagine l’un d’eux surgir devant moi, menaçant, intimidant. J’imagine leur silhouette déjà plus que massive grossir, s’allonger jusqu’à devenir colossale, puis m’engloutir dans l’ombre infernale qui l’entoure.

Un frisson me traverse tandis que mes entrailles se tordent de peur, je me secoue.

Bon sang, Soline, t’es pourtant pas trouillarde ? !

Il semblerait que découvrir les frères Petersen et leur légende déclenche de drôles de réactions chez moi. Non seulement ils m’effrayent, mais une autre sensation plus ténue m’envahit, une sorte de fascination malsaine. Un besoin d’en savoir plus à leur sujet. Un besoin auquel je ne parviendrai pas à résister, telle une évidence dangereuse, mais inéluctable.

 

Fin de l’extrait