PROLOGUE

 

Monsegur

Odense, Danemark

 

Avec un chuintement discret, les six enveloppes glissent dans la boîte de métal. Comme toujours, une excitation ténue accélère les battements de mon coeur à l’idée que le processus se lance une nouvelle fois. De l’extérieur, rien ne transparaît : je maîtrise mon attitude, mes traits, mes gestes, mon regard. Le contrôle de soi s’avère la plus fiable de mes qualités, ainsi, le monde me perçoit comme un homme assuré, parfois avenant, parfois mystérieux. Toujours inaccessible.
Je tente de faire table rase du passé, me dévouant à mon oeuvre jour et nuit, apportant du bonheur, réparant les âmes en secret, changeant des destins funestes. Et cela me suffit, je respire par le biais des êtres que j’autorise à entrer dans mon cercle.
Mes prunelles sombres s’élèvent sur le ciel chargé de lourds nuages avant de balayer la rue pavée. Les traditionnels stands de hot-dogs dispersés sur les trottoirs — une institution dans mon pays — laissent échapper des odeurs alléchantes de viande grillée, tandis que la porte ouverte d’une boulangerie de quartier libère un fumet sucré. En ce mois d’août, de nombreux touristes flânent encore entre les bâtisses colorées d’Odense, troisième ville du Danemark. L’ambiance se veut joyeuse, chantante, légère. La menace orageuse ne les effraye pas, et je ne peux réprimer un frisson d’angoisse. Je m’oblige à quitter les épais murs de mon manoir une fois par semaine pour maintenir mon image. Cependant, il me faut à présent retrouver au plus vite la tranquillité de Blurwolf sous peine de voir ma part la plus sombre s’agiter face à ces potentielles proies.
Une silhouette menue me sort de ma contemplation.
— Monsieur le comte, me hèle une dame âgée à la mine radieuse. C’est toujours un ravissement de vous croiser. Vous allez bien ?
Mon corps réagit d’instinct. Mon sourire s’élargit, mes yeux se font francs et intenses quand je les plante dans ceux délavés de mademoiselle Jensen, une figure locale aussi commère qu’attachante, veuve de son troisième époux.
— Et vous, miss ? réponds-je en m’inclinant avec respect, sa main dans la mienne.
Elle glousse, acquiesce, rougit sous son épaisse couche de poudre puis entame alors le récit de ses éternelles anecdotes. Je l’écoute d’une oreille distraite, l’esprit tourné vers d’autres horizons. Ma politesse m’incite à ne pas fuir cette conversation.
— Vous remettrez cela ? s’enquiert mon interlocutrice d’une voix plus forte.
— Pardon ?
— Je disais que votre dévouement pour les plus démunis est un exemple. Et je me demandais si cette année, pour Noël, vous alliez rouvrir votre domaine gracieusement ?
Je m’oblige à sourire.
— Pourquoi ne le ferais-je pas ? Qui ne souhaiterait pas rendre les enfants heureux ?
— Vous êtes si généreux, monsieur le comte, minaude-t-elle. Vous êtes un don du ciel.
Si elle savait… Le ciel doit s’épouvanter à l’entente de ces compliments sincères. Mon expression devient taquine et séductrice.
— N’est-ce pas normal ?
— Oh non, vous êtes un exemplaire unique.
Mes yeux s’étrécissent pour mieux s’ancrer aux siens. Elle bat des cils, troublée, puis émet un nouveau gloussement. Mon charme agit sur la plupart du commun des mortels, j’ai travaillé en ce sens pour cerner mes élus, comme je les nomme, mais aussi m’attirer les faveurs des plus puissants tout autant que des simples représentants de la classe moyenne.
Deux jeunes filles blondes m’observent en pouffant, un couple chuchote sans me quitter du regard, les prunelles brunes curieuses d’une femme seule avec son chien s’attardent sur ma silhouette solide, des promeneurs ralentissent en me jetant une oeillade avant de reprendre une marche pressée. Il me suffit d’une seconde pour lire en eux. A contrario, aucun ne décèle le véritable moi.
Quelque peu désuet, comme sorti tout droit d’un temps révolu ou d’un conte d’Andersen, je suis pleinement conscient de l’aura que je dégage. Et pour cause, je n’appartiens à aucune époque. Ma taille supérieure à la norme, mes cheveux ébène en bataille, mon teint clair, mes iris ténébreux, mon look sombre, mélange de gothique et de victorien, tout cet ensemble me permet de gérer mon image. Et surtout, les réactions d’autrui. Je cultive cet aspect hors du temps afin de perturber, repousser les gens ou au contraire, les envoûter. On me pense solitaire, décalé, ou même mystique. Ça ne me dérange pas, ils sont dans le juste.
Je suis admiré, respecté, mais surtout, craint.
Les comportements humains me fascinent. J’ai étudié avec passion la psychologie et son évolution, l’impact sur les interactions sociales, les différents profils de comportements. Mon doctorat et mes nombreuses thèses en attestent. Je sais m’adapter à chacun, devine les cicatrices et réussis toujours à atteindre mes objectifs : que les âmes s’ouvrent et se livrent, me permettent de m’immerger dans ces drames, ces lourds passés, ces secrets plus ou moins honteux, et ce, dans le seul but d’explorer les coeurs meurtris. D’absorber la noirceur, de m’en nourrir pour mieux étouffer la mienne, de rallumer leur flamme, raviver l’étincelle, l’espoir.
Est-ce de l’altruisme comme l’imaginent la plupart des gens ? Non. J’ai besoin de ces ténèbres, besoin de les dompter, besoin de me confronter sans cesse à elles. Accueillir au domaine ces enfants et familles pauvres durant la période de fêtes n’est qu’un voile d’apparat. L’unique événement que j’attends fébrilement vient après : l’arrivée de mes élus de l’année.
Tout en prenant congé de la vieille dame, je ne pense qu’à ces treize courriers libérés de ma main. Bientôt, mes élus s’offriront à moi. Je réparerai alors leurs ailes brisées, me nourrirai de leurs démons pour mieux apaiser le mien.

1
Passion lamalpaga

 

Shiro

France, près de Troyes

 

 

— Pas de lama ? Pas même un petit alpaga ?
— Non, madame.
Je suis à deux doigts de m’étouffer quand il prononce ces trois syllabes bien détachées. Ma. Da. Me. Est-ce que j’ai une tronche de madame, moi ? La madame, c’est ma mère ou ma grand-mère ! Éventuellement ma peste de soeur. Mais pas moi !
Je brandis un index accusateur droit vers ce vendeur de pacotille.
— Ce n’est pas poli, ça !
— De ne pas avoir de peluches à votre goût ?
Je toussote, hésite puis me rattrape aux branches, dévorée par l’envie furieuse de tirer sur la foutue moustache qu’il arbore avec fierté :
— Tout à fait ! C’est très sectaire, limite intolérant ! On ne parle pas assez de la cause lama en France. C’est honteux.
Ses yeux se font dubitatifs avant de glisser sur mon corps. Ou plutôt mes vêtements. Oui, les hommes me matent rarement pour mes atouts féminins, mais plutôt en raison de mes tenues… originales. Mes couleurs de prédilection ? Le rose, le bleu et le blanc. Je mixe ces nuances au gré de mes humeurs, même mes cheveux et mes iris sont raccords. J’y ajoute parfois une touche de violet et surtout… beaucoup de paillettes.
En deux mots : too much.
Et j’adore ça. Je cultive ma différence avec assurance depuis bien longtemps, arborant ce look kawaï au quotidien, vénérant les licornes autant que les lamas ou les oreilles de chat décoratives. On me dit souvent qu’à 25 ans, l’heure n’est plus aux gamineries, et quand je dis on… ça se réduit à ma mère. Toutefois, pour moi, ces fringues n’ont rien d’enfantin. Elles me représentent, moi. Elles sont ma façon d’être, de me différencier, d’envisager la vie au jour le jour. J’affirme ma personnalité et on me fout la paix.
— Je peux faire autre chose pour vous, madame ?
Retirer cette immonde chose poilue de sous votre nez ? Cesser de m’appeler madame avant que je sorte les crocs ?
Je me retiens à temps de lui envoyer ces remarques déplacées et secoue la tête, les lèvres pincées. Contenir mon caractère impulsif est un exercice de chaque seconde. Je ne suis pourtant pas méchante, mais les mots se bousculent souvent pour sortir de ma bouche sans autorisation. De toute évidence, ce n’est pas aujourd’hui que je vais pouvoir agrandir ma collection fétiche d’alpagas et lamas kawaï en peluche. Triste jour. Bonjour frustration.
Moi, accroc ? Noooon.
— Sia ! Te voilà ! Maman te cherche partout.
Ma tyrannique frangine, de quinze ans mon aînée, avance dans l’échoppe colorée où s’étalent des centaines de peluches. Mais pas de lamas… et ça… c’est inacceptable.
OK, j’arrête de tourner en boucle sur cette obsession que peu de gens comprennent.
J’avise Joy d’un regard torve puis m’oblige à lui sourire. Après tout, ma mère et elle m’ont organisé cette sortie dans un parc d’attractions pour mon anniversaire. Je ne peux décemment pas laisser ma passion lamalpaga gâcher cette tentative de réconciliation.
Avec Joy, nous sommes comme deux coqs dans une arène, toujours en compétition, toujours agressives et prêtes à nous sauter à la gorge. La différence d’âge n’aide pas. Mais dans le fond, notre lien de soeurs pulse au coeur de nos veines. Nous nous aimons à notre façon.
Le fait qu’elle ait hérité d’un prénom à sonorité peu exotique amplifie ces tensions — Le mien, Siaolanh me vient de mon pays natal, le Laos. Oh… et la cerise sur le gâteau, mais somme toute injuste, est qu’elle arbore des traits européens également. Elle a tout pris de notre père français. Moi, j’ai hérité des gènes de ma mère.
En dépit de notre nom de famille, Yang, Joy n’a jamais été exclue ou traitée de sale niak. Mes yeux en amande, mes cheveux noirs et ultra raides, ma peau mate et ma taille réduite font de moi une étrangère aux yeux de nos camarades de classe. Alors qu’elle n’est que blondeur et yeux bleus. Merci maman et la génétique. J’en ai fait les frais.
D’origine laotienne, ma famille dissimule depuis toujours au maximum notre passé compliqué. Notre passé de migrants fuyant une terre en guerre où le sang de nos ancêtres a nourri les sols, fuyant la répression communiste, fuyant les bombardements incessants, fuyant la pauvreté. Ma mère a pris la décision de tout quitter pour ce paradis devenu aujourd’hui notre patrie, emportant dans son sillage ses parents ainsi que ses frères et soeurs. Il faut dire qu’elle sait convaincre les foules, ma mère, avec son bagou, sa confiance en elle.
Et il en faut, autant pour se barrer à l’aveuglette que pour s’intégrer au sein d’une culture si différente.
Si ma famille a laissé derrière elle le sang et la violence, il en est autrement de la précarité. Trouver du travail a été compliqué et l’est toujours. De petits jobs en petits jobs, ma famille soudée tient le coup, vit au jour le jour sans beaucoup d’économies. J’ai depuis toujours caché nos origines, notre lieu de vie — un minable appartement dans une tour de béton défraîchi —, nos moyens plus que restreints. Et les gosses savent marquer ces différences, se foutant de la gueule de mes fringues, de mon téléphone vétuste. Autant dire que lorsque j’ai décroché un premier job de serveuse dans un fast food, après avoir loupé mon BAC à 18 ans, mon horizon s’est éclairci. Avec ma première paye, j’ai changé mon look de A à Z et adopté un pseudo pour mieux dissimuler ma véritable identité : Shiro, inspiré d’un personnage du manga « No game no life ». Comme cette héroïne de fiction, j’adore geeker, me plonger dans des univers virtuels, ne plus réfléchir à mon futur.
Et je me suis promis de reprendre des études… plus tard.
La blague.
Cela n’arrivera pas.
— Tu réalises qu’ils n’ont aucun spécimen lama dans cette boutique ? ronchonné-je.
— Tu saoules, Sia…
— Shiro.
Elle me toise un instant en silence puis reprend :
— Tu me saoules, Siaolanh, fous-nous la paix avec tes conneries ! On a économisé toute l’année pour t’offrir ça avec la famille. Viens t’éclater, oublie tes lubies bizarres !
— Mais je crève de peur dans vos manèges de malades !
— OK, on n’a peut-être pas eu la meilleure idée au monde, mais c’est quand même drôle, non ? Fais un effort.
— J’en fais depuis ce matin. Regarde mes cheveux ! Je ressemble à un nid de coucous après la ponte !
Elle éclate de rire avant de me détailler d’un air sarcastique.
— Ta perruque, tu veux dire. Et tous ces faux trucs que tu empiles sur toi.
— Je suis une fashion victime, que veux-tu…
— Une victime tout court.
— Tu ne comprendras jamais rien à rien, bougonné-je en la laissant me tirer à l’extérieur où un soleil brûlant nous accueille.
Je rabats mes lunettes de soleil en forme de cerises d’un geste rapide. Mes yeux recouverts de lentilles de couleur violette craignent la luminosité, et je ne parle pas du vent dans les attractions. Les larmes noircies de mascara sur mon visage me font ressembler à un panda.
— Allez, viens, il nous reste une dernière attraction à faire.
— Non merci. Je vais vous regarder vomir depuis le bas.
Sans me laisser le choix, elle m’embarque jusqu’à une tour géante d’où des cris stridents surgissent. L’immense bras mécanique se tend, virevolte à grande vitesse, ralentissant seulement lorsque les suicidaires à bord se retrouvent la tête en bas.
Mais qui monte là-dedans de son plein gré ?
Pas moi.
— Go, ma soeur, n’oublie pas ta promesse.
Eh bien… si en fait.
Après quelques shots de whisky la veille au soir, j’ai juré de grimper sur tous les monstres d’acier de ce parc. Erreur. Fatale erreur. J’ai osé croire que Joy oublierait, hélas, cette garce n’oublie rien. Je pourrais refuser tout net, me statufier sans plus bouger un membre, hurler au meurtre… Malheureusement, jamais je ne reviens sur une promesse. Jamais. C’est donc l’estomac en vrac et la gorge nouée que je m’installe dans ce fichu manège, sous les battements de mains empressés de maman qui, bien sûr, reste les deux pieds au sol. Elle.
L’odeur sucrée mêlée aux grillades a beau m’envelopper, les gens ont beau afficher des mines radieuses, moi je flippe. Je ne le sens pas, je suis à deux doigts de faire pipi dans ma culotte alors que mon instinct de survie me crie de fuir. Pire… je porte des sneakers trop choux et une petite robe rose pastel bien trop courte pour ce genre d’activités. Parfois, je dépose mon cerveau, je dois bien l’avouer…
Foutu alcool.
Foutue fierté.
Foutue frangine.

2
Envoyez-vous en l’air qu’ils disaient…

 

Shiro

 

Et c’est ainsi que je me retrouve la tête en bas, la perruque à moitié enlevée, la robe relevée et la gorge en feu d’avoir hurlé. Cet engin infernal vient de décider qu’il ne bougera plus d’un poil après nous avoir secoués dans tous les sens. Bien sûr, il faut que cette panne me tombe dessus, et bien sûr au moment où nous sommes à l’envers.
Poisse quand tu nous tiens…
Depuis exactement soixante-sept secondes, nous n’avons pas évolué d’un centimètre. Oui, je compte. Au micro, un type a tenté un message rassurant, une bonne blague, mais la nervosité dans sa voix n’a trompé personne.
Les visages se tendent dans la nacelle face à la nôtre. Et moi… je maintiens ma robe d’une main tout en régulant mon envie de vomir, le coeur en déroute. Trente mètres plus bas, une foule de plus en plus dense s’amasse aux alentours de l’attraction. Les murmures ténus des badauds nous parviennent à peine. Les doigts de Joy attrapent les miens quand une rafale secoue l’immense tour. Un hurlement suraigu m’échappe. Je broie les articulations de ma soeur qui reste étrangement calme.
— Je veux pas mourir ! J’suis pas prête ! couiné-je alors que la panique me fait perdre toute raison. Je veux pas mourir, mourir, mourir !
Mes paupières tremblotent, ma vue se trouble, les battements frénétiques de mon coeur résonnent dans chacune de mes tempes tels deux tambourins cauchemardesques. Je mords mes lèvres à sang, un goût métallique envahit ma gorge.
— Calme-toi, tente ma frangine d’une voix blanche. Ça va pas durer.
Cent-cinq-huit secondes et toujours aucun signe que la machine va repartir. Des nuages sombres s’amoncellent dans le ciel estival. Un grondement ténébreux répond à mes couinements de souris agonisante. L’orage approche et moi… Moi ? MOI ? Je me la joue koala bourré, coincée dans un truc constitué de métal.
Putain, je veux pas griller !
— Au secours ! braillé-je soudain, déclenchant un vent de panique parmi les pauvres victimes bloquées dans leurs sièges.
J’imagine un éclair s’abattre sur la tour, le bras plier sous la force d’une bourrasque, la barre de sécurité s’ouvrir pour enfin me libérer et… m’envoyer droit sur le bitume où je deviendrai un crêpe pour l’éternité. La sueur trempe mon front et le haut de mes lèvres, perle sur mes faux cils, enduit mon dos d’un voile glacé. Je me tends, redresse la tête, de moins en moins maîtresse de mes gestes. Mes entrailles me donnent la sensation de se tordre. Quand j’entends au loin des sirènes hululer, je perds le contrôle et vomis. De longs filaments surgissent de ma bouche, salissent mes cheveux avant de foncer droit au sol. Et je m’imagine subir le même sort mortel que le contenu immonde de mon estomac.
Splosh.
Et il ne restera plus rien de Shiro.
Pire, je pourrais voir ma soeur se briser en mille morceaux et ne rien faire pour la sauver. Ses sanglots résonnent soudain. Sa sérénité l’a abandonnée également. Je plante mes iris écarquillés de terreur dans les siens et nos doigts se serrent à en mourir. En fait, je l’adore cette pétasse, plus que ma propre personne.
— Je t’aime, Joy. Je t’aime, t’aime, t’aime.
— Je… je crois qu’il faut que je te dise quelque chose au cas où.
Ses dents claquent de peur, des perles d’eau surgissent de ses paupières pour s’envoler dans les airs.
— Au cas où quoi ? Quoi ? Quoi ? éructé-je, affolée. Rien du tout. Dis-moi juste que tu m’aimes aussi, demain on en rigolera. Oui on rigolera. On rigolera…
— Je t’aime, Sia.
Je peux lire dans ses prunelles en perdition à quel point elle éprouve les mêmes émotions exacerbées que moi. Elle a réussi à les dissimuler, mais j’étais certaine qu’elle flippait autant. Et qu’elle ne me détestait pas tant que ça.
En bas, des flics repoussent les curieux, tendent des cordons de sécurité. Cinq véhicules de pompiers arrivent et se garent autour de la bête métallique qui nous retient en otages. J’essaye d’apercevoir ma mère, mais ma vision est trop embuée, et les gens trop loin.
La peur me dévore. L’afflux de sang rend mon crâne douloureux tandis que les barres meurtrissent ma peau. Ma vie défile devant mes yeux et un nouveau coup de tonnerre m’arrache un cri. Une averse soudaine s’ajoute à l’équation, trempant dans la seconde mes vêtements ainsi que ma perruque et mes cheveux. La température passe de caniculaire à glaciale. Ma vessie se relâche, l’humiliation devient intenable.
Personne n’imagine sa mort ainsi. Personne.
L’urine réchauffe mon entrejambe, me picote et j’éclate en sanglots alors qu’en bas, les pompiers se préparent à agir. Une grue est acheminée. La honte m’envahit, ma main libre s’accroche avec désespoir aux barres de sécurité au cas où ces dernières céderaient. Il suffirait d’une demi-seconde pour que je me retrouve projetée droit dans les bras de la faucheuse.
J’effectue un rapide bilan.
À 25 ans, je m’habille toujours comme une gamine étrange, je n’ai ni de vrai job ni ambition d’aucune sorte. Pas de passion en dehors de mes jeux vidéo ou ma collection de lamas. Aucun homme ne m’aime assez pour partager plus de trois nuits à mes côtés et je vais crever le jour de mon anniversaire, trempée de pluie, pleine de pisse, de vomi, à moitié à poil, avec une tronche de zombie-panda.
Merveilleux destin, oh… bonheur.
Dieu des lamas, dieu des alpagas… entends-moi, je t’en prie !
— Je suis là, Sia, je suis là.
Ce n’est pas un dieu qui me répond, mais bien ma soeur au bout de sa vie. Sa peau a tellement pâli qu’elle pourrait faire concurrence aux vampires dans Twilight. Une secousse ébranle le manège, je braille de concert avec les malheureux occupants. Des frissons me crispent, je suis frigorifiée. Une voix au micro, plus posée, nous informe que le nécessaire est fait pour sécuriser les lieux, que les secours nous sortiront bientôt de là. Je m’efforce de moduler ma respiration, sans grand succès.
Le vent entrave la progression des pompiers, la nacelle accrochée à la grue se balance et à plusieurs reprises, elle redescend. À chaque tentative échouée, l’espoir m’abandonne un peu plus. J’ai cessé de compter les secondes devenues de longues minutes. Le temps défile, je perds tout point de repère, seulement embourbée dans cette terreur qui ne me quitte pas.
Lorsque la nuit tombe, les pleurs des victimes résonnent plus fort, le mec au micro nous promet encore et toujours qu’ils font leur possible. J’aperçois des journalistes massés aux abords et les curieux qui ne cessent de filmer, leurs téléphones brandis dans notre direction.
Moi qui me voyais bien en influenceuse renommée… me voici probablement en top twitte.
Lorsqu’enfin la nacelle approche, je me trouve dans un état presque apathique. En dépit de la terreur toujours omniprésente, mon corps épuisé ne parvient plus à remuer. Le sang s’est accumulé dans mon cerveau, perturbant ma capacité à réfléchir. Tant mieux. Depuis un moment, je ne sens plus la morsure des barres de métal sur ma peau ni le froid.
Des doigts claquent devant mon nez, une paire d’iris noyés dans l’obscurité m’apparaissent quand je soulève mes paupières. Le flash d’une lampe frontale m’aveugle, je me tends avant de me relâcher dans un soupir.
— On va vous sortir de là.
La voix du pompier est rassurante, et je trouve la force de relever la tête. Je reprends vie, l’espoir revient. La mort ne m’a pas encore saisie entre ses griffes.
Ils sont deux solides gaillards sur la plateforme qui se balance d’avant en arrière, et ils sont donc obligés de nous secourir un par un. Par chance, les barres de sécurité sont personnelles et à l’aide d’un outil quelconque, les hommes extirpent de leur prison les quinze victimes. Soulagée, je vois ma soeur retrouver la terre ferme. Mon tour arrive enfin. Un cri s’étrangle dans ma gorge quand je sens mon corps libéré chuter, mais aussitôt, les bras forts du pompier me retiennent, m’assoient et m’enroulent d’une couverture de survie.
— Tout ira bien maintenant, mademoiselle.
L’odeur de ma propre urine agresse mon nez et ma bouche se tord de détresse. D’un geste, j’arrache ma perruque qui pendouillait encore misérablement, rabats mes mèches hirsutes engluées de vomi. J’ai si honte.
Il s’empresse d’ajouter :
— Ce n’est rien, c’est normal.
Il a compris en moins d’une seconde.
— Si ça peut vous rassurer, vous n’êtes pas la seule.
J’acquiesce en mordillant mes lèvres déjà malmenées. Cela n’efface pas ma honte, mais l’atténue. Je suis consciente qu’ils voient des situations dramatiques au quotidien, et qu’il ne prend pas garde à mon état, à ma puanteur. De ses traits émanent une empathie sans limites, je respire mieux au fil de la descente vers le sol. L’homme n’a rien d’un personnage de romance, aucun coup de foudre ne s’abat sur moi lorsque je croise ses iris sérieux. Sa moustache grise frémit quand il me demande de donner mes nom, prénom et la date du jour afin de s’assurer que ma mémoire fonctionne. Néanmoins, jamais je n’ai tant aimé quelqu’un à cet instant. Mon héros.
Dans un souffle, je murmure :
— Merci…
Son doux sourire achève de me réconforter, je me laisse aller contre lui, mes yeux se ferment. Le choc de cet incident m’a plus que secouée, j’ai la sensation que mon cerveau
a été percuté par la grâce. Je dois cesser de perdre mon précieux temps, savourer cette putain de vie. C’est décidé, je vais prendre mon existence en main.
Demain.
D’abord, il faut que je dorme.
Joyeux anniversaire, Shiro…

3
Appelez-moi, duchesse kawaï !


Shiro


Après une courte visite médicale afin de s’assurer que ma soeur et moi n’avons rien, nous reprenons la route dans un lourd silence. L’épuisement a eu raison des babillages interminables de ma mère qui n’a eu de cesse de répéter les mêmes choses. Combien elle a eu peur, qu’elle nous voyait déjà écrasées au sol, que nous sommes des inconscientes de monter dans ces engins de cauchemar.
Euh ? T’as participé à ce cadeau d’anniversaire, maman, non ? Moi, de base, j’en avais aucune envie.
Cela dit, je me sens envahie par cette nouvelle énergie qui ne me quitte plus. Aujourd’hui, c’est ma renaissance en tant que femme responsable et surtout éclairée. Je dois grandir, agir comme une adulte, me fixer des objectifs précis, des plans de vie à long terme. A contrario, il me faut également apprendre à apprécier chaque seconde sur cette planète.
Je vais travailler en ce sens.
Quand elles me déposent, cinq heures du matin s’affichent sur l’écran de mon Smartphone dernier cri. Il m’a coûté un mois de paye, c’est irraisonnable, mais j’en avais besoin. Un besoin viscéral auquel on ne résiste pas. Je bouffe des pâtes premier prix depuis l’achat, toutefois, un seul regard me suffit pour oublier ce désagrément. Comme pour ma collection de peluches lamalpagas ou mes fringues hyper lookées, je suis incapable de lutter. Il y a des priorités dans mon existence, des priorités qui relancent mon prêt revolving tous les trois mois…
N’est-ce pas ce genre de détail qu’il te faut changer peut-être ? Cesser de dépenser à tout va pour des trucs secondaires et mieux te nourrir ?
Oh, petite voix de ma conscience, et si tu allais te faire foutre ?
C’est armée de ma valisette rose que je relève mon courrier et rejoins mon logement perché sous les toits. Une pièce unique, glaciale l’hiver, brûlante l’été, située à proximité du centre-ville de Troyes. Parce que oui, bien évidemment, je ne possède aucun permis, je suis donc tributaire des transports en commun ou de ma famille pour me déplacer.
Une fois dans le vétuste appartement, je soupire de soulagement, heureuse de retrouver mon chez-moi en dépit de l’odeur d’humidité qui persiste. J’allume une bougie aromatisée, puis balance ma valise sur l’antique clic-clac qui sert également de lit.
Mon premier réflexe est de foncer à la salle de bain me redonner figure humaine pour ensuite faire une story à mes abonnés. Peut-être qu’un jour j’atteindrai les dix mille… J’ai joué sur le mystère en annonçant qu’un drame m’était arrivé sans en dire plus. Un sourire éclaire mon visage. Une dizaine de messages privés s’inquiètent à mon sujet. Je compte donc pour quelques personnes en ce bas monde.
Je me choisis une perruque violet clair en carré structuré, passe une couche de fond de teint, remets du mascara, du gloss et… ajoute le plus puissant filtre beauté. Je relate d’une voix pleine d’émotion les détails de mon cauchemar au parc puis poste sur tous mes réseaux. Avec un peu de chance, je ferai le buzz.
Une épaisse enveloppe attire mon attention quand je pose enfin mon téléphone. Avec le choc, je n’avais pas fait gaffe à mon courrier. Mes doigts glissent sur le papier satiné de couleur écrue. Mon adresse a été rédigée à la main d’une écriture élégante. Je la retourne, curieuse. Mes sourcils se froncent. Un sceau de cire à l’effigie du signe de l’infini la maintient fermée et aucune inscription n’y figure. Si c’est une réclame, cette entreprise a mis les petits plats dans les grands. J’extirpe le papier plié en deux, aussi épais qu’un parchemin. Un coupon argenté s’en échappe pour s’échouer sur mon vieux parquet. Je le ramasse, intriguée, tandis qu’un effluve musqué aux notes boisées s’invite dans mon nez.
— Bah, mince…, murmuré-je en approchant le courrier de mon visage pour en humer la senteur.
Mes paupières se ferment, mon coeur s’emballe.
Comment une odeur peut-elle me faire autant d’effet ?
Je ressens une pointe d’excitation qui anime mes entrailles, un sourire idiot se dessine sur mes lèvres. J’inspire avant de coller le papier contre mon nez. C’est tout simplement hypnotique.
Allo ? Tu te reprends et t’arrêtes de sniffer ce truc comme une camée en manque.
Je me recentre pour mieux observer le ticket argenté que je tiens entre mes doigts.
— Pass VIP, énoncé-je à voix haute.
Ces deux mots sont insérés dans les boucles du même signe de l’infini, et surplombent une suite de chiffres. Je le retourne. Rien. Sur la lettre, dans une écriture identique à celle de l’enveloppe, je lis ces phrases :
Madame,
Vous faites partie des heureux élus conviés au manoir Blurwolf, du 6 au 20 décembre. L’invitation s’entend tous frais payés.
Le jour de votre arrivée, vous recevrez les différentes indications nécessaires au bon déroulement de votre séjour. Munissez-vous impérativement de votre pass.
C’est un honneur d’accueillir votre gracieuse personne à cette merveilleuse période que sont les fêtes de fin d’année. Vous repartirez plus riche que ce que vous n’êtes venue.
Bien à vous,
Le comte de Monsegur
S’en suit un QR code en totale opposition avec le style vieillot du courrier. Mes yeux s’agrandissent. Déjà avec « Madame », il était mal barré le soi-disant comte, mais le « gracieuse personne » m’a perdue. Et je ne parle pas du ton directif de la lettre.
Est-ce une blague, une mauvaise pub ?
Par acquit de conscience, je scanne le QR code. J’arrive sur une page Internet avec plusieurs liens ; un billet d’avion pour un vol Paris-Orly/Copenhague, un billet de train Copenhague/Odense, un second pour Troyes/Paris. Que des allers, aucun retour.
Un dernier lien me fait atterrir sur une sorte de contrat de confidentialité qui m’achève. Un reniflement mi-amusé mi-dubitatif m’échappe. Qui se ferait prendre à un truc pareil ? C’est une arnaque, clairement. Toutefois, j’ai beau tenter de deviner où se planque le loup, je ne trouve rien. On ne me demande aucune info, aucun RIB ou numéro de carte bancaire.
Et d’ailleurs, comment ce bobo a-t-il déniché mon adresse ? L’idée que ce soit un fou en quête de jeunes femmes à saigner me traverse. Oui. Cela paraît évident. S’il ne souhaite pas me piquer d’argent, alors… il veut s’en prendre à ma vertu. Sans plus réfléchir, je froisse la totalité du courrier puis le balance dans ma poubelle.
Comte de Monsegur… n’importe quoi. Et moi je suis la duchesse kawaï du grand lama.
L’enveloppe trône encore sur ma table, je me fige puis la saisis pour en renifler longuement son délicieux effluve. J’ignore qui est ce timbré, mais il sent rudement bon. Durant quelques instants, je m’autorise à imaginer un véritable comte, beau, mystérieux, plein aux as. Il m’aurait vue sur les réseaux et aurait craqué pour mon charme fou. Ma vie se transformerait en romance, je m’envolerais pour son manoir, coup de foudre, baise, madame la comtesse, bébés et tout le tralala.
Atterris, Shiro !
Fichue conscience, elle a le don de me ramener un peu trop vite les pieds sur terre. Je parie que ce Monsegur est un vieux pervers danois qui tente d’attirer des meufs naïves… ou alors un chef de gang moustachu qui gère du trafic d’êtres humains. Je suis sûre qu’il pue la sueur, a le cheveu gras, du poil au gros orteil et que son estomac lui sert de porte-bière.
Et… ça, ça ne me fait pas fantasmer.

4
Le retard, un art de vivre

 

Shiro

 

Tel un bébé lama, je m’étire de tout mon long en gémissant d’aise avant de grimacer quand mon corps me rappelle les restes de son passage au parc d’attractions, trois jours plus tôt. Mon réveil a déjà sonné à quatre reprises, je l’ai repoussé de cinq minutes à chaque fois. Comme d’habitude.
À présent, je dois m’extirper de mon cocon, certes quelque peu vieux et usé, mais si sécurisant. Dans mon antre, je n’ai pas besoin de porter mes artifices, on ne me voit pas dans mon habitat naturel. Je n’autorise personne à pénétrer ici, pas même mon unique ami, Ramzi, que je surnomme affectueusement, et à son grand dépit, Zizi.
Quand le réveil braille à nouveau le générique des Pokémon, je lui tire la langue puis m’oblige à me lever.
— Un jour je serai le meilleur dresseur, je me battrai sans répit ! chanté-je en dansant.
Je laisse couiner le téléphone, secoue la tête, tournoie, évitant le moindre miroir pour ne pas croiser mon reflet.
— POKEMON ! Attrapez-les tous !
Ma voix fausse et stridente résonne dans le mini appartement. J’avale un expresso, saute dans la douche puis ouvre à fond le robinet d’eau. D’abord glaciale, elle devient brûlante et apaise les courbatures dues à ma mésaventure dans le manège.
Second café.
L’énergie envahit mes veines. Je croque dans une pomme, la jette sans la terminer, et enfile mes sous-vêtements préférés avec une tête d’alpaga mauve.
Troisième café.
Me voilà prête à affronter ma tronche.
Alors que je me dirige vers le miroir de pied près de mon lit, des coups retentissent contre ma porte d’entrée vétuste. Je me fige. Qui ose me déranger de si bonne heure ? Mon coeur frappe fort, un mélange de colère et d’angoisse s’abat sur moi. Pétrifiée, j’attends que l’importun daigne se casser.
Toc, toc, toc.
Putain de fou !
Je déglutis, fronce les sourcils et sur la pointe des pieds, j’approche. L’oreille collée au battant, j’essaye de capter un bruit ou quelque chose qui m’informe de l’identité de l’individu. Parce que bien évidemment, je n’ai pas de judas. Mes dents s’ancrent dans ma lèvre inférieure. Peu importe qui est là, je refuse qu’on me voie sans mes artifices. Le silence s’éternise. Mon souffle s’apaise. Soulagée, je repars vers ma Senseo, décidée à calmer mon stress par une quatrième dose d’or noir.
BOM BOM BOM
J’étouffe un cri en sursautant, mon regard s’écarquille. La bande originale de « No game no life » surgit de mon téléphone beaucoup trop fort. Je bondis dessus, le saisis, perds l’équilibre, jure et me cogne le petit orteil dans le coin de ma table basse. Et raccroche involontairement au nez de Ramzi qui doit s’inquiéter de mon retard.
Pourtant je suis éternellement en retard. C’est devenu un art de vivre.
— Bordel ! m’étranglé en pressant mon doigt de pied ultra douloureux.
Si je voulais être discrète pour que l’indésirable se barre, c’est loupé. Soudain, une enveloppe apparaît en dessous de ma porte et ma souffrance passe au second plan. Mes yeux s’étrécissent de stupeur. À pas de loup, hésitante, presque effrayée, j’avance jusqu’à l’intruse.
— Nom d’un petit lama…, murmuré-je.
Je m’agenouille puis tends la main vers le papier crème que je reconnais. J’effleure les lettres manuscrites bien rondes de mon adresse. Après un moment de bug, j’ose la saisir et la retourner. Le même sceau de l’infini est incrusté dans son cachet de cire pourpre.
Coup au coeur. Malaise et sueur froide.
Mes cils battent, mon organe vital s’affole. Quel est donc ce délire ?
Je ne cherche pas plus loin, déchire le courrier en deux et le jette dans la poubelle où se trouve toujours la première version. Ce comte semble se la jouer Dumbledore dans Harry Potter, c’est dingue. Mais moi, je n’ai pas de pouvoirs en dehors de celui d’avoir un look d’enfer. D’ailleurs, il est largement temps pour moi de devenir Shiro.
Je noue mes cheveux bruns en un chignon serré, ajoute un filet, puis opte pour une perruque de longues boucles bleutées que j’accroche avec soin. Mes gestes guidés par l’habitude sont efficaces. Pour mon maquillage, en revanche, j’ai besoin du miroir. Fond de teint, blush rosé, vérification des faux cils, gloss, lentilles violettes, fard à paupières en accord avec ma tenue, une salopette en jean clair avec un débardeur à paillettes et des Sneakers mignonnes. Me voici prête à affronter le monde extérieur.
Mon coeur ne peut s’empêcher d’accélérer quand je pousse ma porte d’entrée. Et si le comte fou se trouvait dans le couloir, à m’attendre ? Et s’il me découpait en rondelles pour me déguster avec un bon Chianti — Pensée à Hannibal Lecter que je vénère ? Et si… s’il me faisait une cour en règle pour ensuite m’emmener loin de ma réalité dans son château des merveilles ?
Hélas, ou plutôt, par chance, je ne croise que ma voisine accompagnée de sa bande de gosses agités. Rien de nouveau à l’horizon. Et c’est presque déçue que j’embarque dans le bus direction le centre-ville historique de Troyes. Là où se trouve la super boutique de Ramzi que je tiens avec lui. Super, mais en galère. À l’ère du numérique et du piratage, ouvrir un magasin de location de DVD et BR relève de l’inconscience. Et quand bien même nous proposons également tout un tas d’accessoires pour geeks et cinéphiles, nous avons du mal à maintenir la barque à flot. Je ne suis pas embauchée à temps plein, impossible pour lui d’assumer deux salaires, mais depuis presque six ans, je bosse quand Zizi a besoin. Ce second revenu me permet de manger et d’assurer mes
frais perso, parce que ma mini paye officielle de serveuse part en loyer et charges. Je m’y sens comme un poisson dans l’eau. Nous sommes passionnés par les mêmes choses, lui et moi.
Les regards des gens dans l’autobus se font fuyants ou insistants. J’enfonce mes écouteurs dans mes oreilles puis lance mes musiques de film favorites. Ainsi, je m’isole de leur jugement. Ou de leur admiration.
Shiro assure, Shiro diffuse une lumière aveuglante et impressionne.
Je redresse le menton, souris avec insolence à un papy trop invasif qui détourne le visage précipitamment. Pendant le court voyage, je m’autorise à fantasmer sur ce comte mystérieux qui m’envoie des courriers. Bah, oui, j’ai envie d’imaginer une belle histoire pour une fois, sans jugement, racisme, intolérance. Sans précarité et moisissures. Sans honte et mauvais souvenirs.
Après tout, j’y ai droit, non ?

FIN DE L’EXTRAIT