Prologue

Adalyne

 

 

Un bon ennemi est un ennemi mort.

Adalyne Saul

 

 

 

New York, 2078

 

 

 

Un pas après l’autre, j’avance vers mon inéluctable fin, droit dans les bras de la Faucheuse. Mes pieds hésitants évitent tant bien que mal les nombreux obstacles, vestiges d’une civilisation ancienne. Une obscurité imprégnée d’humidité m’entoure à présent, ma vision s’est réduite à la taille d’une pièce de deux sous d’or, la devise universelle instaurée après que l’enfer s’est abattu sur Terre, après l’Ultime Jour. Je n’étais pas née à cette époque, toutefois mes mères m’ont beaucoup appris. Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans et je suis mourante. La vie me quitte au rythme entêtant de mon sang qui goutte sur le bitume fissuré d’où s’élève une multitude d’herbes folles.

Tic-tac… le temps m’est compté.

J’en suis consciente. Même si je déniche un abri et de l’aide, personne ne sera capable de me sauver. D’autant plus que je me trouve dans les quartiers de New York qui craignent, à proximité de Liberty Island. Là où pullulent les créatures les plus dangereuses des environs, là où la nature sauvage redevient maître des lieux. Docteurs et chirurgiens ont disparu depuis longtemps dans ce coin du monde.

Quelques mages, des mutants soigneurs capables de canaliser le magnétisme, exercent dans le plus grand secret. Mes chances de tomber sur l’un d’eux sont proches du néant, et de toute façon, hors de question de laisser un de ces monstres mettre les mains sur moi ! Je les hais du plus profond de mes entrailles.

On pourrait se demander ce qu’une femme comme moi fabrique dans cet endroit sordide. La réponse est simple : je travaille. Depuis que j’ai quitté le domicile familial, dix ans auparavant, je suis une traqueuse, et plutôt bonne à ce petit jeu. Tuer ne me pose pas de problèmes, torturer non plus. Et s’il y a beaucoup d’hémoglobine ou de tripes à l’air, c’est un sacré bonus.

Cinglée ? Psychopathe ?

Non, je ne suis qu’une humaine désabusée par la vie comme la plupart des survivants de cette planète. Lors de l’Ultime Jour, l’astre solaire a prouvé sa toute-puissance en balayant l’ensemble de la planète d’une vague magnétique à laquelle personne n’était préparé. Un black-out total s’est abattu sur la planète, accompagné d’une panique générale. À cette époque, tout ne fonctionnait qu’à l’électrique et grâce à l’électronique, les humains ne communiquaient plus qu’à travers des écrans. Leurs repères s’effondrèrent.

Bien sûr, ce fut l’étincelle qui embrasa le monde.

Les jours qui ont suivi, les grandes puissances se provoquèrent jusqu’à mettre en œuvre leurs menaces, lançant leurs bombes tels des gosses trop gâtés. L’ensemble de ces catastrophes a provoqué des mutations inattendues sur l’ensemble des vivants. Certains nomment ce phénomène l’évolution, moi je ne l’assimile qu’à l’enfer sur Terre.

Sans surprise, l’homme a détruit l’homme et tout ce qui l’entourait. Si l’hémisphère sud a été irradié tout en restant à peu près viable, le Nord est à présent une zone sinistrée où pullulent les créatures. Autant dire… une population peu amicale que je chasse sans vergogne dans l’espoir vain que l’humain puisse recoloniser ; le jour lointain où l’astre solaire parviendra à redonner un peu de chaleur à ces sites glacials plongés dans un brouillard perpétuel. Les Hommes survivants se sont réunis sur trois continents, l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Océanie, sous un seul et même drapeau : Humanis.

Je suis née à Kourou bien après l’Ultime Jour. Mes mères étaient comme moi, des soldates fantassins de Pax Legionis – les Légions de la Paix en latin – la main armée d’Humanis. Après une carrière exemplaire, elles ont dû procréer à l’instar de l’ensemble des rescapées. Dans le but de repeupler la Terre, les ventres féminins demeurent la propriété de cette nouvelle et unique nation. L’obligation d’enfanter concerne l’ensemble les femmes, tout du moins, l’obligation d’essayer, et celles admises à Pax Legionis sont plus que rares. En raison des radiations toujours présentes et des difficultés qui en découlent, ma mère a mis de longues années à me donner la vie, lorsque j’ai vu le jour, elle approchait les quarante-quatre ans.

Fut un temps, je souhaitais plus que tout lui faire honneur. Aujourd’hui, mes desseins ont pris un tour plus personnel. Je ne détiens aucun instinct maternel, contrairement à elle. Si je parviens à briller, je serais nommée Capitaine de faction, dès lors, je pourrai reprendre le contrôle de mon destin, refuser l’insémination. Aucune femme n’a jamais accompli ce miracle, je compte bien démontrer que j’en suis capable, que je ne me réduis pas à un vulgaire appareil reproducteur.

Tout du moins… je comptais le démontrer avant que mes tripes jouent au yoyo.

Je fais partie de l’élite des fantassins, soldats de terre, et excelle dans l’art du tir, du combat à mains nues ainsi qu’à l’arme blanche. En véritable tueuse dénuée d’états d’âme, je prends un pied phénoménal à dégommer ces immondices qui empoisonnent l’hémisphère nord de notre planète.

Ma vue se trouble davantage, mon pouls redouble de vitesse, mon souffle se raccourcit. Je ne suis pas une personne faible, cependant la douleur m’oblige à grincer des dents. Quand je m’astreins à respirer avec lenteur le précieux oxygène, ce n’est qu’un air aux relents de moisissure et d’urine qui envahit mes poumons. Je ne sais pas quoi, ni pourquoi, car ma mémoire a pris un coup, mais la chose qui nous a attaqués a été d’une rare violence.

Et m’a littéralement éventrée.

Je n’ai pu que fuir cet enfer afin de mieux revenir achever cette mission. Hélas, je crains être arrivée au bout de mon chemin, comme mes frères soldats. La vision de leurs corps démembrés hante mon esprit, me ronge les entrailles, amplifiant la douleur déjà insupportable. La mort les a fauchés, aussi impitoyable que nous le sommes. Si un seul d’entre eux avait survécu, nous nous serions retrouvés. Les fantassins luttent ensemble et se sacrifieraient pour sauver l’un des leurs. J’ai eu beau fouiller les environs, aucun signe de vie ne m’a interpellée.

À cet instant, je suis presque certaine que si je retire les bras de mon ventre, j’aurais la joie amère de voir apparaître mes intestins. Ma première véritable blessure en dix années au service de Pax Legionis et je vais en crever. Crever… seule au fin fond d’une rue déserte et nauséabonde.

Dans cette partie du monde, se détendre quelques minutes rime souvent avec Faucheuse. Non pas que cette idée m’effraye. En vérité, j’y suis préparée depuis mon plus jeune âge même si j’ai parfois tendance à me penser indestructible. Mes mères n’avaient pas pour habitude de faire dans la dentelle, tout comme les instructeurs de Pax Legionis. Je suis consciente que c’est le point commun de chaque être vivant. Mais j’aurais préféré effectuer le grand saut dans des conditions plus décentes, et accessoirement… sans rencontrer mes tripes au préalable.

Qu’aurait fait Dodge Rider à ma place, mon Capitaine de faction, mon idole, celui qui m’a portée, soutenue à sa manière brutale ? Il m’aurait dit de me nourrir de ma noirceur, de me remuer le cul.

À bout de forces, je m’appuie contre le mur sale d’un immeuble en ruines. Un bruit suspect dans mon dos me donne un regain d’énergie, j’avance de quelques pas précipités. Mes jambes me trahissent, j’ai juste le temps de me planquer derrière un pilier pour me laisser glisser au sol.

— Foutus mutants, grondé-je entre mes dents en scrutant les alentours.

J’attrape mon couteau dissimulé dans une de mes bottes à lacets puis le brandis dans l’illusion de me défendre. Quelques mèches brunes empoissées d’hémoglobine collent à mon visage trempé de sueur. Je pue la mort et n’ai plus aucun espoir d’en réchapper. Si ces mystérieux assaillants ne m’achèvent pas, je continuerai à me vider de mon sang, ou je choperai une infection. Un rire amer s’échappe de ma gorge. J’ai à peine la force de garder les paupières ouvertes, alors, me battre…

Fais-toi à l’idée, Adalyne, t’es finie.

Non… je ne suis pas défaitiste. Juste réaliste.

Une silhouette minuscule apparaît, deux pupilles luisent dans l’obscurité. La créature porte un béret ridicule et agite une canne qu’elle doit trouver classe. L’odeur qu’elle dégage ressemble à celle d’un rat en décomposition. Je reconnais sans peine un de ces sales nains faméliques, descendants des humains d’antan. S’il y en a un… une centaine d’autres sont planqués et me cernent déjà. Le bestiaire de la planète Terre est divers et varié, les retombées radioactives ont provoqué et provoquent toujours, des mutations impressionnantes, soit physiques soit plus discrètes, mais toujours dangereuses.

En bonne traqueuse, je connais chaque créature sur le bout des doigts. Et celles-là ne font pas partie des plus sympathiques. Si tant est qu’il y en ait des sympathiques dans ce coin malfamé. Depuis un bail, j’ai décidé de les mettre toutes dans le même panier.

La mâchoire crispée, je lâche quelques mots emplis de rage :

— Écarte-toi ou je n’hésiterai pas à te saigner !

J’espère que la haine qui émane de moi les fera déguerpir. Encore une fois… illusoire. La bestiole ricane et approche. Son rictus hideux apparaît dans la lueur d’un rayon de lune. Ces choses me dégoûtent. Je saisis un de mes couteaux transmis par ma mère alors que je partais pour le camp d’entraînement, alors… qu’elle m’avait plus que déçue. Hélas, mes talents me font défaut ce soir, il rebondit à côté de ma cible qui éclate franchement de rire. Le nain ramasse ma précieuse lame puis l’observe, la tête inclinée.

— Tiens donc. Je connais ce sigle, ce H élégant… Humanis nous envoie de la viande fraîche on dirait, s’amuse-t-il en la laissant à nouveau tomber avec dédain. Vous semblez en détresse, jeune demoiselle.

— Traqueuse… articulé-je avec difficulté. Je suis une traqueuse d’élite et je vous somme…

— Et où est ta faction, traqueuse ? me coupe-t-il. Tu as l’air bien seule.

Sa voix nasillarde me hérisse les poils tout autant que sa question. À cet instant, repenser à mes frères d’armes m’est insupportable, cela ne m’aidera pas. Des ombres se faufilent dans mon dos, je me traîne tant bien que mal pour tenter de récupérer mon couteau échoué. Peine perdue, un vertige me saisit, je m’effondre et continue de ramper.

Lamentable… secoue-toi ! Courage et loyauté, reste digne ou trépasse. Le mantra des fantassins.

Je trouve la force de relever le front afin de planter mon regard dans celui du nain qui me toise avec mépris. Il découvre ses dents pointues, carnassières. En bonne guerrière, si je dois mourir, ça sera avec honneur. Je redresse le menton pour retrouver un peu de ma splendeur perdue. Il tressaille soudain et recule d’un pas. Ses yeux se dirigent au-dessus de ma tête, emplis d’une frayeur nouvelle. Alertée par son changement d’attitude, je fronce les sourcils, saisie d’un mauvais pressentiment.

— Pardon, il se fait tard, continue la bestiole avec une mini révérence. Mes compagnons et moi allons vous laisser…

Sans plus attendre, il détale aussi vite que le lui permettent ses petites jambes arquées. Ma gorge s’étrécit, je manque d’air. Un frisson me parcourt, je perçois une présence dans mon dos et je déteste ça quand je suis en position de faiblesse. Une présence différente de ces créatures maléfiques, une présence qui dégage une étrange aura de puissance qui me rappelle celle de mes mères. Ça devrait me rassurer. Ce n’est pas le cas. Dans ce monde, on apprend vite à ne jamais se détendre.

Un bras toujours serré contre mon ventre englué d’hémoglobine, je pivote avec difficulté en retenant un gémissement de douleur. Une paire de boots surmontées de boucles métalliques apparaît dans mon champ de vision. Mon regard s’attarde sur un treillis noir aussi poussiéreux que mon uniforme, puis sur un sweat sombre. Le visage de ce que je devine être un homme – car oui, à première vue, il semble humain – se perd dans l’ombre d’une large capuche. Mon cœur rate un battement. Me retrouver si démunie face à un inconnu ne m’est jamais arrivé et ne fera pas partie de mes meilleurs souvenirs.

Je me sens ridicule, lamentable ; pire… vulnérable.

Je tâtonne à l’aveuglette en me tortillant comme un ver de terre agonisant et déniche par miracle mon couteau.

— Je suis une traqueuse envoyée par Pax Legionis. Au nom d’Humanis, faites demi-tour, énoncé-je dans un souffle rageur que j’espère intimidant.

Je brandis l’arme d’une main tremblante, prenant garde à maintenir la pression sur mes tripes qui tentent de fuir mon corps mourant.

— Tu perds beaucoup de sang, souligne l’étranger.

— Faites demi-tour, je représente Pax Legionis et…

— Oh, j’avais compris la première fois que tu l’as dit, me coupe-t-il. Tu manques pas de cran, je l’admets, Ada.

Sa voix grave résonne à mes oreilles telle une mélodie de Bach, ce compositeur dont m’a abreuvé ma mère lors de mon enfance : une musique parfaite. Ce détail me laisse supposer que celui qui m’avise sans ciller constitue un adversaire sérieux, d’autant plus qu’il me parle comme s’il me connaissait.

Ada… je déteste ce surnom que mes mères s’échinaient à utiliser avant que l’on se brouille.

Tout en lui reflète une volonté d’impressionner, de perturber, voire de séduire, et je n’ai remarqué ce genre d’attitude que chez les plus dangereux prédateurs. Il paraît comme inébranlable, un roc perdu au cœur de ces ténèbres étouffantes. Des ténèbres qui se marient à merveille à sa large silhouette.

— Je vous ai ordonné de partir ! grondé-je, le souffle saccadé. Si vous n’obtempérez… pas… je… devrai…

Je ne parviens pas à terminer ma phrase. Ma vision s’amenuise encore, mon pouls s’affole, mon impuissance s’accroît. Le sang brûlant s’écoule de ma plaie béante. Mon esprit divague, je perds le contrôle.

— Tu vas mourir, ajoute-t-il d’un ton indifférent.

Du velours, voilà à quoi ce son me fait penser. Du velours liquide chaud, sensuel, viril, mais doux à la fois. Une arme aiguisée à la perfection, idéale pour m’accompagner dans l’au-delà.

Je trouve la force de rétorquer avec une amertume teintée de sarcasmes :

— Excellente déduction, Sherlock.

— Une belle référence, rare à notre époque. Je suis surpris.

— Mes mères… articulé-je avec difficulté et sans aucune logique. Mes mères m’ont obligée à lire beaucoup.

— Peu importe, elles ne semblent pas là pour te sortir de ta merde.

Je ne trouve pas la force de répondre à sa répartie acide, ma tête dodeline, des étoiles noires explosent devant mes rétines. Je me laisse tomber au sol dans un soupir. La résignation. Voilà un sentiment que j’éprouve pour la première fois de mon existence.

Et je déteste ça.

Il s’agenouille à mes côtés. J’aperçois brièvement l’éclat de ses iris clairs se refléter sous la lumière blafarde de la lune. Juste avant que l’obscurité ne m’emporte loin de ce monde, je sens ses mains puissantes me soulever. Son odeur masculine m’enveloppe, légèrement boisée, rassurante. Mourir dans les bras forts de cet inconnu n’est étrangement pas la pire chose qui puisse m’arriver.

 

1

Samaël

 

 

Les bons bains de sang se perdent. Heureusement, je suis là pour célébrer leur mémoire et les remettre au goût du jour.

Golden Daemon

 

 

Seattle, 2068, dix ans avant

 

 

 

Il était une fois un jeune homme nommé Samaël, qui habitait au plus profond d’un magnifique royaume entouré de ses amis. Ensemble, ils vivaient heureux dans la joie et la bonne humeur, le cœur pétillant, léger, empli d’amour.

Foutaises.

Mon histoire aurait pu se résumer à ces mots, hélas, il en est tout autre. Le jeune homme que je suis n’est plus jeune même s’il en possède l’apparence. Le royaume dans lequel j’évolue n’est que violence et je n’ai plus grand-chose à voir avec un humain.

Quant à ceux qui m’entourent à l’instant, ils s’avèrent plutôt assoiffés de sang et ne pensent qu’à me buter. Et en ce qui concerne l’amour… cela fait bien longtemps que je ne ressens plus rien. Mon cœur est aussi sec qu’un vieux raisin. La femme de ma vie est partie en emportant mon âme.

L’obscurité constitue mon univers, elle le restera à jamais.

Ignorants des tourments qui agitent mon esprit, la dizaine d’inconscients qui a eu l’idée délirante de me tendre un guet-apens approche encore d’un pas. Une brume épaisse nous entoure, nous isolant du reste de l’ancienne mégalopole dévastée. Ces imbéciles pensent m’avoir piégé sur ce pont délabré qui n’enjambe plus qu’un mélange de débris et de roches poisseuses. Je les dévisage un à un, pivotant sur moi-même avec une moue provocatrice.

— Alors, mes petits choux, on s’offre une balade au clair de lune ?

— Retire donc ta capuche qu’on voie qui nous allons tuer.

Celui qui a parlé possède la stature et la voix d’un humain, mais ce n’est qu’une duperie. En réalité, ces créatures sont des monstres. Des buveurs de sang, des assassins… des vampires.

Tout comme moi.

Fier de sa répartie, celui qui m’a apostrophé se marre puis prend à partie ses potes. Leur allure de voyous sortis tout droit des années quatre-vingt m’arrache un sourire. Certains ont même osé le bandana rouge !

Aaaaah, le bon vieux temps !

Et voilà que tu penses comme ta grand-mère… Paix à son âme.

— Qu’est-ce qui te fait marrer, pauvre merde ? m’alpague l’énergumène.

Laissant la nostalgie de côté, j’effectue un pas en direction de mon charmant interlocuteur et riposte :

— J’admire juste ton look ! Sympa, le côté rétro beauf.

— Et nous, on admire ton courage, ricane-t-il. Même si t’es suicidaire.

Je leur offre une courbette pleine d’une élégante ironie.

— Idem.

— Idem ?

— Ouais, idem, mon mignon. Peut-être que c’est vous, les suicidaires.

Ses sourcils s’arc-boutent, sa mâchoire se crispe, mon amusement s’accentue. Les joutes verbales demeurent mon dernier plaisir sur cette foutue planète depuis l’Ultime Jour, hors de question de m’en priver. Tuer et me battre deviendraient vite ennuyeux sans ça.

J’aime que mes ennemis soient nombreux, et plus ils sont bêtes, plus ça m’éclate. C’est prometteur d’une bonne baston bien violente dont je sortirai évidemment vainqueur. Mon arrogance n’a pas pris une ride malgré les années et les épreuves. J’en ai toujours fait des tonnes.

Mister Eighties attrape mon sweat à deux mains et colle son front au mien.

— Tu la montres, ta sale gueule !

Je plisse le nez avec un grognement :

— Vous, les vampires, vous avez un sacré problème d’hygiène. Sérieux, faut se brosser les dents après chaque repas, pendant trois minutes. La base quoi ! Ta môman t’a rien appris ?

— Mais qu’est-ce que tu causes de ma mère, toi ! éructe l’imbécile en me secouant.

— Tranquillou bilou ! Je cause de qui je veux et ta mère, je l’encule.

Il s’étouffe de rage tandis que ses comparses se marrent de concert. Lassé de ce petit jeu, je colle un coup de boule à mon nouveau meilleur ami qui me lâche sous l’effet de surprise avant d’attraper son nez à deux mains. Le craquement sinistre m’emplit de bonheur.

— Ce con m’a pété le pif ! gémit-il.

— Allez, les gars, laissons tomber les masques maintenant qu’on est potes.

Sur ces mots, je fais glisser ma capuche en arrière et dévoile ma chevelure blonde savamment agencée ; raison pour laquelle je me dissimule. Cette caractéristique s’avère peu discrète pour rôder la nuit dans les ruelles obscures envahies de dangereuses créatures. Cette masse claire nouée en natte recouvre le haut de mon crâne, le reste est rasé et arbore un tatouage. Je prends particulièrement soin de cet attribut cher à mon cœur. Futile ? Oui, mais que reste-t-il ? J’ai piqué ce look à un mec d’une série génialissime que je matais du temps de mon vivant. Je l’ai toujours trouvé classe ce Ragnar Lodbrock et il ne risque pas de hurler au plagiat. Paix à son âme.

— Merde, c’est Golden Daemon ! s’exclame l’un des assaillants dans mon dos.

Je soupire. Golden, qui signifie or, fait référence à la couleur de ma tignasse, quant à Daemon, démon, je suppose que c’est dû à mes exploits de tueur. Ma réputation me précède, ça fait ma fierté. J’effraye, je terrorise, tels le père Fouettard ou Buffy à son époque. Je suis le mal incarné !

Ou bien… un mec n’a pas compris mon véritable prénom – Samaël, Sam pour les intimes, Ragnar pour tout le monde – et est à l’origine de ça. Aucun rapport ? On est d’accord, cependant j’use volontiers de ce pseudo afin de garder l’anonymat. En revanche, je préfère sans le Golden… ce ridicule sobriquet m’irrite grandement !

Pourquoi pas Boucles d’or tant qu’on y est !

Des murmures nerveux se propagent dans les rangs de mes potes. Évidemment… maintenant qu’ils savent qui je suis, ça risque d’être beaucoup moins drôle.

— Bon, je suppose qu’on en a fini avec cette discussion super cool ! bougonné-je. Vous me saoulez à tous vous pisser dessus dès que vous me reconnaissez ! Portez vos couilles un peu ! C’est même plus marrant. Et toi, là-bas, le maigrelet édenté, t’as pas une clope ? T’as une tronche à fumer.

Le mec en question demeure muet. Je secoue la tête avec une mimique dépitée.

— Vous faites chier, les gars, j’y gagne quoi moi à vous démonter ? La base dans ce putain de monde avec l’hygiène buccale : un paquet de cigarettes ! Oh, et un détail : ne m’appelez plus jamais Golden. Ça a tendance à m’irriter un poil. Personne n’aime me voir irrité.

Fatigué de ce petit jeu, je pivote et m’élance sur le pauvre type qui a parlé dans mon dos. Il n’a pas le temps de réagir que déjà je bondis sur ses épaules et m’y accroche. Je sors un de mes couteaux les plus affûtés puis lui ouvre le bide d’un geste précis. Ma force me permet cet exploit, mais le commun des mortels n’aurait pas pu enfoncer un millimètre de cette lame en raison de son épiderme solide de vampire. Ses entrailles fumantes se répandent sur le sol dans un « splotch » qui sonne avec délice à mes tympans.

— Putain, frère, même tes tripes puent ! m’exclamé-je en plissant mon nez délicat. T’as sucé des rats en décomposition ? Merde, le respect est mort sur cette planète !

Cette action m’a pris moins de trois secondes, temps qu’il faut pour que ses potes se bougent le cul.

Trop tard.

Mon adversaire s’effondre dans un gargouillis. Je m’appuie sur son corps et saute hors d’atteinte des neuf vampires qui me chargent alors en braillant avec fureur. D’où pensent-ils que faire autant de tapage leur rendra service ? C’est une sorte d’auto-encouragement ? Franchement… ça frôle le ridicule. Je n’ai jamais compris cette logique.

J’atterris avec souplesse cinq mètres plus loin tandis qu’emportés dans leur élan, ils se fracassent les uns contre les autres. Ces débiles me confirment que ceux de mon espèce brillent de moins en moins par leur réflexe ou leur intelligence. On n’est loin du niveau de Vlad l’Empaleur, le bien nommé Dracula.

Je soulève mes mains, l’objet dans ma paume s’illumine d’une lueur rouge.

— Putain, c’est quoi ça ? gronde le maigrelet, les yeux écarquillés.

— Ça, mon gars, c’est… Non, oublie ! Trop long à t’expliquer. En résumé, un ustensile pour gosse attardé sanguinaire.

Ce truc, c’est mon petit secret, une arme fétiche dont j’ai hérité lors de mon court passage chez Pax Legionis. OK, je l’ai volée. On peut être un mec bien et commettre une ou deux ou trois, quatre… erreurs.

En bref, ce laser ultra-puissant représente l’ultime bonheur pour un paresseux comme moi. Et on peut dire que c’est de la qualité vu sa résistance au temps, c’est un génie, le mec qui a créé ça. D’un geste ample, j’envoie le rayon meurtrier sur mes adversaires qui ont pour unique réflexe d’adopter un air débile, bouches grandes ouvertes.

Quel synchronisme !

Le haut de leurs corps se détache proprement du bas, leurs plaies béantes immédiatement cautérisées par la chaleur de mon jouet chouchou. Un sourire satisfait étire mes lèvres. J’aime le boulot bien fait, mais ça manque tout de même de gore. J’ai au moins eu la joie de respirer le doux fumet des tripes du premier. Malheureusement, plus le temps passe, plus mon besoin de sang et de violence s’accroît. Une chance que ma facette feignante pèse dans la balance.

J’approche de celui qui m’a tenu la bavette avec une arrogance presque aussi travaillée que la mienne. J’observe sans réel intérêt ses jambes qui tressautent à côté de son torse avant de reporter mon attention sur ses prunelles déjà recouvertes d’un voile laiteux. Il me dévisage, soudain moins bavard, mais tout à fait lucide.

Oui, nous, les vampires, avons la fâcheuse tendance de résister à la mort. Ça demande un peu de taf pour aboutir à un KO définitif. Ou… une bonne flamme. Les pieux, croix et autres légendes à base d’ail ou d’UV ne sont que des conneries. La preuve : je survis depuis un sacré bout de temps et j’affiche zéro ride ou souci de santé au compteur. Pourtant, j’en ai avalé de l’ail et j’en ai passé des heures en plein jour sans griller.

Et dire que je ne brille même pas au soleil… dépitant.

J’adorais manger épicé. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. La bonne bouffe, c’est comme les humains sympas ou les étoiles, on n’en voit plus. Contrairement aux prévisions super optimistes de l’époque, après que l’hiver nucléaire s’est imposé, le ciel bleu se fait désirer.

Mon nouveau pote émet un délicieux gargouillis. Je m’accroupis à ses côtés, tire brièvement sur son bandana rouge avec une grimace désabusée.

— Non, vraiment… ça, c’est comme le brossage de dents, y a des choses qui se respectent. C’est pas possible de porter un truc pareil !

Je pose mon sac à dos usé jusqu’à la corde et fouille à l’intérieur pour en extraire une petite flasque d’alcool.

— À la mienne !

Je me relève en grimaçant, après avoir avalé plusieurs goulées, et claironne :

— Pardon, je manque de civisme, à la vôtre, les gars ! Cela dit… il est franchement dégueu ce vieux rhum. Tu veux goûter ?

En vérité, je ne m’amuse même plus en jouant avec mes victimes.

Je les asperge d’alcool avant de m’éloigner d’un pas traînant en direction du soleil couchant. OK, correction, dans la brume glauque. Beaucoup moins classe. Avec un soupir, je craque une allumette puis la lance dans mon dos.

Cris, flammes, râles d’agonie, etc. Le lot habituel.

Non… ça n’a plus rien de drôle. Je me fais royalement chier.

 

2

Samaël

 
 

 

Si dans la vie tu te sens triste ou seul, écrase des limaces

mutantes.

Golden Daemon

 

 

 

— Un, deux… et trois.

Le jour se lève sur Seattle, les rayons du soleil aussi blafards que ceux de la lune éclairent à peine ce qui fut une des plus belles avenues commerçantes de cette ancienne métropole. Des magasins de luxe ne restent plus que des vitrines explosées. La nature reprend le dessus sur le béton et les enchevêtrements de vieilles caisses ou d’immeubles effondrés se mêlent à la végétation.

J’aime errer de ville en ville sur le continent américain, j’aime leur insalubrité, leur dangerosité, j’aime m’imposer cet enfer où ma violence peut s’exprimer sans limites. J’irais bien traîner mes guêtres dans les bas-fonds de l’ancienne Europe, hélas, les avions ou bateaux de croisières se font timides par ici.

Humour de merde, plus rien n’existe dans le Nord.

Parfois, je roule en bécane, d’autres fois dans une vieille caisse vintage selon ce que je trouve sur ma route. Le carburant devenant plus que rare, j’utilise aussi beaucoup mes pieds. Je pourrais me simplifier la vie avec mes… capacités spéciales, toutefois je préfère qu’on ne me remarque pas. Et surtout, je refuse de les utiliser, ça me ramène à des moments insoutenables de mon passé.

— Quatre ! grondé-je.

Je me ramasse pour bondir trois mètres plus loin puis crache encore :

— Et cinq.

Non, je ne joue pas à la marelle, mais bien à écrase-bestioles. Tourner en solo durant des dizaines d’années peut provoquer un certain dysfonctionnement neuronal, aussi appelé folie. Ce n’est pas mon cas, enfin… pas toujours.

— Et six ! Putain, bouge pas !

L’espèce de boudin en gelée dégueulasse, descendant de feu nos limaces inoffensives, tente de ramper plus vite. Je l’ai manqué d’un chouia, ça me saoule, quelle perte de temps et d’énergie. D’un coup de pied énervé, j’écrase son extrémité où, je suppose, se trouve son cerveau et râle en voyant des morceaux s’étirer sous ma semelle.

— Toi, numéro sept, me fais pas chier.

J’achève la concernée alors que ses dents acérées commençaient à poindre d’entre ses mâchoires. Elles ont bien évolué nos limaces d’antan. Ces saloperies sont capables de gober un mec comme moi en quelques mastications. Quand je dis comme moi… ce n’est pas vraiment comme moi. Il paraît que la viande de vampire n’est pas aussi tendre que celle des humains. Je ne peux pas infirmer ou confirmer cette info, je n’ai jamais goûté de vampire. Un peu de décence tout de même, me laisser aller au cannibalisme n’aurait rien d’honorable. Quant aux humains, ils ont plutôt bon… bref. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet sensible. Personne ne peut me juger sans avoir lui-même connu la famine.

— Huit, neuf, dix, nous irons au bois, chantonné-je en écrasant du talon la suite de l’équipe.

Je stoppe pour m’allumer une clope avant de balancer un coup de pied dans numéro onze qui semble pressée d’en découdre. La bestiole s’envole loin en direction des cieux grisâtres puis retombe dans un couinement suraigu. Oui, les limaces couinent. À l’époque de ma jeunesse, elles étaient trop petites pour qu’on le perçoive. Elle n’a pas le temps de se retourner que je saute à pieds joints sur son corps mou. Des morceaux vert et rouge se dispersent, certains atterrissent sur mon froc à peine usé.

— Ce jean n’avait même pas quinze ans, bordel ! Pourquoi vous êtes toujours aussi dégueu ! Bon, on en était où ?

Je pivote et m’élance en direction d’une petite dizaine d’insolentes qui s’apprêtent à me charger. J’en saisis une dans chaque main, les déchiquette de mes crocs puis reprends ma comptine :

— Onze, douze… merde, je sais plus. Quinze, seize, dix-sept, cueillir des cerises.

Je baverais presque à l’évocation de ces délicieuses boules rouges, mon péché mignon d’ado. Les fruits et légumes n’existent plus dans le Nord, tout est trop mort, trop sombre, trop moisi par ici. Moi, je m’y épanouis, mais je fais plutôt partie des fruits pourris, ou… des glands.

Au choix.

Parfois, l’idée de retrouver l’air plus sain du Sud me taraude, puis je me souviens. Mon passé, mes proches, les épreuves que j’ai traversées. Elle. À quel point je l’ai aimée, sa disparition brutale, le vide qui en a résulté. Un vide dans lequel je me noie depuis bientôt quarante ans. Un vide insupportable qui a bouffé l’entièreté de la lumière qu’elle m’avait insufflée. Jamais je ne pourrai reprendre une vie plus décente.

— Oh la coquine, viens-là ! éructé-je en écrasant ma vingtième victime.

Un mouvement dans mon dos m’interpelle, je ralentis mon jeu débile pour retrouver mes instincts de chasseur. Un brin fou, OK, mais pas dénué de sens aiguisés. Quelqu’un rôde et ce n’est pas un ami.

Il n’y a. Jamais. D’amis.

Au lieu de demander « Qui va là ? » comme dans ces stupides films d’antan, je continue mon entreprise d’éradication sans changer d’attitude. Mes muscles se bandent l’un après l’autre, mon ouïe s’affine, mes canines surgissent, mon corps rodé à l’exercice se prépare à combattre dans un élan parfait. Parce que ces bestioles avec lesquelles je m’occupe dans l’unique but d’apporter un peu de joie dans ma journée constituent l’une des espèces les plus sympas de la ville. Autant dire que le reste de la faune n’a rien d’une équipe du club MED. Ma foi, on s’accommode avec ce qu’on trouve, personnellement, je m’éclate à les éclater.

Gardant mes radars au niveau d’alerte maximum, je m’accroupis pour vider de leur sang les créatures les moins aplaties. Je les suçote sans entrain. Elles ont un goût de cul de babouin en décomposition. Non pas que j’en ai déjà dégusté, n’est-ce pas, j’imagine juste la chose. Comme je disais, on fait avec ce qu’on trouve, d’autant plus quand des ennemis se pointent. Parce que oui, je ressens la présence de non pas un étranger, mais bien deux.

Je recrache une dent en grognant :

— Je boufferais bien un burger ! Mais à défaut de fast food, je me contenterai de vous, les putains de couards planqués !

Je prends une grande inspiration, saisis mon laser puis bondis sans attendre. Je n’ai pas le temps de réagir qu’une masse énorme surgit de l’ombre, une masse pourvue de longs crocs aussi pointus que les miens et d’une épaisse fourrure noire. Nos grondements s’entremêlent en même temps que nos corps se percutent et je retombe plus loin dans une roulade agile. Le souffle coupé par l’impact, la rage décuplée, je me prépare à la suite du combat. J’ai l’habitude que mes ennemis trépassent au premier assaut, ceux-là promettent de me faire passer un bon moment.

Un demi-sourire fend mon visage quand je pivote pour reprendre de l’élan. Un halo argenté me percute et je suis projeté en arrière comme si mes quatre-vingt-dix kilos de muscles pesaient moins qu’une plume. À peine étourdi, je me frotte la nuque en me redressant sur un coude, le même sourire imprimé sur mes lèvres.

Bordel, elle m’avait manqué cette connasse !

Après un rire léger, je lance :

— Dix ans ?

Une voix féminine me corrige :

— Rajoutes-en cinq.

— Ta gonzesse pue toujours autant le vieux clébard.

Un grondement furieux me répond alors qu’une immense panthère s’installe aux côtés de celle qui me fait à présent face. Sous mes yeux amusés, l’animal change, se modifie et bientôt, une femme à la corpulence aussi solide que la mienne me confronte de son regard indéchiffrable. Cette dernière et moi, c’est une vieille histoire d’inimitié, toutefois nous éprouvons un profond respect l’un envers l’autre, de celui qui naît dans les épreuves et la douleur.

— Tu pourrais t’habiller, souligné-je alors que ses attributs féminins s’affichent en toute impudeur devant mes yeux.

— T’es devenu prude, le blondinet ? rétorque-t-elle sans pour autant se vêtir. Et t’as déjà oublié la différence entre félins et canins ? Je pue pas le clébard. Je n’en suis pas un.

J’agite mes mains pour balayer sa remarque.

— Justement ! Je rends hommage aux mythes d’antan selon lesquels les vampires et les loups-garous devaient absolument se détester ! En fait, ils sont plutôt sympas contrairement… à ceux de ton espèce. À toi en particulier.

— Égal à lui-même, siffle-t-elle, acide.

Mêmes mèches brunes en bataille, même air bravache, même expression coincée sur la tronche… Aurèle n’a pas changé hormis quelques rides. J’adore la provoquer, elle court, trottine, galope, saute à deux pieds dedans à chaque fois. En revanche, son épouse, Alice, mon amie d’enfance, celle que je protégeais et avec qui j’ai vécu l’enfer, arbore de nombreux fils d’argent dans sa longue chevelure sombre.

Le temps n’a pas de prise sur moi, peu sur la mutante panthère, mais Alice n’y échappe pas en dépit de son incommensurable puissance. Ses iris noisette en amande, si clairs qu’ils en paraissent dorés, me frappent et me ramènent avec violence à sa cadette. Je déglutis, maintenant une mine indifférente, tandis qu’en moi un ouragan dévaste mes tripes. J’ai aimé sa sœur au-delà du concevable, je me serais damné pour elle. J’ai échoué à la sauver.

Bref, je n’ai aucune envie de voir ces deux-là.

— C’était sympa, à plus alors, énoncé-je d’un ton froid.

Elles échangent un regard consterné alors que je m’apprête à me barrer.

— Sam.

La tessiture de sa voix beaucoup trop semblable à celle de Célia me stoppe net. Une aigreur désagréable piquetée de colère remonte le long de ma trachée, brûle mon palais et me remémore la perte de mon aimée. Une plaie purulente en dépit des quarante et une années écoulées.

Quarante-et-un ans, deux mois, dix jours et quatre heures.

Oui, je suis un psychorigide névrosé, incapable de faire le deuil de mon ancienne compagne, et je compte chaque minute où elle manque à ma vie. Voir Alice en chair et en os me ramène trop brutalement au moment où mon existence – déjà salement amochée par mon enfance pourrie et l’Ultime Jour – s’est arrêtée pour ne devenir qu’un amoncellement de jours et de nuits sans saveur. J’opère cependant un demi-tour fébrile afin d’échanger un long regard avec celle qui fut ma protégée à l’orphelinat.

— Sam, tu dois nous écouter, c’est important.

— J’ai des trucs à faire, des trucs du genre indispensable et surtout loin de vous.

Ses prunelles noisette se font suppliantes, elle insiste :

— Vraiment important. C’est à propos d’Adalyne, je te le demande en souvenir de nos années d’amitié.

Putains de souvenirs, putain de retour en arrière.

 

3

Samaël

 
 

 

Orphelinat d’Aramon, Kansas, 2014

 

 

 

Aujourd’hui, je fête mes sept ans, tout du moins selon la date estimée de ma venue au monde. À midi, la dame de la cantine m’a planté une bougie allumée dans mon muffin trop cuit. Miss Eargle, la responsable de l’orphelinat a obligé tous les enfants à chanter « Joyeux anniversaire ». Ensuite, elle a disparu sans un mot.

L’espace d’une minute, je me suis senti quelqu’un d’important.

Juste une minute.

Très vite, la solitude m’a rattrapé comme tous les gamins ici. Miss Eargle m’a expliqué qu’on m’avait ramassé sur le parvis d’une église. Le coup classique, il paraît. Sauf que la femme qui m’a mis au monde a voulu doubler mes chances de décès en choisissant un lieu abandonné, perdu dans la plus profonde campagne du Kansas.

Parfois, quand je pense à elle, les larmes coulent sur mes joues. Je ne sais pas pourquoi, car je ne la connais pas et qu’elle ne devrait donc pas avoir d’importance pour moi. Comme moi je n’en ai plus à ses yeux. Ni aux yeux de personne.

Atterrir ici me pousse à grandir plus vite, à m’endurcir et je dois remercier Dieu chaque jour pour l’immense générosité de Miss Eargle. Nous prions d’ailleurs matin, midi et soir afin de purifier nos âmes damnées. Selon elle, tous les enfants abandonnés le sont à cause du démon en eux. Et moi, je hais ce démon qui a obligé ma mère à me laisser seul loin de tout.

Tandis qu’une pluie fine frappe la serre dans laquelle je me réfugie la plupart du temps, je renifle les odeurs douces de la roseraie. Les fleurs sont mes meilleures amies, des amies silencieuses, belles et réconfortantes. Toujours égales à elles-mêmes.

— Samaël ! rugit la voix de Miss Eargle alors que j’essaye d’avancer dans ma lecture du tome deux de Harry Potter.

Mon rythme cardiaque accélère comme à chaque fois qu’elle s’adresse à moi. Avec elle, il y a une chance sur deux qu’elle soit d’humeur indifférente ou furieuse. Je me redresse dans un sursaut en balbutiant :

— Oui, Mère, je suis là.

Elle approche de son pas énergique, ses talons claquant sur le sol humide de la serre. Je devine à ses traits tirés qu’elle est dans un mauvais jour. Mes épaules se voûtent, prêtes à recevoir les coups que je mérite. Ses sourcils se froncent à la vue de mon roman que je dissimule alors dans mon dos.

— Les livres ne doivent pas sortir de la bibliothèque, Samaël.

— Oui, Mère.

— Petit démon, m’agresse-t-elle d’une voix glaciale.

— Pardon, Mère.

— Pour la peine, tu iras au cachot jusqu’à l’aube.

J’ai une pensée pour Harry qui a finalement été chanceux dans son malheur. Lui, il dormait sous un escalier, au sec, moi, je passe souvent mes nuits dans la cellule d’éducation comme elle l’appelle. Une pièce poisseuse où seule l’odeur d’urine nous tient compagnie. Mais c’est bien pour notre âme, dit miss Eargle, alors je l’accepte.

De toute façon, ai-je le choix ?

— Deux nouvelles arrivent, continue-t-elle en m’arrachant mon livre. Des sœurs d’environ ton âge dont les parents ont trépassé dans un accident de voiture. Tu te charges de leur montrer l’essentiel et le dortoir des filles. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.

J’ai horreur de rencontrer des inconnus et j’ose alors protester :

— Mais, Madame, il faut mieux envoyer une des grandes !

Elle lâche un sifflement agacé se rapprochant de celui d’un serpent puis s’agenouille. Ses yeux gris me toisent longuement avant qu’elle glisse une paume rugueuse sur ma joue.

— Un visage d’ange qui dissimule un diable. Quelle tristesse.

Ses doigts pincent mon menton puis s’abattent avec force sur ma tempe en une claque retentissante. Je crie autant de douleur que de surprise.

— La prochaine fois que tu remets en question mes ordres, Samaël, fils de Lucifer en personne, je t’enferme une semaine. Est-ce clair ?

— Oui, Mère.

Mes bredouillements se noient dans un sanglot que je ravale tant bien que mal. Mère n’aime pas qu’on s’apitoie sur notre sort.

— Ces deux fillettes se nomment Célia et Alice. Explique-leur nos règles et si elles y dérogent, je les punirai elles, mais toi également.

— D’accord, Mère.

— Que tu portes bien ton prénom, mon enfant… un ange déchu devenu démon… La Faucheuse aurait mieux fait de t’emporter sur ce parvis d’église.

Ces mots se fichent dans mon ventre comme autant de flèches. Chacun d’eux me blesse davantage, chacun d’eux réduit le peu d’espoir qui subsiste en moi. Miss Eargle a raison, la mort aurait été plus douce pour moi et pour ceux que je croise. Le mal m’habite, je ne mérite rien de bon dans ma vie.

Après qu’elle m’a donné un coup de pied aux fesses, je file dans l’immense cour de graviers où ralentit déjà une belle voiture noire aux vitres teintées. Ses freins grincent, mon cœur accélère. Je n’ai que 7 ans, je ne suis pas sociable et accueillir deux inconnues s’avère une véritable épreuve. Si la menace du cachot ne planait pas sur ma tête, je me serais enfui loin.

Une première fillette apparaît, tirée par un grand homme moustachu sans aucune délicatesse. Le visage apeuré comme tous ceux qui atterrissent ici, elle semble à peine plus âgée que moi. Ses longs cheveux ternes aussi sombres que la nuit volent sous le vent glacial. Sa maigreur me surprend et je devine alors quel genre d’épreuves elle a traversées. Tous les gamins de l’orphelinat possèdent un passé plus ou moins similaire, fait de violence, d’abandon, d’abo­minations telles que j’en frémis rien qu’en y pensant. Elle traîne derrière elle une copie conforme, plus petite, plus ronde, plus terrorisée encore.

Dans mon cœur d’enfant surgit une émotion nouvelle, l’étrange envie de protéger ces sœurs perdues. Je me sens fort dans ma détresse et devoir m’occuper d’elles me donne la sensation d’exister. Dès lors, je décide que nous serons amis pour toujours. Et pour la première fois de ma vie, un sourire sincère étire mes lèvres. Les morceaux d’espoir qui luttaient en moi se rassemblent. Je me redresse, inspire, puis avance auprès des fillettes.

4

Samaël

 
 

 

Les amis, c’est surfait. S’ils vous emmerdent, bouffez-les.

Golden Daemon

 

 

 

Seattle, 2068

 

 

 

— Bordel, Alice, t’as toujours su me retourner la cervelle, grogné-je.

— Sam, s’il te plaît, pour Ada. Écoute-moi au moins.

Son ton sérieux me convainc d’obtempérer, d’autant plus qu’elle a prononcé le prénom de sa fille. Même si je ne la côtoie pas, cette dernière compte à mes yeux, elle est du même sang que Célia. Je me résous à revenir à leurs côtés, non sans bougonner. Je suis loin d’être un imbécile et devine ce qu’elles vont me demander, du moins, je doute que ça me plaise. Après tout, elles ne se sont pas déplacées dans ces limbes infernaux pour prendre un thé en mon aimable compagnie. Je soupire, croise les bras puis d’un signe du menton leur signifie que j’attends.

— On voudrait que tu veilles sur Ada, m’explique Alice.

Elle dégomme ensuite une des immondes limaces survivantes d’un geste de la main, usant de son redoutable pouvoir de télékinésie. Sa déclaration me donne la sensation de recevoir un uppercut dans le ventre. Je conserve néanmoins une façade imperturbable et rétorque :

— Vous vous en chargez plutôt bien, il me semble, non ?

— Elle a décidé de s’enrôler chez Pax Legionis.

— Putain, elle a à peine seize ans ! m’exclamé-je, cette fois incapable de contenir mon étonnement. Les femmes n’ont pas l’obligation de se battre, pourquoi entrer dans cet enfer ? 

— Elle s’entraîne dans ce but depuis toujours, elle souhaite faire une carrière identique à la nôtre. Nous ne voulons pas l’en empêcher. Adalyne est…

— Comme sa mère, termine Aurèle en entrelaçant ses doigts à ceux de son épouse.

Je ricane avant de lâcher :

— Bornée et insolente.

— Déterminée, me coupe la demi-panthère avec mauvaise humeur. Et différente.

— Je vois, mais je ne suis pas intéressé.

Je n’ajoute rien, peu enclin à poursuivre cette discussion stérile. Je n’ai jamais été un grand bavard, les années m’ont conforté dans l’idée que converser se résume à une perte de temps. Je préfère de loin buter du mutant ou glander. Rien ne m’oblige à les écouter, encore moins à jouer les baby-sitters, elles n’ont qu’à se coltiner la surveillance rapprochée de leur gosse. Gosse qui n’en est plus une, puisqu’a priori, elle prend ses décisions seules.

— T’es toujours très con, marmonne Aurèle avant de se détourner.

— Merci, fais gaffe quand même avec les insultes… j’ai la dalle.

Alice la retient par le bras puis leurs yeux s’accrochent longuement dans un silence qui m’oppresse. Les voir si soudées et complices met davantage en exergue la perte de Célia. Moi aussi, j’aurais pu achever ses phrases et échanger mille mots d’un simple regard luisant de cucuterie.

Moi aussi, j’aurais voulu construire une vie digne de ce nom, ouvrir cette échoppe dont on rêvait tant, évoluer dans une foutue comédie romantique, et non pas dans cette interminable errance au cœur des ténèbres. Moi aussi, j’aurais souhaité l’aimer à en perdre haleine encore et encore, fondre mon corps au sien, la désirer, la combler, l’envoyer chier pour mieux la reconquérir.

Putain, elles me dégoûtent.

Toutes ces conneries passionnées, de destins liés ou trucs du même genre ne font que raviver mon malaise. La mort est définitive. En attendant, ceux qui restent dégustent et alors, l’amour ne se résume plus qu’à un goût amer de solitude.

Dire que l’éternité s’offre à moi…

Je rabats ma capuche sur mon crâne, bien décidé à m’éloigner de ce couple à gerber. Alice demeurera toujours une personne que j’aime du plus profond de mon cœur, mais elle m’en demande trop. Me coller une telle responsabilité se rapproche d’un sketch. Je peine déjà à prendre soin de moi-même, alors, veiller sur autrui… ça relève du délire.

Tandis que je m’éloigne sans un regard, je les entends se chamailler dans mon dos et m’enjoins à avancer. Les pas précipités qui me rattrapent me font lever les yeux au ciel. Cette femme ne changera jamais quand bien même elle approche la soixantaine.

Ses doigts crochètent mon bras pour m’obliger à m’immobiliser :

— Tu vas m’écouter, je suis sérieuse.

— Tu me donnes aucune nouvelle pendant quinze ans et t’estimes que je te dois quelque chose ?

— Tu ne m’en as pas donné non plus, contre-t-elle du tac au tac.

Je hausse les épaules devant cette vérité. D’autant plus qu’il m’aurait été facile de les retrouver si je l’avais souhaité, contrairement à moi qui erre sur le continent nord-américain au gré de mes humeurs.

Je suis un con, rien ne change.

— Sam, je vieillis et je n’ai personne d’autre dans ce coin du monde.

— Je vois pas le rapport avec moi. Tu veux une petite morsure ? Je te préviens, ça ne fait pas rajeunir et tu risques une sacrée addiction à l’hémoglobine.

— Arrête ! gronde-t-elle soudain dans un élan chagriné. Arrête avec ce rôle de connard, n’oublie pas que je te connais en dépit des années.

Je jette un œil à Aurèle qui nous toise à distance, enfin rhabillée, puis reporte mon attention sur la mère désespérée.

— Tu me veux quoi, réellement ?

— Je te l’ai dit, rien de plus. Veille. Sur. Adalyne.

— Fais-le ! T’es plus à même de…

— Si je reste ici, j’en mourrai très vite, me coupe-t-elle avec hargne. La vieillesse me rattrapera sous peu, Aurèle également, nous sommes sensibles aux radiations, contrairement à toi, et elles sont plus intenses dans le Nord. Sam, je ne peux pas assurer la sécurité de mon unique enfant. On a mis un temps fou pour te retrouver dans ces ruines insalubres, je t’en prie…

Elle tend sa main pour que je la prenne et ajoute :

— Célia est toujours présente. Ada possède une part d’elle et je sais à quel point ça compte à tes yeux. Cesse de jouer les enfoirés, remballe ta colère, ton amertume. Regarde-moi.

— T’es dégueulasse d’utiliser ta sœur comme argument ! sifflé-je, troublé. Ta gamine, je l’ai croisée que bébé, je m’en souviens à peine. Je suis pas en colère, je m’en tape, c’est tout.

— Oh… Sam… regarde-moi.

J’ose enfin planter mes prunelles dans les siennes éplorées, puis accepte ses doigts que je presse en silence. Le passé, c’est douloureux. Revenir là-dessus me rend faible, cette foutue culpabilité me rend faible.

Je m’y refuse.

Pas dans ce monde impitoyable où le sentimentalisme nous place en position de victime. Pas dans ce monde dans lequel je navigue avec un plaisir masochiste, une soif d’autodestruction que je ne parviens pas à assumer.

Je recule afin d’échapper à la tiédeur de sa peau qui me transmet des ondes périlleuses de tendresse. Hélas, il est cependant trop tard pour ne pas ployer sous ses suppliques muettes.

— Tu es le seul en qui j’ai confiance, t’es un mercenaire aguerri. Ada va être envoyée dans les zones à risques du Nord et je suis terrorisée. Nous savons toi et moi ce qui l’attend. Tu pourras l’aider si besoin. J’aurais préféré qu’elle se contente d’une vie simple auprès de nous, mais ce n’est pas le cas.

— La fille d’Alice Saul ne se contentera jamais d’une vie simple.

Ses lèvres s’étirent en un pauvre sourire alors qu’elle opine du chef. Mes épaules s’affaissent. Bordel, moi qui n’œuvrais que pour ma gueule en débusquant des créatures au fil de mes errances, me voici investi d’une nouvelle mission.

— Reste dans l’ombre, jette un œil de temps en temps sur elle, je ne te demande pas de devenir son père de substitution.

— Tu me demandes quoi, alors ? D’être une sorte de tonton ange gardien invisible ?

— Oui.

Elle prononce ce dernier mot avec cette force dont elle a toujours fait preuve. Avant même de m’aborder, Alice savait qu’elle parviendrait à me convaincre. Je lâche un long soupir puis hoche la tête. Son visage s’éclaire de soulagement.

— T’emballe pas, je te promets pas de faire des miracles, tempéré-je. L’unique chose qui pourrait la sauver, c’est qu’elle ne mette pas un pied dans le Nord. Je lui parlerai pas, elle saura même pas que je veille sur elle. Pas d’accroche, pas de sentimentalisme. T’es prévenue.

— Tu gères comme tu l’entends, je te suis infiniment reconnaissante. Et… évite de lui parler de nous si jamais tu dois l’aborder.

— Pourquoi ?

— Nous sommes un peu… en froid.

Je soupire.

— Aaaah, les relations familiales, un véritable bonheur. Quoi d’autre ?

—  Elle s’est engagée et part pour New York dans une semaine avec sa faction.

— OK, génial, ça me laisse du temps pour m’organiser, ironisé-je.

— On te dépose ? Nous sommes motorisées.

Je refuse d’un grognement, constatant qu’elle a déjà tout prévu et ne changera jamais.

— Non merci, je préfère éviter la douce compagnie de ta charmante épouse. Je vais me trouver une bécane et tailler la route en solo. Sans aléas, je devrais y être en trois jours.

L’idée d’un tel voyage m’épuise d’avance, mais pas autant que l’idée de garder un œil sur une jeune soldate effrontée. Alice effectue un signe de tête en direction d’Aurèle et quand elle fait pivoter son visage vers le mien, je gronde :

— Cesse de te réjouir, Alice. Ta fille risque fort de ne pas en revenir.

— Promets-moi que tu feras tout, absolument tout, pour la soutenir.

Je grommelle une réponse inaudible. Moi… les serments et autres conneries qui engagent, je ne suis pas fan.

— Sam, insiste-t-elle en pressant mon épaule. C’est mon unique enfant. Promets.

— T’es une sacrée bornée, pis j’ai décidé de m’appeler Ragnar, arrête avec tes Sam.

— Imbécile, tu resteras toujours mon Sam. Certaines choses ne changent jamais.

Je plonge mes yeux dans ses prunelles brillantes de reconnaissance et j’énonce alors une phrase que je risque fort de regretter.

— Et certaines changent définitivement. Mais… OK… je te promets de veiller sur ta gosse.

Dès lors, une étincelle nouvelle s’empare de moi. L’étrange sensation de me réveiller d’un long sommeil m’envahit. M’assigner une mission me permet de revenir un peu à la réalité et c’est assez agréable en dépit de la pression qui pèse dorénavant sur mes épaules.

Je promets rarement, aussi, une chose est certaine : je ferai tout pour maintenir cette gamine en vie quitte à y laisser des plumes. Ou des canines.