Prologue

 

Certaines histoires d’amour sont semblables à un feu de paille. Brûlantes et brèves, aussi violentes qu’une tornade au cœur des tropiques. Elles ne laissent sur leur passage que blessures et cauchemars.

D’autres sont faites pour durer. Elles se consument avec lenteur, s’étirent sur de longues années, puis finissent par s’éteindre dans un relent aigre de cendres teintées de regrets.

Puis un jour, au détour d’un chemin, nous rencontrons l’Unique.

L’Évidence.

L’Histoire d’une vie.

Celle qui sourit aux plus aventureux, aux rêveurs, aux passionnés. Différente, rare et précieuse, elle flamboie, bouscule, nous marque à tout jamais. Capable d’annihiler la plus profonde des noirceurs, elle peut quelquefois nous effrayer par la violence des sentiments qu’elle provoque. À terme, elle nous sauve et nous réconcilie avec l’essentiel.

Elle est la résilience, l’extase, l’infini.

Elle possède la saveur d’une framboise bien mûre que l’on croque avec délice en plein été, d’un chocolat chaud dégusté l’hiver sous un plaid moelleux. Elle est douce comme le chant d’un oiseau lorsque le printemps s’éveille d’un long sommeil. Et telle une lame de fond, elle déferle sur nous sans qu’on s’y attende. Son pouvoir absurde, dénué de toute logique, effraye et rassure à la fois, car il est tout aussi puissant que le cœur d’un volcan en fusion.

Inégalable.

Cette histoire-là ne se raconte pas, elle se savoure, se vit, se ressent.

Partie 1

Paris, oh, Paris…

Chapitre 1

« Voulez-vous coucher avec moi, ce soir ? »

Lady Marmalade, Kenny Nolan et Robert Crewe

Léa

Toi qui me mates sans vergogne.

Toi qui juges sans savoir.

Toi qui te crois supérieur, puissant, maître du jeu, car tu as une paire de couilles et un peu plus de fric que les autres.

Toi, là, je te méprise.

Je balance un clin d’œil aguicheur à ma proie. Beau gosse, la trentaine, les épaules larges, le sourire assuré, les mèches blondes savamment agencées dans un effet coiffé décoiffé, l’iris azur brillant, le muscle saillant, la montre à dix mille balles, l’ego démesuré. Bref, un condensé écœurant de tout ce qui me débecte. Parfait. J’ai envie de m’amuser ce soir.

— Tu t’es perdu, Boucles d’or ? lancé-je avec désinvolture.

Il lève un sourcil surpris.

— Pardon ?

Je lui tends un verre de vodka.

— Avale ça, tu te sentiras mieux.

— Je préférerais un mojito, merci.

J’éclate de rire et m’accoude au comptoir, mes yeux bleus plongés dans les siens.

— Ici, je n’obéis pas aux ordres. En vérité, c’est même plutôt l’inverse.

Ma phrase emplie de sous-entendus ne lui échappe pas. Un léger sourire étire ses lèvres charnues.

Je gagne.

— Et puis…, ajouté-je avec un clin d’œil. C’est une boisson de gonzesse ça, les mojitos. C’est pas très excitant pour un mec aussi sexy que toi.

Ses yeux s’écarquillent. Beau Gosse n’a pas l’air habitué à la franchise question séduction. Encore mieux. Un poussin sorti de l’œuf. Miam. Je mordille ma lèvre inférieure et lui offre un regard enjôleur. Effet garanti. Il m’observe un instant en silence. Son hésitation est palpable, je peux presque lire dans ses pensées.

Oh ! toi… tu n’es pas célibataire.

Madame est à la maison et garde les gosses ? Madame n’est pas satisfaisante au pieu, alors tu tentes de soulever une poulette ingénue ? Allons… on ne vient pas dans cet endroit par hasard. Vilain garçon.

Je bosse au club Katen depuis presque deux ans et demi maintenant. Situé en plein cœur de Paris, dans le IVe arrondissement, le lieu est réputé pour la grande qualité de ses services, sa discrétion, son chic et sa propreté. Il se revendique clairement comme libertin et ouvert à toutes sortes de fantaisies sexuelles. Nos tarifs élevés font que nous n’accueillons que le gratin. Pas de petites raclures par ici, que des friqués, des personnes influentes et autres célébrités. De ce fait, nous attirons une majorité de bobos imbus d’eux-mêmes.

Je suis une vraie citadine ! Née dans la capitale, j’ai grandi au cœur de cette ville en constante évolution, toujours vivante et en mouvement. J’aime l’énergie qui se dégage de ses quartiers aussi nombreux que cosmopolites. Même si j’y ai vécu des choses difficiles, pour rien au monde je la quitterais !

Je ne suis ni serveuse ni barmaid, encore moins prostituée. Non, mon job n’a pas de nom à proprement parler. Quatre soirs par semaine, je gère l’équipe, négocie en cas de souci avec les clients et, surtout, je me charge de réchauffer l’ambiance. Le boss me garde pour ce dernier point, je crois. Parce que mon talent de pédagogue n’est pas celui que je maîtrise le mieux. Et aussi parce qu’il m’apprécie.

— Dis-moi, poupée, tu termines à quelle heure ? ose enfin Blondie.

Poupée… plus kitsch, je meurs !

Bon sang, comment peuvent-ils penser que ça fonctionne des phrases pareilles ? Je retiens ma remarque acerbe, car j’ai très envie de m’occuper de ce type aux pecs surgonflés. Je crois bien que je n’en ai jamais touché d’aussi énormes. J’accentue ma mimique glamour.

— Je suis libre pour toi.

— Tu peux quitter ton poste ?

— Je te l’ai dit. Ici, je donne les ordres, pas l’inverse.

— T’es la patronne alors ! s’exclame-t-il, presque admiratif.

— Quelque chose comme ça… Arrêtons là cette conversation passionnante et viens plutôt me chevaucher, cow-boy.

Il déglutit, sa mâchoire carrée se crispe. Je me penche davantage par-dessus le bar, attrape le col de sa chemise pour l’attirer au plus près de mes lèvres. Je frôle les siennes sans le laisser me toucher. Nos respirations s’entremêlent, je sens déjà qu’il s’excite. Il est clairement dépassé par ce qu’il vient de déclencher. Et j’adore ça. Faire tant d’efforts pour avoir l’air sûr de soi doit être épuisant à force. Surtout quand il suffit d’une pichenette pour que s’effondre tout ce bel édifice. Il me fait presque pitié.

Presque.

— C’est quoi ton prénom ? articule-t-il, troublé par ma proximité.

— Appelle-moi Hécate.

— Comme la divinité grecque tricéphale. Pourquoi ?

Hum, ce type aurait-il un neurone valide ?

— Je vais te montrer.

Je me retourne, saute en arrière pour poser les fesses sur le bar, puis me relève en souplesse. À ma vue, tous les convives lâchent des exclamations ravies et quelques sifflets racoleurs retentissent. Mes gigantesques talons claquent sur la surface noire. Je traverse le comptoir sous le regard subjugué de Beau Gosse, qui découvre ma tenue. Un short – qui mériterait plus l’appellation culotte – en ski argenté, et un corset sombre sans manche qui remonte jusque dans mon cou et dissimule ce qui doit l’être. Il dévoile très largement ma chute de reins ainsi que mes tatouages. J’attrape l’élastique que je porte toujours au poignet et attache mes longs cheveux noirs en une queue haute. Question de sécurité. Je prends ensuite mon éventail métallique accroché sur un des piliers de pierre, puis saute au sol avec élégance.

Me voilà prête à jouer ce rôle vital, ce rôle si important qu’il est devenu une part entière de moi-même. Mon bouclier, ma protection face à la réalité. Hécate.

Je marque un arrêt vers mon futur défouloir et me colle à son torse ferme.

— La première raison est que je suis un peu magicienne ou… sorcière, soufflé-je au creux de son cou avant de me détourner pour rejoindre ma place préférée. Dans tous les cas, on m’adule.

Je passe près d’une des multiples bougies qui décorent le lieu et enflamme chacune des six mèches. L’éventail ainsi allumé donne une tout autre dimension à ma personne. Je grimpe sur la petite scène, le Tango de Roxanne démarre. J’entame alors une chorégraphie sensuelle dont moi seule ai le secret. Je manie à la perfection mon accessoire, comme tous les ustensiles de feu que je possède.

Je me sais sexy, démoniaque… irrésistible. Maîtresse de mon apparence.

Aussi sombre et mystérieuse que la déesse dont je me suis attribué le nom. Dans ce rôle, je me sens forte. Hécate est puissante, n’a peur de rien et les hommes n’ont qu’à bien se tenir. Hécate est à l’opposé de mon moi profond.

Les hourras éclatent, l’ambiance devient brûlante. Je donne tout ce que j’ai dans une danse endiablée. Ma proie est ferrée. Je peux presque voir un sillon de bave sur son menton.

À la fin de ma prestation, Roméo, l’un des serveurs, s’empresse pour me débarrasser de mon éventail, l’éteindre, le réimbiber de pétrole et le remettre à sa place, prêt à l’emploi. Je descends de scène en ondulant des hanches sans lâcher des yeux Musclor.

Tu es à moi.

Je m’approche de lui, féline.

— Si tu veux connaître les autres raisons de mon pseudo, alors… libre à toi de venir.

J’effleure sa joue rugueuse de la main puis me détourne pour prendre le chemin des salons privatifs. Lieux dédiés à la diversité des fantasmes, à la sensualité, à la communion des sens. Mais aussi à la débauche et à l’indécence, le paradis de la luxure. Comme prévu, il me suit sans poser de questions.

J’entre dans celui qui m’est réservé. Ici, tout est organisé afin que l’on puisse s’éclater sans prise de tête : lit à baldaquin king size doté de draps de soie parme, lumière feutrée, accessoires, jouets, capotes à gogo. J’ai même ma propre salle de bains. Tout cela dans une ambiance sensuelle et classe. Je gobe un acide et me prépare à prendre soin de mon invité.

Non, je ne suis pas une pute.

Non, on ne me paye pas pour baiser, seulement pour honorer mon contrat de travail, tout ce qu’il y a de plus officiel et légal.

Oui, je prends tout ce que je désire, quand je le désire. J’adore le sexe, je m’en gave jusqu’à plus fin pour oublier.

Mais ma motivation est ailleurs. Bien plus profonde, ancrée dans un passé complexe auquel j’évite de penser. Passé pas si lointain qui fait de moi une femme solitaire qui ne s’ouvre pas. Une femme cabossée, voire… brisée. Une femme de vingt et un ans secrètement paumée, à la double personnalité.

Mon invité déboutonne sa chemise avant de la laisser tomber au sol.

— Putain, c’est quoi cet alignement ? m’exclamé-je en le détaillant.

Le terme plaquettes de chocolat prend tout son sens. J’en ai vu défiler quelques-uns, et ces abdos-là défient toute rationalité. Ils sont tellement dessinés qu’on dirait qu’il a disposé des œufs sous son épiderme. Il passe les paumes sur ses pectoraux dans une attitude hyper virile, très fier de son petit effet. Sauf qu’il se plante. Je ne suis nullement impressionnée par cet étalage de gonflette, juste surprise que ça puisse exister dans le monde réel. Son sourire dentifrice me donne même plutôt envie d’éclater de rire. Mais j’évite. Ça se vexe vite ces bestioles.

— Déshabille-toi, princesse.

On atteint le summum du lamentable. Cette fois, je ne me gêne plus.

— Ai-je la gueule d’une princesse ?

Il plisse les yeux, étonné de ma repartie presque agressive, avant de sourire avec un air de prédateur.

— Sacrée gonzesse…

Il fond soudain sur moi, me fait pivoter, dos contre son torse, puis susurre :

— Attention à toi, Morticia Addams, tu risques la punition.

— Alors d’un, Morticia n’a pas de tatouages.

— Oh, arrête de pinailler, chuchote-t-il alors qu’il commence à délacer mon corset.

« Pinailler » ? Vraiment ? Faut qu’il revoie ses répliques…

— De deux… personne ne me donne de punition.

Je ponctue mes mots en plantant un talon sur le bout d’un de ses mocassins hors de prix, et surtout très laid. Il pousse un grondement de douleur avant de se dégager. Je pivote, le cœur un peu plus affolé de le voir souffrir.

— Ici, Blondie, tu n’es pas forcé de jouer un rôle. Les conneries à la Cinquante nuances qui font fantasmer ta femme, tu les oublies. Révèle-toi tel que tu es.

— Je comprends pas ce que tu veux dire.

— T’es le mec typique qui s’emmerde au pieu avec une nana qui se touche le minou sur des romances à l’eau de rose. Tu penses qu’être un dominant viril est l’unique façon de prendre ton pied.

— Non, c’est ce que je suis.

— Oh ! vraiment ?

Je me glisse derrière lui et m’élève sur la pointe des pieds.

— À genoux.

— T’es folle ou quoi ?

J’attrape son bras et le tords dans son dos. Je raffermis ma prise sur son pouce avant qu’il ait le temps de réagir.

— Putain, lâche-moi !

— Je vais te faire jouir comme jamais, Boucles d’or.

— Je m’appelle Kevin ! gronde-t-il.

Oh, bordel… j’aurais pas pu rêver mieux comme prénom !

Je serre davantage mes mains et un grognement de douleur sort de sa gorge. Je touche à sa fierté de mâle. C’est dur pour lui.

— Abandonne la partie. Ose te laisser aller à tes réels désirs.

Il s’incline doucement, puis finit par céder en marmonnant.

— Je savais que j’aurais jamais dû venir ici…

Je mordille son trapèze tendu puis le lèche jusqu’à son lobe d’oreille. Je le relâche et file direct au sud défaire sa braguette. Je m’empare alors de sa queue déjà dure comme du marbre.

Monsieur proteste pour la forme, cependant, il adore ma façon de faire. Comme tous. La preuve est là, entre mes doigts, bien raide et palpitante. Les hommes n’aiment pas les préliminaires ; bien souvent, ils kiffent être dirigés avec autorité, voire maltraités. Jouer les dominants à deux balles… ils le font juste pour satisfaire leur partenaire. Je n’ai encore jamais rencontré de véritable résistance. Ils finissent tous par céder d’une façon ou d’une autre, et moi… j’évacue la violence qui me bouffe, évitant ainsi de me consumer.

— Non, pas de regret en ma compagnie, que du plaisir, murmuré-je en faisant tomber son pantalon.

— Putain, mais… t’es qui comme genre de nana toi ? articule-t-il, l’œil luisant d’excitation.

— Hécate, comme la déesse de l’ombre, celle qui suscite cauchemars et terreurs. Le genre que tu n’oublieras jamais.

Chapitre 2

 

« Tout commence à Paris. »

Nancy Spain

Ethan

Mon arrivée se déroule comme je l’ai imaginée. Parfaitement organisée. Mon cher frère, Xander le maniaque du contrôle qui m’élève depuis mes quatre ans, a pensé à tout dans les moindres détails. Je n’ai rien eu à faire. Mes bagages sont déjà chargés dans le véhicule luxueux stationné pile devant la sortie de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Le chauffeur, une armoire à glace qui a dû utiliser un chausse-pied pour enfiler son costume anthracite beaucoup trop moulant pour ses pectoraux, porte un carton avec mon nom inscrit dessus.

— Monsieur Ethan Berkman ?

— Non… Gandhi. Enchanté.

Réplique de merde !

J’ai cependant une bonne excuse, le jetlag me tape déjà le cerveau. Je ne l’écoute pas davantage et m’engouffre dans la berline aux vitres teintées.

Il veut du Berkman ? Je vais lui en donner.

Les hommes de la famille n’ont pas un caractère facile. Je suis stressé, fatigué de mon voyage, mais aussi agacé que Xander se montre toujours envahissant malgré plus de neuf mille bornes entre nous. Je n’ai plus douze ans, merde, j’en ai vingt-deux !

Mais, c’est lui qui finance… alors, je fais profil bas.

Dès que nous démarrons, je sors mes clopes et en allume une dans l’espoir d’emmerder le bonhomme. Hélas, à ma grande déception, il ne dit rien et garde un silence buté, le regard concentré sur la route. Aucun tressaillement agacé ! Ses traits restent lisses, indéchiffrables. Je me penche entre les sièges avant pour souffler un nuage malodorant dans les narines du gorille.

Rien.

Que dalle.

Zéro réaction.

Je grogne, ouvre la vitre et jette ma clope à peine entamée.

— J’apprécierais que vous attachiez votre ceinture, et il y a un cendrier à votre disposition, monsieur, ça évite la pollution inutile, résonne sa voix grave.

Un sourire étire mes lèvres. Putain, je suis tombé sur un écolo ! Je note ça dans un coin de ma tête. Ça peut servir pour plus tard.

Je m’enfonce au creux de mon siège – sans boucler ma ceinture, évidemment – puis rajuste ma capuche sur mon crâne. J’enfile mes écouteurs d’où s’échappe du Black Sabbath et me perds dans la contemplation de l’extérieur. Pour le moment, Paris ne paraît pas à la hauteur de sa réputation de ville lumière pleine de romantisme. Je ne vois que des files de véhicules, des tags et des tronches énervées derrière les volants. D’innombrables klaxons résonnent à intervalles réguliers, des scooters doublent à grande vitesse de tous les côtés. Bref… pour le moment, ça ressemble à Los Angeles.

Du béton et des gens sur les nerfs perdus dans les gaz d’échappement.

Évidemment, le chauffeur sait déjà où je me rends. Aucun point de mon périple n’a été laissé au hasard. C’est comme ça depuis que j’ai quitté la villa de Malibu et ce n’est que le début. Je soupire. Xander et sa manie de tout maîtriser me fatiguent. Cet éloignement est un mal nécessaire pour ma propre santé mentale, mais ça ne sera pas facile, je navigue en territoire inconnu.

Nouveau pays, nouvelle langue, nouveaux potes… nouvelles meufs.

Mon enfance particulière fait que je ne suis pas le plus sociable des mecs. Ces dernières années, j’ai cependant changé. J’ai grandi, gagné en assurance et perdu un peu de mon agressivité. Mais ça, c’était aux US… Ici, dans cette contrée qui ne m’est pas familière, j’ai la sensation de redémarrer à zéro.

Bien que je maîtrise le français, je ne me sens pas à l’aise. Heureusement, j’ai emporté dans mes bagages mon arrogance et mon humour acerbe, mes armes préférées.

Après une vingtaine de minutes de route, King Kong ralentit. Il désigne du doigt un bâtiment auquel je ne prête d’abord pas attention. Sa bouche remue. Je n’entends rien à cause de la musique rock qui résonne à mes oreilles. Avec un soupir, je retire mes écouteurs.

— … a demandé à ce que nous passions devant.

— Rien compris, grommelé-je en me redressant.

Il toussote, met la voiture au pas et répète :

— Nous sommes devant l’école Ampère. Votre frère souhaitait que je vous fasse découvrir l’endroit avant de vous emmener chez vous.

J’observe avec intérêt le site à l’architecture plutôt originale. Une vaste allée encadrée d’arbres conduit à l’entrée principale entièrement vitrée. De grands piliers soutiennent une arche à la couleur orangée identique à celle des façades. De ce que j’aperçois, la hauteur sous plafond est impressionnante. Ça ressemble presque à une ancienne usine reconvertie, style industriel classe. Pour le moment, il n’y a personne, mais d’ici quelques jours, le lieu fourmillera d’étudiants.

Mon cœur accélère un peu. Je suis un cinéphile averti et rêve depuis toujours de faire de cette passion mon métier. Grâce à l’appui de sa femme Clémence, Xander a finalement accepté de me laisser poursuivre dans cette voie. Sans elle, il aurait tout fait pour m’en empêcher et me garder auprès de lui.

Après quatre ans passés à l’université de Californie du Sud, j’ai obtenu mon bachelor en art, spécialisé dans l’écriture des scénarios et scripts. À présent, je continue sur cette lancée et démarre un cursus de deux ans pour apprendre le métier de réalisateur. Même si j’en connais déjà un rayon, ce diplôme m’aidera dans le futur. Et surtout, je suis un grand fan de celui qui a créé cet établissement. Mike Bishop, producteur réalisateur au talent inégalé.

J’ai encore du mal à croire que j’ai été pris. Mes notes sont excellentes, mais étant très éloigné géographiquement, je ne pensais pas réussir à intégrer la formation. Je soupçonne super frérot millionnaire de ne pas y être pour rien… Sa thune et le fait qu’il soit un chasseur de têtes pour le cinéma connu à travers le monde ont pu aider. Il a peut-être même signé un gros chèque pour ça ! En vérité, je ne veux pas le savoir, car je risquerais de faire demi-tour dans la seconde si ça s’avérait. Et ça serait dommage si près du but.

La voiture réaccélère, mon chauffeur revêt son masque inflexible. Une sacrée pipelette celui-ci… Je relance ma musique. J’ignore combien de temps de route il nous reste, et je m’en fiche. Je suis trop épuisé par les onze heures de vol pour me poser des questions d’ordre pratique. 

Un courant d’air frais me sort de ma somnolence. Ma portière est ouverte, mister Joie-de-Vivre, droit comme un piquet, attend que je daigne bouger mon cul. Je le dévisage un instant. Il paraît calme, mais je ne connais que trop bien ce genre de mecs qui pullulent dans notre villa de Malibu. Mâchoire virile, lunettes noires, rasé de près, épaules de camionneur, sourire inexistant, balai dans le fondement. Il est évident que ce type n’est pas qu’un simple chauffeur. Je suis sûr que si j’écarte les pans de sa veste, je trouverai un flingue chargé. Je ne le ferai pas, je tiens trop à la vie.

Après un rapide coup d’œil à mon smartphone, je réalise que nous n’avons roulé qu’une petite demi-heure. La nuit est presque tombée. J’ai la dalle et juste envie de m’empiffrer de saloperies devant un bon film.

Je m’extrais du véhicule puis observe les alentours. Ce n’est pas le Paris que je m’imaginais. Rue étroite traversée par des escaliers interminables, maisons accolées les unes aux autres à l’allure plutôt rustique. Un peu de verdure et une vue assez incroyable. Nous surplombons la capitale, j’aperçois même la tour Eiffel. Je ne peux retenir un sourire. Moi qui m’attendais à un appart dans une tour luxueuse ultra sécurisée, atrocement ennuyeux et envahi de bruits de klaxons, je dois avouer que Xander me surprend agréablement.

— On est où ?

— Montmartre, XVIIIe arrondissement, vingt-quatre minutes de l’école.

Précis ! Il me rappelle étrangement Schwarzy dans Terminator. Si plein de chaleur humaine ! Bref. Je décide que j’aime cet endroit.

— Veuillez me suivre.

Simple et efficace. Il ne perd pas d’énergie en paroles inutiles.

Il me précède d’un pas rapide jusqu’à une porte-cochère, sort un trousseau de clés qu’il me tend, puis en extrait un second de sa poche intérieure.

— Voici tous les pass dont vous aurez besoin.

— Et vous avez les doubles, constaté-je avec aigreur.

— Oui, monsieur.

Je lève un sourcil.

— Pourquoi ça ?

— Monsieur n’a pas écouté quand je me suis présenté à l’aéroport.

— Non.

— Je suis Christophe Melin, votre chauffeur attitré, également présent pour votre service.

Bordel… je m’en doutais ! Xander, je te hais !

— Ma nounou quoi ! râlé-je en attrapant les clés. Quand vous dites « service », ça signifie que vous allez me coller aux fesses ? Vous êtes garde du corps ?

— Chauffeur, s’obstine-t-il.

Il a dû recevoir des ordres précis. Mon frère me connaît et inversement.

— Vous n’allez pas squatter chez moi quand même ?

— Non. J’ai un logement annexe.

— C’est-à-dire ?

Il ne répond pas et déverrouille la porte avant de la pousser. Derrière cette façade qui ne paye pas de mine se cache un véritable trésor. Un jardin, petit mais parfaitement agencé. Des fleurs, un jacuzzi à l’abri d’une pergola, des arbres hauts, une terrasse avec plusieurs chaises suspendues, le tout éclairé par divers points lumineux. Et une vue aussi superbe que dans la rue. Même si je n’en ai pas envie, je dois avouer que cet endroit me plaît de plus en plus. J’aime la nature et que mon frère ait pris en compte ce détail me touche.

— Voici mon studio, annonce alors Christophe.

Il désigne du doigt une espèce de cabane perdue entre les arbres à quelques mètres de ma propre maison. Toute ma reconnaissance s’envole. Moi qui pensais pouvoir être enfin libre de mes mouvements, c’est loupé.

Chapitre 3

Ethan

Christophe me précède dans la grande bâtisse de pierres qui sera dorénavant mon chez-moi. Me retrouver ici, du jour au lendemain, loin de tous mes repères me stresse. Je vais devoir gérer mon emploi du temps, ma bouffe et même mon ménage. Ce qui, lorsqu’on a été élevé dans un cocon sécurisé et choyé, n’est pas si évident.

Depuis bien longtemps, j’ai du personnel à mes petits soins. Je n’ai à me préoccuper que de moi. Mes études, mon adoration pour le ciné, mes potes geeks et… Aladdin. Mon double poney chéri que j’ai laissé à regret dans les écuries de Malibu. Je jette un coup d’œil au jardin. Il n’aurait pas été si mal ici… Un peu à l’étroit, mais à mes côtés. Ce petit con à la crinière blonde me manque déjà.

Et tu aurais dû ramasser ses mignons crottins tous les jours ! Gérer son alimentation et ses sorties quotidiennes…

OK. On oublie cette idée débile.

Je repense aussi à mes super amis, Brice, Justin et Mike. Les seuls que j’ai eus dans mon existence. Des vrais geeks, tout autant que je l’étais au cours de mon adolescence ! Avec eux, j’ai découvert des tonnes de films et jeux vidéo. C’est en partie grâce à eux que je suis devenu si accroc au septième art. On ne se contacte pas souvent. Ils savent que je ne suis ni bavard ni expansif en amitié, mais ça ne change rien au fait que nous avons tissé des liens forts.

Je me secoue et reporte mon attention sur les lieux. De l’intérieur, l’endroit ressemble à un loft hyper moderne, tout de bois clair, métal et verdure. En parfaite harmonie avec l’extérieur. L’ensemble est meublé, prêt à me recevoir. Le rez-de-chaussée se compose d’une unique pièce de vie entourée aux trois quarts de baies vitrées donnant sur le jardin. Les deux étages au-dessus ont été bâtis comme des mezzanines, avec des rambardes métalliques et un escalier en colimaçon suspendu ultra moderne.

— Bienvenu chez vous. À chaque palier, une chambre avec sanitaires attenants. En bas, cuisine, salle à manger, buanderie. Le réfrigérateur et le congélateur ont été remplis à la demande express de M. Berkman. Je m’occupe de décharger vos bagages.

Après cette visite expédiée, le gorille m’abandonne à la découverte de mon nouveau lieu de vie. Canapé d’angle géant, télé intelligente dernier cri, consoles de jeu et même un flipper. Un grand sourire éclaire mon visage.

Putain, Xander… sur ce coup, t’as géré.

Comme s’il m’avait entendu, mon smartphone sonne en affichant le nom « Relou man » sur l’écran. Je décroche.

— Ouais.

— Bien arrivé, frérot ?

— Nickel. Comment va le futur quadragénaire ?

Je démarre fort. Xander approche des quarante ans et il déteste qu’on le lui rappelle.

— La ferme, rétorque-t-il, vexé.

— Bon, sinon, tu t’es pas foutu de ma gueule niveau logement, même si je me serais passé de la nanny dopée aux hormones !

Un ricanement satisfait s’élève.

— Je me doutais que ça te plairait.

L’intéressé arrive justement, les bras chargés de mes nombreuses valises.

— Deux secondes, Xander. Ta taupe infiltrée est là.

Je lui fais signe de les déposer dans l’entrée. Il se redresse, et je m’attends presque à ce qu’il me fasse un salut militaire. Mais non, il hoche la tête avant d’effectuer un demi-tour parfait puis de disparaître par là où il est arrivé. Je reprends l’appel.

— En revanche, il y a juste un souci.

— Lequel ?

— Les putes sont en retard !

Un grognement mécontent me répond. Je continue de le provoquer :

— Ouais, j’suis pas loin du Moulin Rouge. Une petite danseuse, ça me conviendra parfaitement. Quelques billets, et ça le fera, non ?

— Tu fais chier, Ethan. Et ne compare pas ces demoiselles pleines de talent à des filles de joie ! Quel manque de respect… Je pensais que partir te mettrait un peu de plomb dans le crâne !

— Laisse-moi le temps ! Je viens juste d’atterrir ! J’suis toujours le même sale mioche qui kiffe te faire la misère.

Mon frère, je l’adore. S’il n’avait pas été là, j’aurais terminé en famille d’accueil ou pire… en foyer. Quand j’avais quatre ans, nos parents et notre sœur Emma sont morts dans l’incendie de l’appartement vétuste où nous vivions, et Xander, la petite vingtaine, a choisi de s’occuper de moi alors qu’il n’avait pas un sou en poche.

À ceci près que ma mère n’était pas tout à fait morte…

Lors de l’incendie, elle a été intoxiquée et a subi de graves dommages neurologiques. Lui tenant rigueur de ce drame, Xander l’a tout bonnement placée dans un institut à proximité de Los Angeles. Il la considérait comme faible face à notre père alcoolique et violent, et donc… responsable. Il payait tous les frais sans jamais lui rendre visite, préférant presque se convaincre qu’elle était décédée.

Notre relation a été mise à mal quand j’ai découvert qu’il m’avait menti à ce propos durant plus de douze ans ! DOUZE ANS ! J’ai grandi dans le mensonge et pas des moindres !

L’arrivée de Clémence – la petite Française dont il s’est épris, devenue sa femme par la suite – a permis, non sans peine, de faire éclater la vérité au grand jour. Je lui en ai voulu terriblement, d’autant plus que cet incendie a laissé des traces indélébiles sur nos deux personnes.

Pour moi… des marques physiques que je garderai à vie.

Et je ne parle pas du merdier qu’il a déclenché en choisissant de s’acoquiner avec des mecs de la mafia après l’incendie. Il était jeune et paumé, je n’aurais sûrement pas fait mieux. Ça nous a valu pas mal de déboires également.

Tout cela est derrière nous à présent.

Ce passé compliqué fait qu’il a toujours été trop… trop tout ! Trop stricte, trop maniaque, trop stressé, trop envahissant ! Heureusement qu’il s’est un peu calmé depuis qu’elle lui a mis le grappin dessus, la Française !

Après… je ne dis pas que je suis cool. Non. Je suis conscient de mon caractère difficile et du fait que j’ai pris un malin plaisir à le rendre fou durant mon adolescence alors qu’il a toujours été là pour me protéger. Lui et moi, nous avons et aurons toujours ce lien particulier et indéfectible.

— Coucou, le gamin ! retentit une voix féminine enjouée dans mon smartphone.

Et voilà la meilleure !

Je souris et attrape ma sacoche avant d’aller me poser sur le canapé. Ma belle-sœur, Clémence, est un vrai rayon de soleil. Alors, certes, elle a déboulé dans notre vie tel un ouragan et a foutu un bordel monstre, mais, sans elle, jamais nous n’aurions pu crever les abcès, réparer nos erreurs et réussir à reprendre un nouveau départ.

— Salut, la Frenchy !

— J’espère que la maison te plaît ? J’adore ce coin ! J’ai un peu forcé ton frère à m’écouter sur ce coup-là !

Ah… tout s’explique !

— J’imagine qu’il voulait m’enfermer dans la tour bétonnée d’un quartier bourge ?

— T’as tout compris, du style de celle de Raiponce version richou, s’amuse-t-elle avant de pousser un cri. Xander ! Interdiction de me taper, je suis enceinte !

Cette nana, je l’adore ! Cela fait maintenant six ans qu’ils sont en couple, et à bientôt trente-deux ans, elle attend leur seconde fille. La première, Lily, quatre ans, a tout hérité de sa mère. Lumineuse et si mignonne ! Je l’aime trop cette gamine !

Je les entends se chamailler à l’autre bout du fil, puis des éclats de rire résonnent. Je lève les yeux au ciel. Et c’est moi l’immature ! Si je les laisse faire, ils vont finir pas prendre de l’avance sur la conception d’un troisième. Je n’ai pas envie d’assister à ça !

— Hé, j’suis là, les pervers ! grogné-je en me roulant un spliff, le mobile calé entre l’épaule et mon oreille.

— Alors, t’as donc fait la connaissance de Christophe Melin ? insiste Xander.

— Mouais.

Je préfère retenir mes remarques sur ce point. Ça risquerait de finir en queue de boudin cette conversation.

— C’est un super pro, tu pourras compter sur lui H24 !

— J’en doute pas une seconde.

— Ça ne te plaît pas, avoue !

T’as sorti ta boule de cristal, madame Soleil ?

Encore une fois, je prends sur moi et me contente d’émettre un grognement sans réelle signification.

— Tu verras, tu t’y feras, continue Xander, imperturbable dans son rôle de super grand frère protecteur. Comprends bien que la mafia a la rancune tenace. Je ne veux courir aucun risque.

— Je comprends surtout que t’es toujours le même maniaque du contrôle que j’ai laissé à Malibu.

— J’suis trop vieux pour changer.

— Tu m’étonnes, le quadragénaire.

— P’tit con !

Je m’esclaffe.

— Maman, ça va ?

— Oui, on prend soin d’elle.

— Super. Embrasse-la pour moi.

Notre mère vit chez Xander depuis que j’ai découvert la vérité. Elle va mieux, même si les stigmates des drames passés l’empêchent de récupérer totalement sa santé physique et mentale. Elle adore lire et a retrouvé sa place entre ses deux fils.

Un carillon retentit.

— Je te laisse, les putes arrivent ! Bisou tout doux d’amour, frérot.

— Ouais, arrête donc de me provoquer ! Bonne soirée… tu me manques déjà, p’tit con.

Il raccroche sans s’attarder davantage. Nous ne sommes pas doués pour dire ce que nous ressentons dans la famille.

Je plisse les yeux en cherchant d’où ça peut venir. Un Interphone doté d’un écran vidéo clignote. Je termine de rouler mon joint puis me lève pour examiner ça de plus près. L’image n’est pas terrible. Je discerne le haut d’un crâne aux cheveux gris et plats, rien de plus. Cet indésirable finira bien par partir. Probablement un commercial ou un amoureux de la parole de Dieu.

Je m’avachis à nouveau avec un soupir, épuisé. Mon moment de tranquillité ne dure pas. Le dring insupportable résonne encore et encore. King Kong pourrait aller jouer son rôle de chien de garde !

Je rabats ma capuche et sors pour envoyer chier ce con qui ose se pointer à presque dix heures du soir ! Je déverrouille, ouvre le vieux battant en bois et me retrouve face à une minuscule grand-mère au regard de chouette.

Chapitre 4

« Paris est une solitude peuplée. »

François Mauriac

Ethan

Dans la semi-obscurité de la ruelle, cette femme ressemble à Tatie Danielle, l’horrible harpie du film éponyme. Elle est petite, sa tête m’arrive à peine à la poitrine. Les bras chargés d’un plat à l’odeur indéfinissable, elle a une bouche sévère, un dos voûté ainsi qu’une improbable coupe de cheveux au bol, raie au milieu. Elle est vêtue d’une robe hideuse, d’un long gilet qui se veut classe, mais qui me colle plutôt des frissons. Voici donc l’étrange personnage qui ose venir me harceler aussi tard.

Elle lève le nez, m’inspecte de haut en bas et marmonne :

— Un gamin… tsss.

Alors que je m’apprête à l’envoyer chier copieusement, elle me contourne et pénètre dans la propriété sans même me saluer.

— Bordel… Tranquille. J’vous dérange pas ?

Pas de réponse. J’inspire et expire à plusieurs reprises pour ne pas exploser et la sortir par les cheveux.

— Madame, vous vous êtes trompée de maison, je pense.

Rien. Que dalle. Elle monte les marches sans ralentir et entre. Je cours à sa suite, les nerfs tendus.

— M’obligez pas à devenir méchant !

Super l’arrivée à Paris ! On m’avait dit de me méfier, que ça pouvait être une ville dangereuse. De là à imaginer me faire agresser, braquer, ou pire… violer par une mamie rabougrie, non !

OK, je dramatise un poil. Mais cette bonne femme est clairement en train de squatter ma baraque sans mon autorisation. Pas de bonjour, pas de présentation. Elle se tient dans le milieu de la pièce de vie et balaye d’un œil critique mon intérieur. La lumière me confirme qu’elle est vraiment le clone de Tatie Danielle. Le cheveu gris et plat, les rides nombreuses et creusées, la joue pendante…

Flippante !

— Eh bien…, marmonne-t-elle de sa petite voix aiguë. À peine arrivé et y a déjà du bazar !

— Je viens juste d’emménager, me justifié-je en me plantant devant elle.

Non, je déconne là. Je n’ai pas à donner d’explications. Elle va réussir à me retourner le cerveau.

— Sortez ! Vous êtes dans une propriété privée ici !

— Je suis au courant, jeune gourgandin.

Je rêve ou elle m’a insulté d’un nom que je ne connais même pas ?

— Jeune quoi ?

— Oh ! vous m’avez compris ! Tenez, un gratin de courgettes, poireaux, brocolis. Je suis polie, moi, je salue les nouveaux voisins ! C’est une tradition qui se perd de notre temps.

« Polie » ? Elle se fout de ma gueule, mémé chelou !

Elle tend sa préparation au fumet douteux dans ma direction. Dans un réflexe débile, je l’attrape et pousse un cri de douleur. C’est brûlant !

Avec un juron furieux, je lâche le plat qui se fracasse au sol, déversant par la même occasion son contenu. Des morceaux verdâtres mêlés à une matière blanche pleine de grumeaux s’écoulent sur le parquet hors de prix de la villa.

— Pourquoi vous n’avez pas mis vos maniques ? demande-t-elle en levant ses propres mains bien protégées. C’est ça les jeunes de nos jours, vous agissez sans réfléchir. Faites voir !

— Putain, je vous en foutrais des maniques ! C’est vous qui m’avez filé votre…

— Pas de gros mot, m’interrompt-elle en retirant ses gants pour les poser sur le bar.

Elle tente de prendre mon poignet. Je recule de plusieurs pas, tellement énervé et déstabilisé que je ne sais pas quoi dire. C’est si rare que je ne me souviens même pas quand on m’a coupé le sifflet la dernière fois et de qui il s’agissait.

Probablement Clémence… ça doit être un truc de Française.

Je presse mes paumes douloureuses l’une contre l’autre, les dents serrées.

— M’approchez pas, et ne me touchez surtout pas !

— Passez-les sous l’eau, idiot, vous allez avoir des cloques. Laissez-moi vous aider, je ne vous mangerai pas.

Elle plisse ses yeux aux iris verts puis ajoute :

— Même si vous êtes un charmant spécimen.

Cette fois, elle dépasse les bornes ! En vérité, ça fait même un bail qu’elle les a dépassées. L’idée de la tentative de viol me paraît soudain moins folle. Cette vieille me dévisage avec un air bien trop bizarre pour être honnête !

— Dégagez de chez moi, grondé-je. Sinon, j’appelle les flics !

Ou King Kong.

Il est où lui d’ailleurs ? Il n’est pas censé s’occuper de ma sécurité ? Le bout de grand-mère qui m’observe toujours avec convoitise ne lui a pas semblé être une menace suffisante ?

Certes… il y a peu de chances pour qu’elle appartienne à la mafia, elle serait plutôt membre du gang des tricoteuses folles.

Quelle plaie !

Alors que j’ouvre le robinet pour laisser couler l’eau froide sur mes paumes endolories, je la vois farfouiller à droite et à gauche. Mode zéro gêne ! Je suis beaucoup trop fatigué pour ces conneries. Je suis en pleine hallu ou quoi ? Je n’ai pourtant pas encore fumé mon joint.

D’ailleurs, en parlant de ça…

La vieille se pose sur le canapé et, tranquille, prend mon spliff, mon briquet, et l’allume. J’ouvre de grands yeux, toujours aussi muet qu’une carpe. Elle tire une longue latte qu’elle retient quelques secondes avant de souffler un nuage avec satisfaction. Ses lèvres fines s’étirent en un sourire lumineux tandis qu’elle s’affaisse contre les coussins moelleux.

— Vous souhaitez une p’tite binouse pour accompagner ça ? demandé-je d’un ton ironique.

— Pas après 20 heures, sinon je pisse toute la nuit.

— Charmant. Vous comptez squatter longtemps ?

— Oh ! je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité ! Vous êtes américain, c’est ça ?

— Non, furax et naze, alors, s’il vous plaît, j’aimerais pouvoir dormir maintenant.

Après une dernière taf, elle se relève enfin, légèrement chancelante. Ses yeux se braquent à nouveau sur moi, et j’ai l’impression désagréable qu’elle me déshabille du regard.

— Hum, vraiment mignon, commente-t-elle, la tête inclinée. Et enlever donc ça ! On dirait un voyou !

D’un mouvement rapide, elle tire sur ma capuche et dévoile mon visage. Ce visage que je déteste tant. Ce visage qui rythme ma vie, fait de moi ce que je suis, me rappelle chaque seconde mon passé douloureux. Ses sourcils dégarnis se froncent alors que mon cœur rate un battement. Ses pupilles se troublent.

— Putain de bordel, de quel droit vous avez fait ça ? sifflé-je en la remettant sur mon crâne. BARREZ-VOUS !

Je pivote, paumes appuyées sur le rebord de l’évier, le souffle saccadé. Il faut qu’elle dégage ou je vais lui claquer la tronche. Certaines choses sont insupportables. Son geste et le fait qu’elle me mate ainsi en pleine lumière en font partie.

Je sens son regard peser dans mon dos. Ses pas s’éloignent, puis reviennent, à mon grand désarroi.

— Vous me devez un plat, jeune homme.

Bah voyons ! Rajoute donc une petite couche en dessert ! La cerise sur le gâteau, le pompon sur le cul du lapin, la carotte sur la tronche d’Olaf !

Elle veut me rendre dingue ou quoi ?

Sur ces mots, elle sort enfin de chez moi. Pas de « bonsoir » ni de « désolée de l’intrusion ». J’aurais juste souhaité un simple adieu. De toute manière, maintenant qu’elle a vu qui je suis… ce que je suis, elle ne remettra plus un pied ici. Cette rencontre improbable me laisse un goût amer dans la bouche. Cela n’augure rien de bon pour la suite.

Un frère toujours aussi envahissant, un gorille nounou, une voisine psychopathe…

Dans quel bordel me suis-je donc embarqué ?

Fin de l’extrait