Prologue

Liz

Un pas après l’autre, je m’enfonce dans l’enfer que je pensais être mon paradis.
Je pourrais me perdre à nouveau dans la tempête de mes souvenirs, et dans ces yeux translucides emplis de folie destructrice qui me toisent avec arrogance. LUI, cet homme effroyable, le diable personnifié, celui qui a fait de moi ce que je suis. Celui que je suis en train de suivre dans ce qui pourrait être mes derniers instants.
Mais aujourd’hui je sais qu’il n’est qu’un humain, un simple humain qui s’est pris pour un Dieu tout-puissant ; complètement fou et mégalomane. Et je dois l’arrêter.
Oui, je ne suis ni un être angélique ni immortelle, oui, la Faucheuse m’emportera un jour ou l’autre mais je suis forte. Toutes les épreuves passées me l’ont prouvé.
Je me rends compte encore une fois que la moitié de ma vie n’a été fondée que sur de la manipulation, une absence totale d’amour et que ma raison ne tient qu’à un fil. Mais je comprends également que ce fil ne cassera jamais car il est le lien qui me relie à mon sauveur, celui qui m’a ramenée dans une réalité difficile, celui qui m’a rattrapée avant que je ne chute dans un abîme sans retour possible.
L’enfer, c’est l’absence d’amour et, chaque jour qui passe m’en éloigne un peu plus et me prouve combien aimer et être aimé est nécessaire, vital… indispensable.
Je vais le faire pour toi, mon amour, mon bûcheron, mon ours bourru, pour toi, pour moi… pour nous.

Étape 1

 


Le choc

1

Annaelizy’AH
 

 

Cette fois-ci, j’ai vraiment merdé.
J’ai fait une bêtise. Énorme bêtise… Encore.
Je me ratatine sous les douze paires d’yeux furieux braqués sur moi. Mon essence frémit et, si j’étais capable de la ressentir, la peur me ferait regretter d’avoir une nouvelle fois cédé à ma curiosité.
Dans mon dos, je sens mes compatriotes s’entasser, de plus en plus nombreux, poussés par le désir de savoir ce qui va m’arriver. Leur compassion bienveillante m’enivre et commence à m’étouffer. Mes sens surdéveloppés frémissent de toutes ces ondes de soutien. Nous sommes liés et je leur suis infiniment reconnaissante mais une sorte de lassitude m’étreint ; comme si je n’étais pas à la bonne place et que cette évidence n’en était une que pour moi.
Je ne suis pas à ma place et ne le serai jamais.
La voix puissante de Micha’EL s’élève, ferme et douce.
– Annaelizy’AH, pour la troisième fois consécutive, nous t’avons surprise à transgresser un de nos commandements. Célestaos est un lieu de paix, d’amour et de tolérance mais, pour cela, chacun d’entre nous doit respecter la place qui est la sienne.
Dans ma tête s’entrechoquent les divers messages que mes amis m’envoient, mêlés à mes pensées tortueuses. C’est une véritable cacophonie que je ne réussis pas très bien à gérer aujourd’hui. En m’efforçant de me concentrer, je relève les yeux pour affronter ceux d’un bleu presque translucide de notre Guide principal. Sa couleur est le signe de son admirable pureté, de son dévouement et de son élévation dans la Lumière. Mes iris sont noirs comme la nuit et le resteront probablement pour un très long moment.
Très, très long moment.
Les onze autres qui se tiennent à ses côtés le couvent d’un regard empli d’adoration. Micha’EL est le plus ancien encore parmi nous et je suis consciente qu’il est un être bon et ne cherche que le bien de tous ; le problème vient clairement de moi.
Il continue gravement :
– Annaelizy’AH, après concertation, nous avons pris une décision très difficile. Notre coeur se déchire mais tu as besoin d’une leçon qui ne pourra que te permettre de te rapprocher de la Lumière.
Qu’est-ce que… ils ne vont quand même pas oser ?
– Annaelizy’AH. Au nom des douze Archanges, je parle et t’annonce notre verdict : pour une période d’une année Gaïenne, soit trois cent soixante-cinq jours, tu seras rétrogradée et retrouveras ton état de simple humaine.
Quoi ? Non !
– Considère ceci comme une piqûre de rappel et ton unique espoir de rédemption. Si tu réussis à survivre à cette épreuve, alors tu pourras revenir parmi nous. Cette peine est applicable immédiatement. Bonne chance.
Tandis qu’il tend les mains dans ma direction pour mettre à exécution sa sentence, je perçois les murmures choqués et les encouragements des autres Anges. Nous savons que mes chances de retour son minces, voire inexistantes. Ceux qui ont connu l’exil terrestre n’en sont jamais revenus…
Pour me donner de la force, je serre entre mes doigts le petit médaillon argenté que nous portons tous autour du cou, signe de notre appartenance au monde angélique, à Célestaos.
Quelque chose pique mon essence puis une lumière aveuglante m’entoure brusquement, chaude et moelleuse, presque agréable. Et très vite, c’est la chute ; inexorable et vertigineuse. Je ne cherche pas à lutter et me contente d’accepter ma punition.
Après tout, je suis forte, je m’en sortirai ! Qu’est-ce qu’une année dans la vie d’un être éternel ?

2

Jeremy

 


6 h 59
Je soulève les paupières puis essuie une goutte de sueur qui perle sur mes cils. Mon coeur bat fort mais pas plus vite qu’à chacun de mes levers.
Tout va bien ! Respire !
J’attrape mon téléphone placé à gauche de ma lampe de chevet puis annule rapidement le réveil avant que sa sonnerie stridente réglée à 7 h 00 ne retentisse et me vrille les tympans. Chose qui n’arrive absolument jamais grâce à mon horloge interne parfaitement fonctionnelle et précise.


7 h 00
Je repose le mobile au même emplacement après avoir réinitialisé le réveil pour la journée suivante puis me rallonge en grognant.
J’étire mes bras et mes jambes au maximum jusqu’à toucher le cadre en bois de mon lit. Avec soulagement, j’entends mes articulations craquer, mes muscles douloureux s’étendent et se dénouent. La terne lumière de cette mi-novembre éclaire sommairement ma petite chambre. Le soleil n’est pas encore tout à fait levé mais le paysage se dessine tout de même sous mes yeux, immuable. J’observe chaque détail familier dans l’ordre habituel : Les rideaux beiges qui encadrent la fenêtre entrouverte et ondulent paresseusement sous le courant d’air frais automnal, les montagnes Rocheuses qui se dressent fièrement à travers la vitre, la photo de mon ancienne vie, seuls décors de la chambre, la vieille commode en bois sombre et ses trois tiroirs verrouillés, l’ampoule jaunie par le temps. Mon pouls retrouve un rythme plus lent. Tout est à sa place, parfaitement agencé, organisé et dépourvu de quelconques fantaisies inutiles.
Comme chaque chose de mon existence…


7 h 10
Je m’assois sur mes draps tiédis par la chaleur de mon corps, encore humides de mon sommeil agité, puis fais craquer ma nuque trois fois ; pas une de plus. Je ramène mes pieds, ferme les yeux et respire profondément en comptant les secondes ; quatre secondes d’inspiration, sept de retenue et enfin huit d’expiration. Je visualise simultanément le chemin de l’air depuis mes narines jusqu’à chacune de mes alvéoles, en gonflant ma cage thoracique à fond. Petit exercice journalier que je nomme 4/7/8. Je le réitère à dix reprises et, à chacune d’elles, les tentacules nocifs de mes cauchemars se rétractent doucement. Ils reviendront ce soir, comme toujours, mais au moins ils me foutront un minimum la paix dans les heures à venir. À présent, mon coeur a retrouvé une allure normale et je peux passer à l’étape suivante de mon rituel matinal. Tout doit être exécuté dans l’ordre, sans imprévu, sans réflexion.
Comme chaque chose de mon existence…


7 h 15
Je pousse mes couvertures et les pose soigneusement au bout du matelas en les lissant de la paume. Je bascule ensuite mes jambes et glisse mes pieds dans les chaussons qui se trouvent à la place précise qui leur est dévolue.
J’effectue quatre pas jusqu’à la fenêtre que j’ouvre en grand puis prends une minute pour analyser la météo et déterminer ma tenue. Les nuages se bousculent dans le ciel mais ils sont hauts ; il ne pleuvra pas. La température est fraîche, le vent faible. Les dernières feuilles orangées qui s’accrochent encore aux branches frémissent à peine. Un maillot à manches longues suffira.
Je pivote, les sourcils froncés. Mon coeur accélère.
Quelque chose cloche !
Je hume un peu plus fort et ne peux que constater l’absence d’effluves de café.
Non, ça ne va pas !
S’il manque un seul détail, je ne serai pas capable d’affronter la réalité. J’ai besoin de cette foutue odeur. Figé dos à la fenêtre, les yeux écarquillés, le souffle coupé et les poings tellement crispés que mes ongles entament ma paume, je suis totalement conscient du ridicule de la situation.
Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Si on me l’avait enlevée durant la nuit ?
Moi, Jeremy Lancaster, force de la nature de bientôt trente-trois ans, suis incapable de bouger à cause d’un stupide café ; ou plutôt à cause de son absence.
– T’inquièèèèète ! Ça arrive, claironne la voix cristalline que je chéris la plus au monde.
Ma respiration reprend soudainement et redonne à mon corps l’oxygène dont il commençait sérieusement à manquer. On a frôlé la catastrophe ! À quelques secondes près, je perdais pied. Chose que je ne peux pas me permettre, plus depuis qu’elle est revenue auprès de moi.
Meline…
Je relâche avec précaution chaque muscle de mon corps tendu puis jette un oeil à la montre que je porte à mon poignet.
Je suis dans les temps, tout va bien

7 h 20
Un, deux, trois… vingt pas jusqu’à la salle de bains. Encore deux pour rejoindre les toilettes et me soulager. En grognant, je constate encore une fois que je ne maîtrise pas tout et que ça ne sera jamais le cas. Cette fichue érection matinale, je m’en passerais bien. Il paraît que c’est naturel et que tous les hommes de cette planète subissent ça. Mon coeur et mon cerveau ont bien enregistré que j’ai renoncé à tout échange physique mais apparemment pas ma queue. Je pisse tant bien que mal, retire mon caleçon et le jette dans le panier de linge sale. Deux pas jusqu’à la baignoire. Je remets en place un coin du tapis de sol qui a eu la mauvaise idée de se replier. Je connais la fautive ! Meline sait pourtant très bien que je ne supporte pas ce genre de choses.
T’es complètement cinglé et ça ne s’améliore pas…
J’en suis conscient mais je dois vivre avec et l’ai accepté depuis longtemps.
L’odeur de café vient enfin chatouiller mes narines. Je renifle avec délice et me détends encore un peu plus. Je vérifie l’alignement des gels douche et shampoings puis ouvre le robinet. L’eau brûlante finit de nettoyer les restes de mes terreurs nocturnes et, tandis que le jet glisse sur mon corps, je frotte avec minutie chaque parcelle de peau qui me compose. Geste nécessaire pour éliminer les dernières images qui hantent mes nuits.


7 h 35
Une serviette immaculée enroulée autour des hanches, je m’autorise enfin à m’installer face au petit miroir. Je ne supporte pas de me voir. C’est simple, quand j’aperçois ma tronche, j’ai juste envie de gerber. Mais je m’oblige quand même à m’assurer pendant quelques secondes que tout est en ordre ; cheveux, barbe, sourcils.
Avec une grimace, je mets rapidement en place mes mèches brunes, vérifie qu’aucun poil ne dépasse puis me décale pour ne plus me voir. Je range ensuite soigneusement ma serviette sur la patère de la porte, à côté de celle de Meline, puis vérifie que tout est bien à sa place. Je termine en essuyant méticuleusement chaque goutte d’eau et souffle avec satisfaction.
Tout va bien, ce sera une bonne journée.
Enfin… aussi bonne que possible ; acceptable… supportable… seraient des termes plus appropriés.


7 h 45
Je finis de boutonner mon jean du vendredi puis lisse mon maillot. Après avoir fait mon lit avec soin, méticuleusement inspecté le rangement de mes vêtements et vérifié que ma commode soit verrouillée, je me dirige vers le couloir, ferme chacune des portes puis descends les dix-huit marches du vieil escalier en chêne. Ma paume glisse sur la rampe impeccablement lustrée et ce petit geste finit de me rassurer.


7 h 58
J’observe avec attention la grande pièce de vie pour m’assurer que tout est normal puis vérifie que le feu brûle dans la cheminée de la verrière. Quand je reviens, mes pieds se posent un instant sur le tapis duveteux de la table basse ; parfaitement propre et à plat, sans aucune trace de poussière.
Meline m’attend, assise à sa place habituelle, un grand sourire gravé sur son visage enfantin.
Parfait…


8 h 00
Je m’assois sur le haut tabouret face à mon trésor aux nattes orangées et savoure quelques instants la douceur de son regard vert pétillant, ses joues encore rondes d’enfant, ses petits doigts qui jouent avec sa cuillère.
Elle lui ressemble tant… Et de plus en plus à chaque jour qui passe.
C’est à la fois insupportable et vital. Ce mélange d’émotions contradictoires me traverse dès que je me retrouve face à elle et menace souvent de me faire basculer. Mais curieusement, il me permet aussi de puiser les dernières forces nécessaires pour affronter l’extérieur. Meline est mon indispensable, le fil fragile qui maintient l’once d’humanité qui habite encore mon coeur meurtri et desséché.
– Je peux ? s’enquiert-elle avec impatience.
Je hoche la tête tout en attrapant la tasse de café qu’elle a soigneusement disposée à ma place avec une cuillère. Tandis qu’elle avale ses céréales et son jus de fruits, je sirote ma boisson amère ; pile comme je l’aime, forte avec une pointe de miel d’acacias. Elle me connaît et s’accommode parfaitement de mes travers. Si j’en étais capable, je lui offrirais un sourire chaleureux en la prenant dans mes bras. Mais ce n’est pas le cas et, bien qu’elle le cache, je sais qu’elle souffre de cette distance physique et de ma froideur. J’ai énormément de mal à donner des signes d’affection depuis le drame. Peut-être que ça s’améliorera. En tout cas, je l’espère de tout mon coeur.
Un jour…


8 h 20
Nous sommes sur le pas de la porte de la maison, pile dans les temps. Je replace sa frange, ferme le dernier bouton de sa doudoune d’hiver puis resserre une sangle de son cartable pour mieux l’équilibrer. Je hais l’école de forcer mon bébé à porter sur son dos des kilos de savoir. Mais bon… si je veux conserver sa garde, je dois l’accepter.
Après mon inspection, nous nous redressons face à face pour notre rituel d’avant départ. Elle est le feu, je suis la glace ; opposés mais complémentaires. Elle appuie son index et son majeur sur sa petite bouche rosée puis me souffle un baiser. Je fais de même et elle fait mine de l’attraper et de le poser sur sa joue.
– Je t’aime, papa.
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Sans attendre, elle me fait un dernier sourire ravi puis s’élance à l’extérieur. L’air froid mêlé à l’humidité des montagnes me frappe de plein fouet. Sans que je ne puisse rien y faire, mes tripes se serrent douloureusement. En m’efforçant de réguler mon rythme cardiaque, je l’observe sautiller jusqu’au bout de notre allée, perdue au milieu des arbres. Le moteur du car scolaire ronronne déjà au loin. Je ne referme pas le battant tant que je ne suis pas sûr qu’elle soit bien installée sur son habituel siège juste derrière le conducteur et que le véhicule jaune soit reparti.
J’ai peur, j’aurai toujours peur.

3

Annaelizy’AH


 

Je n’ai pas connu l’obscurité depuis… eh bien… jamais. Du moins, pas de ce que je me rappelle. Je sais qu’il y a bien longtemps j’ai été incarnée mais les souvenirs deviennent presque inexistants quand on passe d’un monde à l’autre.
Cette obscurité m’est insupportable…
Et là, tout de suite, je ne suis entourée que de noir. Je ne discerne plus rien. Je comprends que mon effroyable chute a enfin cessé et que mes vertiges ont disparu. Mais j’ignore où je suis et je crois que bientôt je ne saurai même plus qui je suis. Mon esprit vacille et j’use de toute ma volonté pour conserver ma mémoire.
Annaelizy’AH. Tu es Annaelizy’AH.
Je me répète en boucle mon nom, en espérant ainsi ne pas tout perdre dans le nuage qui m’entoure peu à peu. Tout est ma faute. J’aime les humains et je n’arrive pas à contenir cette force qui me pousse à les étudier, les observer et même… à tenter de les aider.
Oui, tu n’as pas été maline, cette fois encore, cette curiosité te perdra…
Certains d’entre eux me touchent profondément. Si fragiles et égarés, obligés d’affronter ces existences difficiles imposées pour durcir les âmes.
Parfois quand je regarde vivre les humains à la dérobée sur la télévision de la salle interdite, je me surprends à avoir envie de ressentir ces particularités qui nous manquent ; le toucher, le goût et l’odorat. Ces sens nous font défaut car ils nous sont inutiles à Célestaos. La nourriture n’est pas indispensable pour assurer notre survie ; immortels, nous ne possédons aucun véritable corps matériel. Nous sommes des formes d’énergie pure et ne nous reproduisons pas comme les vivants. Ces trois capacités sont considérées comme rudimentaires par mes compatriotes et sans intérêt mais, moi, j’ai parfois le désir de les connaître ; ou de les reconnaître.
Ton voeu va être exaucé…
Mon essence se comprime, prisonnière involontaire d’un phénomène inconnu. Mon univers semble diminuer, un peu comme si des murs m’enserraient petit à petit. Je tente vainement de remuer mais des tentacules m’étouffent en s’enroulant autour de moi. Je ne vois toujours rien, j’ai l’impression qu’on fait pression sur chaque parcelle de mon être.
Soudain, des images en flashs apparaissent dans mon esprit. Je discerne des yeux aux iris noirs en face de moi puis des barreaux. On me tire, me pousse et une voix me hurle des choses mais je ne comprends rien.
Fuis, fuis, je t’en prie !
Un battement irrégulier se met à frapper à l’intérieur de moi et m’extirpe de ces visions sans queue ni tête. D’abord faible puis de plus en plus fort, il provoque des étincelles étranges, comme si une vague d’énergie se déversait jusqu’à chacune de mes extrémités.
Et soudain, je me souviens : la douleur.
Je pousse un cri silencieux qui se perd dans l’obscurité tandis que je redécouvre ce trait humain oublié ; cette chose qui accompagne chaque vivant dans son quotidien, le menaçant et refrénant ses envies et ses actions.
J’ai mal.
Ça y est, mon voyage se termine, je suis de retour sur cette planète faite de matière et d’apesanteur. Des flashs éclatent de partout et je sens une surface dure sous moi.
Sentir ?
Je me rappelle ! Le froid, le chaud, le mouillé, le rugueux, le doux et toutes ces autres choses que l’on peut ressentir sur l’ensemble de ce corps recouvert de nerfs ultrasensibles. Tout cela, je l’ai lu dans les livres de la bibliothèque, interdite, elle aussi…
Ce que je touche sous mes doigts hésitants à l’instant précis n’est pas agréable. C’est glacial. Un froid mordant m’envahit et contracte violemment mes muscles.
Mes poumons jusqu’ici inactifs me rappellent à l’ordre et se mettent automatiquement à fonctionner, apportant à mon sang sa quantité vitale d’oxygène. Un long râle sort de ma gorge crispée tandis que mes organes se réveillent.
Je souffre et des billes d’eau se forment aux coins de mes yeux et coulent en ruisseaux brûlants sur mes joues.
Et cette lourdeur insupportable !
J’avais oublié la notion de poids due à la forme de cette planète. C’est pour ça que je suis comme figée. L’apesanteur naturelle m’est étrangère depuis longtemps mais être enfermée dans une enveloppe charnelle également. Je soulève mes paupières avec difficulté et les referme précipitamment. Une grosse goutte de pluie vient de s’écraser sur ma rétine et m’arrache un grognement.
Où suis-je ?
Je palpe ce corps qui est dorénavant le mien : de chair et de sang, fragile et éphémère. Ma peau est douce et fraîche. Mes doigts glissent sur mon ventre creux, mon bassin aux os saillants puis remontent sur une poitrine aux formes généreuses. Je suis une femme à n’en point douter. Micha’EL m’a au moins épargné la masculinité. À Célestaos, même si le sexe n’existe pas, nous nous définissons tout de même par un genre indiqué à la fin de notre nom ; AH pour les femmes, EL pour les hommes. Selon nos différentes réincarnations sur terre, nous avons expérimenté les deux formes mais préférons forcément l’une des deux.
Des hanches étroites, des cuisses fines et lisses et une chevelure très longue. Bien. À présent, je vais devoir m’habituer à tous ces changements brutaux.
Je prends entre mes doigts mon médaillon puis formule une prière silencieuse, un pardon, un espoir ultime de rédemption, de retour en arrière.
Mon épiderme se couvre de chair de poule et mes poils se hérissent. Le froid maltraite mon corps fragile. Je ne peux pas rester là. Mais je ne sais même pas ce qu’est ce là… Je me raccroche à mes souvenirs qui risquent de fuir un par un et me laissent un goût amer dans la bouche. Le goût ! Je retrouve peu à peu toutes ces sensations et c’est violent.
Je fais un second essai et ouvre les yeux avec précaution. Je discerne des formes sombres autour de moi, j’entends le vent et de multiples gouttes de pluie s’écrasent un peu partout maintenant. Le jour se lève à peine, je suis faible et perdue. Ma gorge se serre davantage et mon ventre se tord. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive mais, ajouté à ma douleur, c’est très désagréable.
Et là, je me souviens : la peur !
Cette sensation qui pousse les vivants dans leurs retranchements et les force à utiliser leurs plus bas instincts pour survivre. La peur de mourir, de souffrir, de vieillir…
Dans un effort désespéré, je réussis à ramener mes jambes et à me soulever sur mes coudes. En plissant les paupières, j’arrive à déterminer où j’ai atterri et ça ne manque pas d’un certain sens de l’humour. Quoi de mieux qu’un lieu de morts pour faire revenir à la vie un Ange en exil ? Ils m’ont envoyée dans un cimetière ; plus précisément sur une tombe. Paupières plissées, je lis alors avec difficulté :
Anna Mary Wendell, épouse Monjure, née en 1948, décédée en 2010.
La matière froide et lisse sous moi n’est autre que le marbre de sa dernière demeure. J’ai écrasé avec mon derrière quelques vieilles roses artificielles.
Désolée, Anna…
Ma vue s’améliore nettement et me permet de discerner une lumière un peu plus loin derrière les murs du cimetière. L’air glacial glisse sur ma peau nue et me rappelle à nouveau à l’ordre. Je dois couvrir cet organisme fragile ou sinon ça finira mal. J’ai besoin de ce corps de chair pendant une année entière, je vais éviter de l’abîmer dès le premier jour.
Doucement, je remue mes orteils, mes doigts, puis étire précautionneusement ma nuque, mes bras et mes jambes. Tout semble fonctionnel. Au début, le sang qui circule timidement dans mes veines me donne envie de hurler puis peu à peu la douleur se transforme en désagréables fourmillements qui finissent par disparaître.
Avance ! Tu dois fuir !
Encore une fois, cette voix me crie des ordres incompréhensibles. Encore une fois, l’image d’une paire d’iris noirs terrorisés s’impose avec une telle violence que je frappe ma tête à deux mains pour la faire cesser.
Quand les flashs s’arrêtent enfin, je pose avec précaution mes pieds au sol et me relève en battant des bras. Des piques de souffrance s’éveillent un peu partout dans mon corps mais je suppose que c’est normal.
Je fais un pas puis deux en direction de ce que je suppose être la sortie. Je me sens si attirée par le sol… Lutter pour se maintenir ainsi en équilibre est une véritable épreuve ! Le haut portail métallique se rapproche beaucoup trop lentement à mon goût. Mes jambes flageolent, mon souffle se saccade, mes orteils se crispent sous l’assaut des cailloux qui les blessent, mes articulations craquent, mon corps entier est tendu pour lutter contre le froid qui l’engourdit.
Mon nom est… mon nom est… merde. Annaelizy’AH ! Annaelizy’AH !
Deux gros containers jouxtent l’entrée du cimetière. Un peu moins maladroite dans mes gestes, je les ouvre et inspecte l’intérieur. Une odeur indéfinissable agresse mon nez et contracte mon abdomen.
Immonde !
Je finis par dénicher une paire de bottes en plastique et une vieille cotte de jardinier doublée de polaire à peu près sèche. Elles sentent mauvais mais ça sera toujours mieux que de mourir d’hypothermie. J’enfile le tout et constate avec dépit que la fermeture du vêtement ne remonte qu’à moitié. Tant pis, de toute manière, je trouverai bientôt une bonne âme qui volera à mon secours. J’en suis persuadée.
Un peu moins frigorifiée, c’est d’un pas plus sûr que je m’engage dans l’allée totalement vide. Ignorant ma peur et ma souffrance, je me concentre sur mon objectif ; rejoindre la lumière que je vois au loin.
Tout est toujours une question de Lumière… Tout ira bien, j’en suis persuadée.

4

Jeremy

 


Le jour s’installe doucement et la lumière pâle illumine peu à peu la forêt environnante. Les poings sur les hanches, j’inspire profondément en détaillant ce domaine que j’aime tant, que NOUS aimions tant ; vaste propriété perdue dans les montagnes du Wyoming au Montana, composée surtout de centaines d’hectares de bois, à laquelle je tiens presque autant qu’à Meline.
Ma vie se résume à ces deux points essentiels : ma fille et mon affaire.
Je me suis définitivement détourné du gros business lorsque le drame m’a fauché au sommet de ma gloire. Je l’ai perdue ELLE, Louise… la maman de Meline et, par la même occasion, mon goût pour l’argent, mon ambition et mon envie de briller face au monde. À présent, je me contente d’affronter chaque nouvelle journée de cette réalité que je hais autant que ma personne. Je me suis lancé à corps perdu dans cette exploitation forestière quand on m’a retiré ma fille après une période d’égarement. J’ai dû prouver que j’étais capable de l’élever correctement et faire bonne figure.
À présent, je dois subir les visites régulières d’une femme des services de l’enfance qui vient juger mes aptitudes à être père et supporter les divers compromis auxquels j’ai dû dire oui pour la récupérer. Ils ne me foutront jamais la paix… j’ai trop déconné…
À mort ! T’as dépassé les limites…
Fort heureusement, j’ai une petite fille en or, tellement plus intelligente et mature que son papa. Elle gère bien mieux la situation que moi et se révèle un peu plus extraordinaire chaque jour. Forte, joyeuse, réfléchie mais aussi têtue comme une bourrique, elle est ma bulle, mon oxygène, la seule raison qui me pousse à demeurer en vie. Elle est mon pilier, je crains de lui nuire et qu’elle passe à côté de ses années d’innocence. Je vais devoir m’améliorer encore mais, pour le moment, un pas après l’autre.
Elle n’a que neuf ans… mon trésor…
Suite à mon rituel matinal, je suis capable de mener ma journée à peu près correctement et, si aucun emmerdeur ne se met en travers de mon chemin, tout se déroulera bien, à la limite du normal. Mes troubles du comportement se sont développés après le décès de Louise et me pourrissent la vie mais, quand j’essaye de lutter contre eux, ma raison se fait la malle. Alors, je me suis résigné, et bien que j’aie honte d’être soumis à ces rituels, ils me sont nécessaires ; surtout ceux du matin.
Les sourcils froncés, je remonte la fermeture de mon gros blouson de cuir, lisse mon cache-cou puis enfile mon casque. D’un geste, je lance le moteur de ma Ducati puis savoure quelques instants le ronronnement grave et unique de l’Italienne. Après avoir passé mes gants, je l’enfourche avec assurance puis m’élance sur le chemin de gravier en prenant garde à ne pas déraper.
Le froid m’enveloppe immédiatement mais je ne délaisserais pour rien au monde cette belle mécanique, peu importe la météo. C’est totalement en contradiction avec mes troubles mentaux qui m’obligent à une maniaquerie maladive ainsi qu’à une existence sans imprévu mais j’ai besoin de sensations fortes pour me sentir vivant et ne pas perdre pied. C’est vital.
Et c’est ce qui t’a paumé à une période… Et tu déconnes encore.
Dès que mes pneus touchent le bitume, je lâche les chevaux de ma bécane et m’enivre de la sensation grisante de vitesse. Les routes montagneuses sont tortueuses et dangereuses mais je les connais par coeur, elles sont toujours désertes à cette heure matinale.
J’enchaîne les virages serrés en savourant la liberté qui s’empare de moi. Quand je suis lancé à fond, que le moteur vrombit et vibre entre mes cuisses, c’est le seul moment où je ne suis pas bloqué par mes peurs, mes besoins bizarres de tout compter, analyser, étudier, et mes habitudes oppressantes. Je redeviens l’homme que j’étais avant : un fonceur qui croque la vie à pleines dents.
Que c’est jouissif, putain !
Je dois rencontrer un éventuel futur gros client qui me permettra d’entrer une belle somme d’argent et de stabiliser la comptabilité de mon exploitation. Je m’interdis d’utiliser notre fortune, à Louise et moi, amassée avant le drame… C’est inconcevable de toucher à cet argent ; trop douloureux. C’était pour notre rêve commun et non en profiter sans elle.
Sortir pour croiser des humains ne m’enchante guère mais je m’oblige à tout faire pour ne plus qu’on m’enlève Meline. C’est juste un mauvais moment à passer et j’ai réappris à porter un masque qui dissimule mes travers. Du moins… un minimum.
La blague ! Personne n’est dupe !
En dépit de mes efforts pour me fondre dans la masse, les gens des alentours me trouvent étrange et me fuient comme la peste. Ils n’ont aucune envie de côtoyer l’espèce de bûcheron cinglé qui vit au fond des bois. Du haut de mon un mètre quatre-vingt-douze et de mes plus de cent kilos de muscle, j’impressionne tout le monde et ça me va tout à fait. Je ne cherche pas tant que ça à améliorer ma réputation et n’ai aucune envie de me faire des amis. J’ai même laissé pousser ma barbe, et bien que je la taille soigneusement, elle me donne un air patibulaire et éloigne davantage les gens. Ils sont tous au courant du cauchemar que nous avons vécu, l’affaire a fait les gros titres, mais, comme pour tout événement, même les plus tragiques, le temps file et l’humain oublie. L’indulgence et la pitié passées, il ne reste plus que les regards noirs emplis de jugement ou, au mieux, d’indifférence.
Tu me manques, Louise… Si tu savais à quel point !
Je grogne et tourne davantage la commande d’accélération. Le puissant moteur réagit immédiatement et, tandis que je fends l’air à une vitesse bien trop élevée, des picotements traversent mes tripes puis envahissent mon corps entier. La voilà ma montée d’adrénaline, et même si je sais pertinemment que je me mets en danger, un grand sourire s’étend sur mon visage. Peu importent les risques, dans ces moments, je me sens revivre et laisse mes démons loin derrière moi quelques instants. Le vent siffle sur mon casque, la chaleur de la mécanique me réchauffe, je suis bientôt arrivé au lieu de mon rendez-vous, je me sens mieux ; apaisé.
Alors que je me penche pour amorcer un énième virage serré, je retiens un hoquet de surprise. Une silhouette apparaît un peu plus loin sur la route et me force à me redresser en urgence.
Il n’y a jamais personne sur cette putain de route, encore moins de piéton isolé !
Ma bécane se met à trembler sous mon brusque changement de direction. Je lâche un juron en sentant le guidon commencer à vibrer et me vois déjà en vrac au fond du fossé.
Connard de merde ! Si je me relève, je t’explose !
Mes entrailles se serrent, tandis que je m’évertue à contrôler mon freinage, je mords le bas-côté et comprends que je vais me casser la gueule. Ma roue arrière se couche et je glisse alors dans l’herbe humide. Fort heureusement, j’ai réussi à bien réduire mon allure, mon effroyable course s’arrête avant que je ne finisse contre un arbre.
Ma jambe droite est coincée sous l’engin et une douleur lancinante tape dans mon mollet. Je coupe le moteur puis, en concentrant toutes mes forces, réussis à soulever assez la Ducati pour me sortir de là. Apparemment, je n’ai pas trop de bobos ; une chance incroyable !
Et s’il t’arrivait quelque chose, qu’adviendrait-il de Meline ?
J’ignore cette pensée insupportable et jette un oeil à ma blessure après avoir enlevé mon casque. Mon pantalon est un peu déchiré mais rien de cassé. Ma moto ne semble pas trop amochée non plus, cependant, une fureur incontrôlable me crispe la gorge.
– Bordel de nom de Dieu ! hurlé-je en pivotant pour faire face à la personne responsable de ma chute. C’est quoi votre problème pour marcher au milieu de la route ? Je vous jure que vous allez me le payer…
Les poings serrés, je m’interromps brusquement, incapable de continuer sur ma lancée. Celle qui se tient devant moi vient de me retirer la capacité à m’exprimer. De longs cheveux bruns, de grands yeux noirs aux cils recourbés, une bouche rosée et délicatement ourlée, un teint diaphane comme je n’en ai jamais vu, des jambes interminables, un corps menu dissimulé dans une vieille cotte de jardinier, des bottes de pluie immenses et un… putain de décolleté !
C’est quoi, cette tenue ?
Je déglutis péniblement et me force à regarder l’apparition dans les yeux.
Cette nana est une extraterrestre, je ne vois que ça !
Nous nous observons de longues secondes dans un silence religieux. Il émane d’elle aucune peur, aucun stress. Un petit sourire se dessine même sur son visage et une mignonne fossette apparaît au creux de sa joue ; la même que Louise… La flamme de ma colère diminue jusqu’à s’éteindre complètement. Ce détail me ramène immédiatement à la réalité et soudain le ridicule de la situation me saute aux yeux.
Jeremy Lancaster, se laisser perturber par une femme ? Jamais !
Je détache mon regard de ses incroyables iris puis désigne ma bécane de l’index en grondant avec rage :
– Vous allez avoir de gros soucis, ma jolie !